La complémentarité entre les formes de gestions ex situ et in situ pour les plantes cultivées ne fait plus aujourd’hui débat mais l’analyse des savoirs et des pratiques mobilisés dans chacun de ces registres permet de repositionner chaque acteur et sa fonction dans la conservation de la biodiversité agricole.
À chacun sa conservation. Si nous nous plaçons sur les enjeux de la conservation de la bioversité à l’échelle mondiale et que nous considérons la question de l’intérêt de la biodiversité agricole pour l’alimentation et l’agriculture, alors il faut avoir en tête que près de 7 000 espèces de plantes sont consommées dans le monde. Mais, d’un autre côté, seulement 100 parmi elles ont aujourd’hui une importance alimentaire significative car elles apportent à elles-seules 90 % des calories [végétales] de notre alimentation. Plus inquiétant encore, 75 % des calories sont apportées par seulement 12 espèces cultivées, parmi lesquelles le blé, le maïs et le riz couvrent 60 % de nos besoins énergétiques.
Cette réduction de la diversité cultivée non seulement appauvrit notre régime alimentaire, mais aussi affaiblit notre agriculture. C’est pourquoi, depuis les années 60, différents projets ont vu le jour pour collecter ce patrimoine agricole et le conserver.
En agriculture, beaucoup de ressources phytogénétiques sont le résultat d’une sélection et amélioration par les agriculteurs depuis les origines de l’agriculture. De plus, la diversité in situ des plantes alimentaires est concentrée dans des régions particulières du monde, très souvent différentes des zones riches d’autres formes de biodiversité. Ces « centres de diversité » en agriculture restent largement situés dans les pays en développement où l’agriculture traditionnelle a permis de conserver une diversité de milieux exploités. Les systèmes de production traditionnels agricoles s’appuient encore sur une large diversité génétique maintenue par les pratiques locales de gestion de semences. Les semences paysannes fournissent les matières premières à la production agricole et sont un réservoir d’adaptabilité génétique pour faire face aux changements économiques et environnementaux.
Il nous apparaît donc essentiel de s’intéresser à l’approvisionnement en semences pour les différentes agricultures puisque c’est à partir de là que se construit la diversité des plantes cultivées grâce à la gestion et à la sélection des variétés locales. En se référant à la classification des plantes d’intérêt alimentaire de la FAO, le Mali est le deuxième pays au monde après le Burkina Faso à assurer l’essentiel de la satisfaction de ses besoins alimentaires avec le sorgho et le mil (FAO, 1996). Ces céréales occupent 75 % des superficies cultivées et les collections de variétés locales réalisées dans le passé ont permis de rassembler plus de 800 accessions* ou types différents. Malgré une agriculture vivante, intégrant au quotidien ses variétés locales, l’érosion variétale atteint jusqu’à 60 % des écotypes* dans le Sud du Mali sur les 20 dernières années et entraîne une perte irréversible de la diversité génétique. La mise en place de programmes de conservation de l’agrobiodiversité, qui considère toute l’ampleur de cette diversité cultivée, devient de plus en plus urgente.
Une première option, la conservation en dehors de son habitat naturel. Aujourd’hui, au travers de campagnes internationales de prospection, des millions de semences sont stockées dans des centaines de banques de gènes du monde entier, aux fins de conservation et d’utilisation. L’interdépendance des pays est particulièrement forte en ce qui concerne les ressources génétiques des plantes cultivées. Les systèmes de production alimentaire et agricole de tous les pays sont largement tributaires des ressources génétiques de plantes domestiquées dans une région du monde, puis développées dans d’autres pays et régions depuis des centaines ou des milliers d’années. Par conséquent, l’attribution de la propriété et les différentes manières de « partager les avantages » tirés de ces ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture sont fondamentalement différentes des méthodes qui pourraient s’appliquer à des espèces « sauvages ».
Depuis les années 60, de nombreuses missions de prospection et de collecte ont été organisées par des organismes internationaux (FAO, Icrisat, Orstom (actuel IRD), etc.) en collaboration avec les instituts nationaux de recherches agricoles des pays africains. Les écotypes des céréales africaines issus de ces collectes sont conservés dans les principaux centres de conservation des collections que sont l’Icrisat (Niger, Inde) pour le mil, le sorgho et, l’IRD (France) pour le fonio, le mil, et le sorgho. Malheureusement, la conservation des semences ex situ* (en chambres froides) pose des problèmes spécifiques pour la conservation des semences en dehors de leur milieu d’origine. Périodiquement, il faut les cultiver pour disposer de semences viables. Comme elles ne sont pas placées dans leurs écosystèmes naturels durant cette campagne de culture pour leur renouvellement, la co-évolution avec la microflore du sol ou avec les parasites locaux et l’adaptation qui devrait s’en suivre, sont absents.
D’autre part, lors de la prospection de l’Orstom en 1978, plus de 800 écotypes de sorghos ont été recensés au Mali. Une collection complète des accessions* issues de ces prospections a été répartie dans les 6 centres régionaux de la recherche agronomique du Mali. Le budget de l’État malien ne permet pas de maintenir cette collection sous forme d’une banque de gènes ex situ. En effet, dans les instituts nationaux de recherche, les structures de conservation sont souvent défectueuses et l’entretien des collections permet rarement de maintenir un taux satisfaisant de survie des semences. D’autre part, l’État n’a pas non plus les moyens de poursuivre leur inventaire. Pourtant, ces collections constituent la base pour l’amélioration des variétés dans le futur.
Légende: Diagnostic participatif des variétés de sorgho dans un village au Mali
Le maintien dans les systèmes cultivés par les paysans. La conservation in situ* de la biodiversité est celle que réalisent chaque jour les paysans. Ils sélectionnent chaque année les meilleures plantes de leurs parcelles pour produire les semences de l’année suivante. Pour cela, ils travaillent à partir des variétés héritées de leurs parents, de variétés traditionnelles de la zone, ou venant de zones voisines, des variétés certifiées achetées, à partir desquelles ils puisent le matériau pour les semences de demain et, dans lesquelles ils peuvent parfois intégrer, volontairement ou non, la variabilité génétique des parents sauvages des espèces qu’ils cultivent (manioc, sorgho, mil).
Pour de nombreuses raisons, ces champs paysans constituent donc une « mine d’or » pour la diversité génétique. Ainsi, la variabilité du germoplasme* n’est pas fixée comme dans le cas des variétés certifiées, ce qui permet une évolution constante et une adaptation permanente aux conditions du milieu. La sélection naturelle qui s’opère ainsi facilite l’adéquation des variétés au milieu dans lequel elles sont cultivées du fait de ce large potentiel génétique à la base. Cette diversité génétique est donc un facteur de stabilité de la production paysanne.
Les savoirs traditionnels des paysans permettent d’exploiter ce potentiel génétique en le valorisant sous tous ses aspects économique, social et culturel. La conservation de ce patrimoine agricole in situ passe ainsi par son insertion dans la vie et sa reconnaissance quotidienne que ce soit pour un usage alimentaire, cultuel, culturel, ou encore d’adaptation à des conditions climatiques et/ou de sols. C’est pourquoi la conservation in situ englobe le patrimoine tangible et intangible de la semence paysanne afin d’en faire une ressource génétique ayant un véritable sens pour les sociétés agraires. La gestion de cette biodiversité agricole, ou agrobiodiversité, se doit donc d’aller bien au delà d’une simple technique que l’on appliquerait à la conservation des variétés paysannes.
Conserver pour partager, ou les limites aux conservations actuelles. Si nous nous plaçons sur les enjeux de la conservation de la biodiversité à l’échelle nationale ou mondiale, il apparaît que chaque mode de conservation pris indépendamment a ses limites.
La disparition des variétés est importante dans un modèle de conservation in situ car il y a, à l’échelle de l’exploitation agricole, un renouvellement permanent des variétés cultivées et certaines espèces peuvent même en supplanter d’autres (exemple du remplacement du sorgho par le maïs dans le Sud du Mali). Les échanges de variétés traditionnelles entre paysans ou, l’introduction de variétés améliorées, conduit nécessairement à des changements. À l’opposé, la conservation en banques de semences (ex situ) permet de conserver ce qui a pu être collecté pour éviter sa perte définitive lors de sa disparition au champ. Les accessions de la banque de semences, qui représentent la diversité des variétés existantes répertoriées, sont donc moins vulnérables aux catastrophes naturelles, économiques ou climatiques.
De plus, la conservation in situ est dynamique c’est à dire que la variété d’aujourd’hui, même si elle porte le même nom que celle de mon grandpère, a été modifiée au cours du temps par les processus de sélection naturelle et du paysan : « je conserve donc une variété en constante évolution qui s’adapte aux changements mais qui n’est plus la même que celle dont j’ai héritée de mes parents. » C’est ce qui la différencie de la variété stockée dans la banque de semences qui est figée : on parle alors de conservation « statique » car il se peut que lors de sa mise en culture dans 25 ou 50 ans, elle ne soit plus adaptée aux conditions de l’environnement. L’entité « variété » n’est donc pas forcément l’objet à maintenir ex situ mais plutôt le germoplasme et les gènes d’intérêt (ressources génétiques) qu’elle représente.
La question qui surgit alors est : « Mais pour qui conserver in ou ex situ ? » On pose ainsi directement la question de l’accès aux ressources génétiques et de la possibilité de poursuivre le travail d’amélioration des variétés. Dans le cas de l’in situ, les règles sociales de la communauté déterminent en général le libre accès pour tous aux ressources génétiques. L’accès aux collections ex situ est formalisé au travers de contrats tant pour les banques publiques que privées. La disponibilité pour le paysan des semences stockées dans ces banques de semences est quasi nulle sauf exception, comme c’est le cas dans les programmes de recherches participatives (cf. article page 20).
Cette brève comparaison met bien en exergue la nécessité de tirer le meilleur parti de chaque mode de conservation pour améliorer au final la préservation des variétés cultivées. Il est cependant regrettable que le paysan soit tant déconnecté de la conservation ex situ, alors que les sources de semences qui alimentent le système dépendent surtout de lui.
Reconnecter les conservations par un véritable droit des agriculteurs, pour un accès illimité du paysan à leurs semences. Lorsque sont élaborées les lois de protection des variétés végétales, il n’est que trop rarement fait état du travail d’amélioration génétique de générations de paysans : on pourrait parler de l’origine ultime des semences au travers de différentes phases de domestication et d’enrichissement à partir des parents sauvages. Ce travail de longue haleine porté par des générations de petits agriculteurs souvent isolés, sans voix et sans vote pendant les phases d’élaboration et d’approbation de ces lois, fait qu’ils perdent le fruit de leur travail alors qu’il n’a pu être conservé tout ce temps que grâce eux.
Dans des contextes variés d’agricultures, cette diversité de pratiques sert l’amélioration des plantes car toutes ces adaptations se traduisent par de nombreuses variétés paysannes, locales, qui possèdent de fait des caractéristiques propres tant sur les plans agronomique, physiologique, que nutritionnel. Ce sont autant d’antécédents dont les paysans font don à la science lorsqu’ils les remettent à une banque de semences, sorte de « boite noire » à laquelle ils n’ont ensuite plus accès et que seuls les scientifiques (privés ou publics) sont en droit d’utiliser à leur guise pour leurs recherches.
Vouloir reconnecter les formes de conservation, c’est se donner comme objectif ambitieux la reconnaissance du travail d’améliorateur du paysan, ceci pour sortir d’un schéma où il n’est que le fournisseur de quelques grains au scientifique lors de ses missions de prospection.
La proposition de ce travail est extrêmement simple : inclure dans chaque collecte, même au sein d’un pays (hors des cadres de la Convention sur la diversité biologique et du traité international de ressources phytogénétiques de la FAO), l’obligation pour le collecteur, au nom de la banque à qui il va fournir ces semences, de donner un certificat de traçabilité de ce qu’il reçoit du paysan. Le paysan (et/ou sa communauté paysanne) est alors reconnu comme fournisseur officiel de semences à une banque bien identifiée, cette reconnaissance n’étant pas limitée au chercheur dans le cadre de sa mission de prospection. Ce certificat doit alors inclure toute l’information nécessaire (code d’entrée, numéro de registre) pour pouvoir localiser l’accession, ou échantillon de sa variété, dans la banque de semences.
Cette première étape exprime la reconnaissance du travail de générations de paysans pour créer ces variétés. L’origine paysanne des variétés peut alors être mentionnée tout au long du processus d’amélioration pour toute variété construite à partir de cette ressource paysanne.
Cette première reconnaissance partielle doit être adossée à une seconde reconnaissance, celle de paysan améliorateur, qui ne peut poursuivre son travail reconnu dans la première étape que s’il dispose lui aussi d’un accès sans limite au stock de diversité génétique, reconnu comme patrimoine mondial. Cela doit alors se traduire, à partir du don qu’il a fait de sa variété paysanne, par une garantie de justice et d’équité pour son accès dans le futur. Connaissant la localisation de son accession dans une banque particulière, son code d’identification en son sein, il peut alors à tout moment émettre une demande pour récupérer un échantillon de la semence fournie lors d’une étape de mise en culture de ses semences pour un renouvellement des stocks de la banque.