Cet article interroge le concept de financement par les « chaînes de valeur », présenté comme une solution aux difficultés d’accès au crédit des agriculteurs. Recouvrant des réalités diverses, ce concept résout partiellement la question du financement des exploitants familiaux et ne doit pas éluder la question de la place — essentielle — de l’État dans ce domaine.
Le concept de « financement par les chaînes de valeur » (« value chain finance » en anglais) est très en vogue ces dernières années ; la plupart des travaux sur le crédit agricole aborde cette problématique sous l’angle du financement dans et par les filières. Mais pour être durables, ces schémas doivent s’inscrire dans un écosystème propice, autour de filières organisées et structurées dans un cadre de régulation. En outre, ces dispositifs de financement dans les filières sont plus difficiles à mettre en place dans les cultures vivrières qui offrent des débouchés multiples (autoconsommation, nombreux acheteurs) et/ou sont soumises à de fortes variabilités et volatilités de prix.
Un concept peu précis recouvrant des réalités très diverses. L’expression « value chain finance » est utilisée pour décrire des situations très variées. Crédit informel en nature octroyé par des fournisseurs d’intrants à un groupe d’agriculteurs ; paiement partiel anticipé de la récolte à venir par l’acheteur ; groupement d’agriculteurs s’organisant pour stocker leur production afin d’obtenir un crédit auprès d’une institution de microfinance ; fourniture de services par des prestataires privés financés par les acheteurs… : toutes ces situations bénéficient de l’appellation « financement par et dans les chaînes de valeur ».
Expliqué sommairement, le financement par les chaînes de valeur renvoie à tous les mécanismes possibles de coopération entre les acteurs des filières permettant l’accès au crédit de l’un de ces acteurs, la plupart du temps les producteurs. Le crédit, en espèces ou en nature, est accordé soit directement par les autres acteurs de la filière (fournisseurs d’intrants, commerçants, entreprises de transformation, exportateurs…), soit par une institution financière, en contrepartie d’un engagement de vente de la production, à des conditions (prix, qualité) prédéfinies ou non.
Revisiter des schémas anciens. Le financement dans et par les filières n’est pourtant pas un mécanisme nouveau. Avant les indépendances, les producteurs de coton du Mali et d’arachides au Sénégal recevaient des crédits saisonniers des entreprises — alors publiques — de transformation de ces produits, tandis que les planteurs de thé, de café et de tabac en Tanzanie étaient financés via les offices de commercialisation.
Post indépendances, le financement par les chaînes de valeur était la plupart du temps rendu possible par des filières intégrées verticalement et un rôle central joué par la puissance publique, souvent actionnaire majoritaire des sociétés. Il concernait essentiellement des filières d’exportation et reposait sur la sécurisation des débouchés commerciaux, soit via des monopoles de fait ou de droit des transformateurs-exportateurs, soit par l’intervention de l’État dans l’achat des productions ou la fixation des prix de vente.
Dans les filières vivrières, la mise en place de ces schémas s’est avérée beaucoup plus difficile, compte-tenu du risque pour le pré-financeur que les producteurs ne respectent pas leurs engagements de vente (autoconsommation ou vente à d’autres transformateurs- commerçants).
Libéralisations et dérégulations dans les filières. Les années 1980 et 1990 ont été marquées par une remise en cause du rôle central joué par les États dans les filières agro-industrielles. Si les États sont parfois restés actionnaires principaux de sociétés d’égrenage de coton, de plantations et transformation d’huile de palme en Afrique de l’Ouest et du Centre, les privatisations sont le plus souvent allées de pair avec une multiplication des sociétés de transformation ou de commercialisation.
Cet accroissement de la « concurrence » a rendu plus ardue la mise en place de schémas contractuels permettant l’accès au crédit des petits exploitants. D’une part, parce que la plupart de ses sociétés, endettées elles-mêmes pour la modernisation de leurs usines et de leurs plantations, ne pouvaient porter sur leur propre bilan des prêts consentis à leurs fournisseurs (les agriculteurs). Mais surtout parce que ces sociétés ne pouvaient consentir ou garantir des prêts aux exploitants que si le risque de livraison des produits à d’autres acheteurs était limité ou contrôlé. En l’absence d’organisation des filières ou de régulation pour limiter ces risques, la multiplication des acheteurs- transformateurs industriels ou artisanaux s’est traduite, le plus souvent, par une baisse significative des rendements et des volumes produits (ce fut le cas des filières coton au Ghana et en Zambie, par exemple).
La fin des années 2000 a vu la réinscription, à l’agenda international, des enjeux de développement agricole. Dans un contexte de fortes contraintes sur les ressources publiques, les réflexions se sont orientées vers la mobilisation des canaux de l’investissement privé pour accompagner le passage à l’échelle des agricultures des pays en développement. Le concept de « value chain finance » a alors (ré)-émergé comme une solution permettant de sécuriser le crédit accordé aux exploitants… mais pour soutenir quelles filières et dans quelles conditions ?
Partage des risques, coûts et bénéfices entre les acteurs. Du fait des multiples défaillances des marchés des services dont l’agriculture a besoin (crédit, foncier, information, formation), la mise en lien de « grands » privés (qu’ils soient dans la production, la transformation ou la commercialisation) avec les agriculteurs familiaux des pays en développement apparait aujourd’hui comme une des options pour permettre l’émergence des « agricultures du Sud ».
Pour fonctionner durablement, ce financement par et dans les filières requiert de s’inscrire dans des filières structurées, assurant un partage satisfaisant de la valeur ajoutée créée entre les différents acteurs, et s’insérant dans un cadre de régulation permettant de sécuriser le remboursement des crédits.
Le développement des petites plantations privées-paysannes d’hévéa financé depuis plus de 20 ans par l’AFD dans le sud-ouest du Ghana, illustre bien comment et à quelles conditions un schéma de financement des investissements des exploitants familiaux peut fonctionner dans une filière pérenne (cf. encadré).
La réussite de ce schéma a résidé dans l’instauration et le maintien d’un dialogue régulier entre les agriculteurs, l’agro-industrie et la banque. L’État a joué un rôle central de médiation et de facilitation entre les acteurs, permettant d’équilibrer le partage des coûts, bénéfices et risques associés à ce schéma et de pérenniser ainsi ce dispositif de financement des exploitations familiales.
Le rôle de l’État est notamment clé pour réduire les « asymétries d’information » entre d’une part les acteurs de l’aval ou de l’amont de la filière et d’autre part les producteurs. Réduire ces asymétries est essentiel au partage équitable des coûts et des bénéfices.
Repenser le rôle de l’État. L’exemple de l’hévéaculture au Ghana est spécifique puisqu’il concerne une culture pérenne, exportée sur un marché international relativement stable (par rapport à d’autres produits comme les céréales ou le café) et pour laquelle la concurrence entre acheteurs reste faible.
Appliquer un schéma de cette nature à des cultures annuelles, plus risquées (pluviométrie, maladies), dont le prix est soumis à de fortes variabilités intra-annuelles (entre la récole et la soudure) et interannuelles (excédent et déficit), sur les marchés locaux et internationaux, est beaucoup plus difficile. Même si des exemples existent de relations de confiance établies entre des agriculteurs d’une région et un transformateur local (rizier, triturateur d’oléagineux), les schémas de financement dans les filières céréalières notamment restent complexes à mettre en place. L’existence d’un grand nombre d’acteurs (commerçants, riziers…) difficiles à identifier et la faible organisation de ces filières compliquent la mise en place de dispositifs de régulation équitables, respectables et donc durables. Le concept de « value chain finance » ne doit ainsi pas éluder la problématique de financement des exploitations dans ces filières moins structurées, via d’autres mécanismes ou à travers d’autres approches.
De plus, les agriculteurs familiaux combinent en effet des productions agricoles vivrières et commerciales, différentes formes d’élevage et souvent des activités non agricoles. Les besoins de financement familiaux (sécurité alimentaire, école, santé…) sont étroitement liés aux besoins productifs. Les schémas de financement par les filières répondent difficilement aux besoins systémiques de financement des agricultures familiales.
La puissance publique a donc un rôle clé à jouer pour faciliter la mise en place et le respect d’institutions (règles et instances) de régulation des filières. Mais elle est aussi essentiel bien au-delà de ces schémas, pour contribuer à l’instauration d’un « écosystème complet » de financement des exploitations agricoles et des autres acteurs (comme les petites et moyennes entreprises agroalimentaires). Pour cela, il est nécessaire de soutenir le développement d’institutions financières capables de les financer à court, moyen et long termes, à travers divers mécanismes (prévention et couverture des risques via des fonds de calamité ou des fonds de garantie, dispositifs de conseil de gestion etc.).
Développement de l’hévéaculture familiale au sud-ouest du Ghana
L’AFD accompagne depuis 1995 une opération visant le développement de l’hévéaculture par des exploitations agricoles familiales au sud-ouest du Ghana, à travers la mise en place d’un schéma de contractualisation entre quatre acteurs :
- une« agro-industrie », société privée, filiale de groupes internationaux acteurs majeurs des filières hévéas et palmiers à huile dans plusieurs pays de la sous-région, disposant d’une grande plantation d’hévéa et d’une usine de traitement du caoutchouc dans le sud-ouest, qui souhaite accroitre son activité en s’approvisionnant auprès d’agriculteurs ;
- des exploitations agricoles familiales plus ou moins diversifiées (maïs, manioc, cacao, palmier à huile, etc.) pouvant, moyennant accord des chefs de terre, étendre leurs exploitations ou transformer certaines de leurs parcelles en plantations d’hévéas ;
- une banque publique ayant un mandat de développement ;
- un État soutenant le développement, par les exploitations familiales, de certaines filières agricoles d’exportation (cacao, hévéa, huile de palme).
Ce partenariat entre ces quatre acteurs permet aux exploitants familiaux, sans sûreté réelle du point de vue de la banque, d’accéder à des crédits adaptés, qu’il s’agisse du taux d’intérêt ou de la durée du prêt, pour financer leur investissement dans les plantations.
Dans ce schéma, l’agro-industrie fournit aux planteurs intrants et conseils techniques et s’engage à acheter l’intégralité de leur production, selon une formule de prix négociée, fondée sur les cours internationaux du caoutchouc. Les exploitants s’engagent, outre le respect des itinéraires techniques, à vendre toute leur production à l’agro-industrie via un contrat d’exclusivité. De ces ventes sont déduites, à la source, les échéances de remboursement des crédits. Une clause des contrats de prêts prévoit qu’en cas de défaut de remboursement des crédits, la plantation pourra être reprise et gérée par l’agro-industrie, jusqu’à remboursement de la dette contractée auprès de l’établissement bancaire.
L’État a accompagné la création et le renforcement des capacités de l’association des producteurs hévéicoles familiaux associés au projet, afin de lui permettre de représenter et de défendre les intérêts de ses membres. Une part revenant à l’organisation de producteurs a été intégrée dans la formule de prix d’achat du caoutchouc négociée entre les acteurs ; cette part dote l’organisation des moyens nécessaires à l’exercice de ses missions.
Ainsi, en raison de la défiance initiale des agriculteurs vis-à-vis du coût des plants facturés par l’agro-industrie, l’association de producteurs a créé sa propre pépinière, offrant de la transparence sur les coûts réels attachés à la production des plants. Les négociations autour du mécanisme de prix d’achat ont également permis de faire évoluer la formule vers des termes plus favorables aux planteurs (60 et 64 % du prix FOB). Le partage des coûts liés aux taux de mortalité des plants fournis par l’agro-industrie aux planteurs a aussi fait l’objet de négociations, pour aboutir à une prise en charge, par l’agro-industrie, du renouvellement des plants jusqu’à 30 % de taux de mortalité.
Outre le rôle central de l’État comme médiateur entre les acteurs impliqués, la situation de « monopole de fait » dont jouissait l’agro-industrie au sud-ouest du Ghana a été clé dans la réussite de ce schéma. Elle permettait en effet de réduire les risques de détournement des ventes au profit d’autres entreprises de transformation, sécurisant ainsi le remboursement des crédits bancaires. Cette position est aujourd’hui affaiblie par l’arrivée de nouveaux acheteurs de caoutchouc dans sa zone de collecte. Cela pourrait remettre en cause le dispositif de financement actuel et l’accès de nouveaux planteurs à des crédits d’investissement de cette nature.
Cette « concurrence » accrue pourrait ne pas menacer le schéma de financement actuel s’il existait un mécanisme de régulation permettant i) la transparence des achats de fonds de tasse (latex) (pour que de toute vente puisse être déduit le montant du crédit à rembourser, quel que soit l’acheteur) et ii) une formule de prix contraignante négociée entre tous les acteurs, permettant de diminuer les effets des variations de prix et/ou d’en répartir la charge équitablement entre les différents acteurs. Cela impliquerait d’aller au-delà du schéma de financement actuel et d’élargir le cercle des partenaires à toutes les associations de producteurs d’hévéa et à tous les agro-industriels, pour aller vers une structure interprofessionnelle qui pourrait prendre part, aux côtés des autorités ghanéennes, à la gouvernance d’une « agence » de facilitation-promotion-régulation de la filière hévéicole.
Mathilde Gasperi (gasperim@afd.fr) est chef de projets au sein de la division « Agriculture, développement rural et biodiversité » de l’Agence française de développement. Liora Stührenberg (liora.stuhrenberg@inter-reseaux.org) est chargée de mission, animatrice réseau au sein d’Inter-réseaux.