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publié dans Ressources le 29 avril 2014

Note de lecture: Jeunes ruraux d'Afrique de l'Ouest

GRAD/Loic Barbedette

JeunesAfrique de l’Ouest

On ne peut que recommander de se procurer et de lire ce très riche et utile dossier de 80 pages préfacé par le Président du ROPPA et publié par le GRAD . Il présente une quarantaine d’entretiens sélectionnés parmi beaucoup d’autres réalisés en grande partie par Bernard Lecomte entre 2009 et 2013 avec des jeunes ruraux qui parlent de leur condition au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Sénégal, au Togo et en Europe, avec leurs aînés qui parlent de la jeunesse, et avec quelques jeunes témoins européens qui croisent leurs regards avec ceux des jeunes africains. Il y a au moins deux façons de lire cet ouvrage.

Au fil des cinq grandes rubriques auxquelles sont accrochés ces extraits d’entretiens (“leurs vies”, “chances et contraintes au pays”, “chances et contraintes à l’émigration”, “leurs initiatives dans leurs pays”, “politiques et procédures d’appui”), ce dossier donne une image actuelle et très vivante d’une jeunesse qui vit majoritairement en alternance entre le village et la ville, se “débrouille” pour ne plus être à la charge du chef de famille mais contribue aux dépenses familiales, et quand la vie au pays paraît être dans l’impasse se risque à l’aventure de l’émigration vers d’autres pays d’Afrique ou vers l’Europe. Une jeunesse entreprenante.

Mais Il faut garder à l’esprit que “les adultes d’aujourd’hui sont les jeunes d’hier” et que “les jeunes d’aujourd’hui sont les adultes de demain” quand on lit ces entretiens ; cette deuxième lecture donne alors une profondeur de champ très précieuse pour éclairer les mutations que connaît l’Afrique. Si par beaucoup d’aspects on retrouve aujourd’hui comme hier (et vraisemblablement comme demain) des traits constants caractéristiques de la situation de transition psychologique et sociale qui définit, entre enfance et âge adulte, le temps de construction de l’identité sociale et personnelle qu’est la “jeunesse” (tension avec les adultes, inconfort de la situation de dépendance et aspiration au départ, soif de communiquer entre jeunes et difficulté à se faire entendre et “reconnaître” par les aînés…), il y a dans ces entretiens des données totalement nouvelles par rapport à celles que mettaient à jour les études sur la jeunesse africaine réalisées il y a trente-cinq ou quarante ans, c’est à dire auprès de ceux qui sont devenus aujourd’hui des adultes : il était impensable d’entendre à cette époque un chef de famille dire à ses enfants, comme il est rapporté dans ce dossier : “ne faites pas comme moi”, ou “je ne peux plus diriger, il faut prendre un jeune”. En l’espace d’une génération, le monde a basculé. On observe d’une part des changements d’attitudes et de comportements chez les adultes d’aujourd’hui par rapport à ceux d’hier. Ils ne sont plus comme avant opposés au départ de leurs enfants, et parfois ils s’opposent à leur retour au village. Ils ne valorisent plus les mêmes qualités chez leurs enfants, ils consultent les jeunes, leurs donnent une place qu’ils n’avaient pas autrefois. Leurs valeurs ont changé (l’argent a notamment pris une place centrale). Il ne faut pas oublier ici que ces “parents” d’aujourd’hui appartiennent à une génération qui avait déjà amorcé dans sa jeunesse des ruptures avec la tradition

Ces changements d’attitudes et de comportements s’observent également chez les jeunes d’aujourd’hui par rapport à ceux d’hier. Certains d’entre eux pensent que l’on peut réussir à la campagne et s’y installent. Ils ont trouvé une nouvelle assurance devant les adultes et sont conscients d’avoir acquis une crédibilité (“Nous sommes reconnus tout simplement parce qu’ils savent que ce sont les jeunes qui sont capables d’aller vers une modernisation de l’agriculture” dit un jeune burkinabé). Et ils osent prendre des responsabilités alors que beaucoup de leurs aînés les fuient (“Actuellement quand nous faisons notre assemblée générale, ce sont des jeunes, car nos grands frères se sont arrêtés, et ce sont maintenant des jeunes qui viennent”).

Entretemps, le contexte a changé. Les jeunes des années 70 n’avaient pas encore connu la libéralisation politique et économique, les ajustements structurels, la globalisation ; les tensions foncières n’étaient pas aussi fortes. Internet n’existait pas, ni les téléphones portables ; la télévision était balbutiante et exclusivement urbaine. On s’éclairait avec des lampes à pétrole. On pouvait faire l’aventure vers l’Europe sans être “clandestin”. Le VIH/SIDA n’a commencé à faire des ravages qu’à partir de 1983. De nouvelles opportunités sont apparues, l’agriculture revient dans les politiques publiques. De nouvelles contraintes, notamment foncières, se sont également imposées.

Mais ce à quoi l’on a assisté, c’est aussi à un affaiblissement de la “société des pères”, lié à l’incapacité dans laquelle se sont trouvés un moment donné les chefs de famille d’assurer la subsistance de la famille à partir des greniers dont ils avaient le contrôle, c’est à dire des champs ou des troupeaux familiaux. A partir de ce moment les stratégies des exploitations familiales ont dû être redéfinies et les équilibres n’ont pu être rétablis qu’en diversifiant et en compensant les apports agro-pastoraux devenus insuffisants par des apports extra-agricoles (activités non agricoles ou apports des migrants). Les chefs de famille sont alors devenus “dépendants” des activités de leurs épouses et de leurs enfants. Les raisons de ce basculement sont à rechercher simultanément du coté de la production (baisse de la fertilité et des rendements, baisse des cours des produits de rente) et de la consommation familiale (modification des modèles de consommation, augmentation des dépenses monétaires). Le basculement s’est opéré de façon généralisée dans les années 80 (il a été amorcé en zone Sahélienne par la sécheresse de 1973, puis accusé par celle de 1984, et accéléré par les effets de la libéralisation économique et des politiques d’ajustements structurels). Un autre ressort du pouvoir traditionnel – le pouvoir sur les femmes – s’est affaibli à partir du moment où la dot n’a plus été négociée et payée par le père et que les jeunes garçons ont disposé de ressources propres pour s’en acquitter. Ce sont là des bouleversements fondamentaux.

Il y a donc bien une “nouvelle donne” qui est apparue en l’espace d’une génération. Elle était en germe dans la génération précédente, celle des adultes d’aujourd’hui. Celle-ci a connu la fin de ce que l’on peut appeler “la révolution de la modernité”, dans laquelle les jeunes ont eu à s’affronter au mur de la résistance des anciens. Trente cinq ans plus tard, cette révolution paraît en grande partie faite : le mur s’est effondré, et le passage à la modernité semble accompli dans les têtes (bien sûr inégalement selon les pays). Et ce à quoi l’on assiste, c’est à une sorte d’inversion du rapport à l’avenir. Alors que le rapport à l’avenir des adultes d’autrefois (ceux auxquels étaient confrontés les parents des jeunes d’aujourd’hui) était modélisé par le passé et que leurs efforts tendaient à garantir sa reproduction, le rapport à l’avenir des adultes d’aujourd’hui (ceux qui ont traversé dans leur jeunesse la révolution de la modernité) n’a plus d’ancrage ; ils sont de ce fait assez désorientés et vraisemblablement plus désemparés que les jeunes d’aujourd’hui. Ces derniers par contre sont en grande partie libérés de la pression du passé, alors que les jeunes d’hier en ont fortement souffert (on pouvait alors parler de “crise de la jeunesse”). Peut-être ont-ils plus de “chances” que leurs aînés ? Ils paraissent en tout cas, au travers des entretiens rassemblés par Bernard Lecomte, plus sereins qu’eux devant l’avenir. Or, ils sont les adultes de demain.

Loïc Barbedette
Sociologue
16 avril 2014

Comment se procurer ce dossier ?

Adresse postale: GRAD-S, Case Postale 5833, 1211 Genève 11
Téléphone: +41 (0) 76 330 65 94
Courriel: grad.ch@fgc.ch

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