Commentaires de Loïc Barbedette, sociologue, sur le numéro 50 de Grain de sel consacré aux leaders paysans
J’ai eu l’occasion d’échanger avec l’équipe d’Inter- réseaux pendant la préparation du numéro spécial de Grain de sel sur les leaders paysans, et je souhaiterais apporter quelques commentaires pour enrichir la réflexion.
« Leader » ou « responsable » ? Un premier point concerne le terme de « leader ». Un « responsable » n’est pas automatiquement un « leader » : sous ce même mot (qui a d’ailleurs été « importé »), on parle de choses différentes et souvent contradictoires. Ainsi, il est très paradoxal que l’on puisse utiliser le terme de « leader paysan » à propos de personnes « qui n’ont jamais eu d’exploitation », donc de non paysans, ou de « leaders fabriqués », donc de non leaders : on utilise le même terme pour qualifier des situations, des positions et des stratégies sociales différentes. Ainsi, tout en croyant parler de la même chose, on ne sait plus de quoi l’on parle. Cette confusion indique qu’avec la notion de leader paysan, on est dans le domaine de l’idéologie où toutes les manipulations sont possibles.
On retrouve cette ambiguïté lorsqu’on parle des « leaders intellectuels » qui « risquent de ne pas être reconnus au niveau de leur base » : si tel est le cas, de quoi parle-t-on ? Ce n’est sans doute plus de paysans, mais plutôt d’intellectuels. Les articles sur la « représentativité, légitimité et crédibilité des leaders paysans » et sur les « rapports entre élus et salariés » sont ici éclairants.
Être capable de représenter ne veut pas dire être légitime pour le faire. À propos de la représentativité, les deux points de vue qui se confrontent ne renvoient pas aux mêmes aspects. Certains parlent en fait de la capacité à négocier au nom des paysans (et à représenter leurs intérêts sur la scène extérieure), et on comprend à travers l’interview d’un salarié que le permanent (le plus souvent salarié) de l’organisation est beaucoup mieux informé pour le faire que le militant élu ; c’est la même idée exprimée à propos des pêcheurs sri-lankais. Il y a là un véritable problème pour l’animation du mouvement paysan, et E. Atangana explique de façon intéressante comment son association tente de développer les capacités de ses membres à comprendre les enjeux d’une négociation. Par contre G. Korotomou (ou F. Boly) parle non pas de la capacité, mais de la légitimité à représenter les paysans, ce qui renvoie cette fois à leur mode de vie, à leur mode de désignation et à leur rapport avec leur base : de ce point de vue, l’article sur les liens entre le leader et sa base est beaucoup plus éloquent sur le thème de la représentativité.
Dans le premier cas, on parle de compétence technique, dans le second de position sociale : c’est le fond de la question du rapport entre « élus » et « salariés ». Les problèmes commencent à se poser lorsqu’un technicien sort de son rôle et se fait passer pour un leader paysan (ou qu’on le considère comme un leader paysan). La tentation est souvent forte, du fait justement de la permanence des techniciens. On peut regretter un certain déséquilibre entre l’expression des salariés et celle des élus dans l’article sur ce thème, mais peut-être reflète-t-elle une réalité ?
Le leader paysan : un « homme de type nouveau ». Je souhaiterais également partager quelques idées pour faire avancer la réflexion. Il est d’abord important de souligner que les fonctions d’organisation et de direction de la société et de ses différentes composantes ont toujours existé dans le cadre des chefferies traditionnelles, et que l’on a vu régulièrement émerger des figures de leaders charismatiques qui ont porté des visions et entraîné des changements. Certains ont mis en place de nouveaux systèmes sociaux. Ces leaders traditionnels existent toujours et les leaders paysans cohabitent et négocient avec eux. C’est un volet important de la condition du leader paysan qui n’est pas abordé dans ce numéro, pourtant il explique beaucoup de comportements de ces leaders.
Les leaders populaires qui nous intéressent ici (il ne s’agit en effet pas seulement des leaders paysans, mais également de leaders d’organisations urbaines ; des leaders ouvriers ont également été très actifs avant les Indépendances — ensuite le mouvement ouvrier a été neutralisé) sont des figures sociales modernes, de nouveaux types de leaders sociaux. Personnellement je les ai rencontrés pour la première fois au début des années 70 dans des quartiers populaires de grandes villes africaines où ils créaient des organisations de survie. À la différence des leaders traditionnels, leur leadership ne s’appuyait pas sur une base familiale, ethnique ou religieuse, et ils inventaient des formes d’organisation et d’action sociale inédites — hybrides —, calquées à la fois sur des modèles modernes (les « présidents », « secrétaires », « trésoriers » ne sont pas des rôles traditionnels) et traditionnels (certaines normes et valeurs) ; ils avaient certains traits communs avec les leaders paysans que j’ai connu par la suite et qui ont également un profil différent de celui des leaders traditionnels ou des leaders politiques ruraux (bien que parfois on puisse rencontrer des leaders à cheval sur ces différents univers). L’apparition de ces « nouveaux leaders » correspond, selon mon analyse, à l’émergence très contemporaine de nouvelles formes d’organisations sociales, notamment les divers types d’associations paysannes et d’organisations de producteurs, mais plus globalement toutes ces organisations qui ne sont ni traditionnelles, ni étatiques et que l’on range depuis une vingtaine d’années dans la « société civile ». « L’invention sociale » de ces organisations s’est imposée pour pallier aux insuffisances des autres dans un contexte de profondes transformations économiques et sociopolitiques. Le « leader paysan » est ainsi un « homme d’un type nouveau » : ceci contribue (mais seulement en partie) à expliquer que l’on ait du mal à le cerner.
La responsabilité des projets et bailleurs dans le leadership des OP. L’autre élément qui brouille les représentations du leader paysan, ce sont justement ces ambiguïtés précédemment relevées. Et l’on ne peut pas faire l’économie d’analyser la part de responsabilité des pratiques et institutions du monde du développement (notamment les bailleurs), dans l’entretien de cette ambiguïté. On dénonce l’opportunisme de paysans qui ont créé des OP pour occuper les vides laissés par le désengagement de l’État, mais il faut rappeler qu’en amont, les politiques d’ajustements structurels ont créé ces vides : ceci ne relève pas de la responsabilité des paysans. En fait, les organisations de développement ont besoin d’interlocuteurs ou de relais dans le monde paysan, et quand ils ne les trouvent pas, ils suscitent leur désignation, les instruisent sur le rôle qu’elles attendent d’eux, leur fournissent des outils « ad hoc » (de ce point de vue, elles trouveront des interlocuteurs scolarisés plus réceptifs chez les « techniciens » des OP), et les appellent « leaders paysans ». C’est de cette façon que l’aide au développement a « fabriqué des faux leaders paysans ». S’enchaînent avec cela les effets pervers de la « rente de l’aide ».
Il est intéressant à ce propos de relever le témoignage de T. Y. Amatoenyenou [[« Lorsque vous n’êtes pas représentatif, il y a deux possibilités : soit le pouvoir vous soutient en disant qu’il vous reconnaît, mais cela vous délégitime encore plus vis-à-vis de votre base, parce que vous traitez avec les pouvoirs politiques alors qu’eux-mêmes ne se reconnaissent pas en vous. La stratégie du pouvoir politique, c’est alors de diviser pour mieux régner ! Soit le pouvoir politique dit « moi je ne vous reconnais pas, retournez faire vos élections, pour désigner un vrai leader ». Cela dessert aussi le mouvement paysan si le leader n’organise pas les élections, car il ne peut alors plus dialoguer avec l’État. »]] qui illustre la force de l’emprise des acteurs non paysans sur la qualification du leadership paysan ; il parle ici de l’État, mais pourrait tout aussi bien parler du « projet » ou de l’ONG. Cette tendance est forte et il est évident qu’elle affaiblit le mouvement paysan.
Insister sur la responsabilité du leader. Heureusement, vous avez aussi toute une série d’autres témoignages très intéressants qui illustrent l’autre orientation du leadership paysan, étroitement articulée avec la base paysanne. Derrière ceci se profile en fait la question de savoir à qui le leader paysan doit rendre des comptes, selon quels critères, et qui fixera ces critères. C’est la question, non explicitement soulevée, il me semble, dans ce numéro, mais qui mériterait d’être posée, de la responsabilité du leader paysan.
J’introduisais ces commentaires en écrivant qu’un « responsable » paysan n’est pas automatiquement un « leader » ; le leader est un meneur d’homme et ce qui définit le leadership, c’est l’aptitude à « façonner » (to shape) les orientations d’un groupe et à l’entraîner dans une certaine direction : ce n’est pas le cas de tous les « présidents » d’organisations paysannes, ce qui ne les empêche pas d’avoir d’autres qualités. Mais un leader paysan est aussi « responsable » : la question est de savoir de quoi et devant qui. Devant les paysans ? Devant les partenaires ou l’État ? Devant sa conscience ?
Il faut lire « Dieu n’est pas paysan » de Mamadou Cissokho. Ceci me conduit à une dernière remarque. Bien que j’ai compris que vous ayez fait le choix de ne pas interviewer les « ténors » du mouvement paysan, on comprend mal que ce numéro ne consacre pas un article au récent livre de Mamadou Cissokho (Dieu n’est pas paysan) ; c’est en effet non seulement un livre écrit par un leader paysan, mais ce dernier l’a écrit d’abord pour des leaders paysans. Cissokho est reconnu comme véritable leader du mouvement paysan parce qu’il a un profil qui récapitule un très grand nombre de traits que l’on retrouve partiellement chez les uns ou les autres, mais rarement réunis. Il a une vision et des convictions fermes, il a des valeurs fortes qu’il défend et auxquelles il est fidèle. Il a une très grande connaissance de la plupart des sociétés d’Afrique de l’Ouest (dont il entend les langues). Il a une grande capacité d’écoute et d’entraînement (il sait parler aux paysans). C’est un porteparole qui sait se faire entendre par les décideurs. Dans sa vie, il a promu plusieurs organisations aux différents niveaux (et a toujours eu le souci de former ses successeurs et de « passer la main »). Il est fortement engagé et a conduit de nombreux combats paysans qui ont permis des avancées remarquables du mouvement paysan africain. C’est enfin un stratège qui a su s’informer sur les grandes évolutions du monde et se constituer un réseau d’alliances pour se battre. Comme tous les leaders que je connais, il a un itinéraire de vie très singulier qui lui a permis de sans cesse apprendre, et cet ouvrage reconstitue les étapes de cet itinéraire qu’il a bien voulu livrer. Les leaders paysans savent lire entre les lignes pour deviner les autres.
Le titre peu banal qu’il a choisi pour ce livre s’adresse aux paysans africains et à leurs leaders et leur livre un message : « il n’y a pas de fatalité, et ce n’est pas Dieu qui résoudra les problèmes du paysan : vous êtes responsables de votre destin ; ne vous en remettez pas à d’autres, prenez vos responsabilités ».