Cet article interroge les opportunités et les défis de la demande et de la consommation locales en Afrique de l‘Ouest. Permettre à l’agriculture familiale de bénéficier pleinement de la croissance de la demande régionale nécessitera de travailler davantage sur la structuration des filières, l’aval de la production et le commerce.
Il existe aujourd’hui en Afrique de l’Ouest une opportunité pour l’agriculture africaine en raison de la forte croissance de la demande locale. Tirer parti de cette croissance nécessitera de déployer des actions et des appuis encore faiblement mobilisés, que ce soit au niveau de la production des exploitations familiales, du développement des filières et des entreprises sur l’aval des filières ou encore du commerce intra-régional.
Opportunités de la demande et potentialités de la production. Il y a en Afrique de l’Ouest une hausse importante de la demande locale, liée à la forte croissance démographique et l’urbanisation rapide. La population a plus que doublé depuis 30 ans et près de la moitié de la population vit aujourd’hui en zone urbaine, contre le tiers en 1990. Plusieurs études soulignent aujourd’hui que le potentiel de marché national et régional est plus important — voire plus rémunérateur — que l’exportation. Face à cette situation, la production alimentaire locale a déjà fortement augmenté ces trente dernières années, qu’il s’agisse des céréales, des tubercules, des viandes ou des huiles, et ce malgré le fait que les politiques agricoles ont très peu appuyé les agricultures familiales. Le volume des productions vivrières a en effet été multiplié par quatre entre 1980 et 2006. Il y a donc à la fois une opportunité au niveau de la demande locale et une potentialité de l’agriculture africaine à répondre à cette demande.
Ces évolutions positives ne doivent pas pour autant masquer l’écart croissant pour certains produits entre production et demande locales (voir graphique). Les données montrent que la production de riz par exemple n’a pas augmenté aussi vite que la croissance démographique. Ceci a conduit à une hausse des importations, également liée à l’évolution des pratiques alimentaires (percée du riz, du pain et des pates dans la consommation des ménages urbains). Or, ces importations concurrencent de plus en plus les productions locales. Si sur certains produits, comme le riz, il y aura sans doute une difficulté structurelle de la production locale à couvrir les besoins nationaux au vu de l’évolution de la demande, il y a indéniablement une capacité des agricultures familiales ouest-africaines à couvrir davantage la demande.
Tirer parti de la préférence pour les produits locaux. Cette opportunité est d’autant plus grande qu’il existe une préférence des consommateurs pour les produits locaux. En Guinée par exemple, les gens consomment essentiellement du riz local étuvé, pour son goût et sa texture différents du riz importé. Pour l’huile de palme, des études menées par le Gret indiquent aussi une préférence pour l’huile de palme artisanale rouge, par rapport à l’huile industrielle raffinée plus claire. Globalement, toutes les enquêtes confirment cette préférence pour les produits locaux, certes sous contrainte de revenus et de prix. Il y a encore peu de consommateurs prêts à payer plus cher un produit local, même s’il y a des exceptions. En Guinée, le riz local – plus cher que le riz importé – se vend sans difficulté.
Cette préférence pour les produits locaux est un atout qu’il faut conserver en maintenant la qualité des produits. Certes, les consommateurs en Afrique de l’Ouest préfèrent les oignons produits localement, mais se tourneront vers des oignons importés si les variétés locales ne sont pas bien séchées et se conservent mal. Il y a eu beaucoup d’efforts ces dernières années en matière de qualité des produits alimentaires. Au Sénégal par exemple, il y a eu un effort pour trier et présenter différentes qualités plus ou moins brisées de riz. C’est un progrès important, qui a permis d’augmenter la production et la commercialisation du riz local.
Appuyer la production des exploitations familiales. Tirer parti de la demande locale pour développer la production nécessitera des actions et des appuis encore faiblement mobilisés aujourd’hui. Il y a tout d’abord toujours un travail important à faire d’appui à la production. L’Année internationale de l’agriculture familiale a certes permis de replacer l’agriculture au centre des discours, mais il y a encore très peu de politiques et d’appui de l’État, comme des bailleurs. En Guinée par exemple, l’agriculture et la sécurité alimentaire ne figurent pas dans les priorités de la coopération avec l’Union européenne. Au Sénégal, les appuis de l’État et des bailleurs à l’agriculture restent également très faibles en dehors de l’irrigation et de la production rizicole, comme dans la plupart des pays ouest-africains. En outre, les investissements étrangers devraient plutôt être orientés vers la transformation de la production locale dans le cadre de l’agriculture contractuelle, que directement sur la production de produits alimentaires à grande échelle, qui sont d’ailleurs rarement à destination des marchés locaux.
Un autre argument en faveur de cet appui aux agricultures familiales relève de la question des revenus. Pour que les populations achètent de la nourriture encore faut-il qu’elles aient des revenus. Or en Afrique de l’Ouest aujourd’hui, il y a peu d’opportunité de travail en dehors de l’agriculture au sens large (incluant la transformation, le commerce, etc.). Il est nécessaire de combiner cette question de l’alimentation avec celle de création d’emplois et de revenus pour une population en forte croissance avec de nombreux jeunes sur le marché de l’emploi (44 % de la population a moins de 15 ans).
Appuyer le développement et la structuration des filières. Ensuite, au-delà de l’appui à la production, il y a tout un travail à faire sur les filières ou chaines de valeur, afin de faciliter l’accès de la production locale aux marchés locaux, nationaux et régionaux. Il y a assez peu d’appui aujourd’hui aux activités de transformation et à la structuration des filières pour améliorer leur efficacité (réduire les pertes, améliorer la qualité, réduire les coûts de transport, favoriser les accords interprofessionnels). Une des difficultés, est que le secteur de la transformation, essentiellement constitué de micro et petites entreprises, est peu structuré au niveau régional. Les bailleurs et gouvernements ont donc tendance à s’adresser aux réseaux régionaux de producteurs (Roppa, Apess ou RBM), mais qui ne sont pas les interlocuteurs pour l’aval des filières. Cette dynamique conduit à raisonner par la production, et non par le marché.
Les démarches de filière restent peu développées dans les politiques agricoles et par les bailleurs. Certaines ONG ont mis en place des projets de développement de l’aval des filières, mais qui portent sur une échelle limitée et le passage à l’échelle est difficile du fait du faible intérêt des pouvoirs publics et partenaires au développement. Le Gret par exemple mène un travail de ce type en Guinée, autour d’un guide de bonnes pratiques de la transformation du riz, avec tous les acteurs de la filière et les structures d’appui et services de l’État. Ce travail a abouti à une charte nationale de qualité qui édicte les bonnes pratiques de la production, à la transformation et au commerce. Cette charte a été signée par les ministères de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce et l’arrêté est sorti au Journal officiel. L’expérience montre que rassembler plusieurs ministères autour de la table permet de développer des approches filières, mais « faire de l’interministériel » s’avère complexe.
Accompagner le développement d’entreprises sur l’aval des filières. Il s’agit également d’accompagner le développement d’entreprises à l’aval de la production, notamment celles de transformation des produits. Même si les micro et petites entreprises sont plus nombreuses et sans doute plus créatrices d’emplois, il peut être pertinent selon les contextes et les acteurs présents de favoriser les relations entre les exploitations familiales et l’industrie. Au Sénégal par exemple, le Gret travaille avec la Laiterie du Berger, une industrie installée à Richard Toll qui vend des produits laitiers à Dakar en s’approvisionnant localement auprès d’éleveurs familiaux. Dans la mesure où la production locale est souvent dispersée, des petites et moyennes entreprises réparties sur le territoire semblent souvent plus adaptées qu’une grosse usine. Malgré de nombreux échecs industriels (lait, mil, etc.), il subsiste encore dans de nombreux pays un mirage de la « modernisation » qui passerait par le développement de grosses usines très sophistiquées transformant de grandes quantités de matières premières locales. Il y a finalement très peu de grosses entreprises agroalimentaires qui valorisent la production locale (des usines de concentrés de tomates, des sucreries mais qui possèdent leurs propres champs de canne à sucre, quelques rizeries). La plupart transforment de la matière première importée (poudre de lait, concentré de fruits…).
Il y a plusieurs options en termes d’accompagnement de ces entreprises sur l’aval de la production. L’appui aux organisations de producteurs pour qu’elles développent leur propre structure de transformation en est une, mais qui risque de concurrencer et de faire disparaître les activités de transformation existantes, le plus souvent mises en œuvre par les femmes. Dans ces conditions, il semble plus pertinent de favoriser les liens entre les acteurs de la transformation existant et les producteurs et favoriser une répartition équitable de la valeur ajoutée dans la chaine de valeur. Il est également possible d’appuyer la création ou l’émergence de nouvelles entreprises. Au niveau du Gret nous réfléchissons en particulier à la façon d’appuyer des formes collectives d’entreprenariat car de nombreux groupements féminins travaillent sur des activités de transformation. Il y a dans tous les cas une nécessité de développer des dispositifs d’appui aux petites entreprises : conseil, formation et surtout appui à la commercialisation car souvent ces entreprises parviennent assez vite à avoir une bonne maîtrise des procédés techniques de transformation mais la commercialisation demeure leur point faible.
Faciliter le commerce intra-régional et repenser les barrières tarifaires. Un autre levier important pour favoriser la production à destination des marchés locaux relève du commerce régional. Plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest sont excédentaires sur certains produits mais ont du mal à les faire circuler dans la sous-région. L’huile de palme par exemple est largement excédentaire en Guinée et il y a une demande forte dans les pays voisins. Il reste néanmoins compliqué de la faire transporter à cause des tracasseries diverses aux frontières, de la faiblesse des infrastructures, mais parfois aussi de mesures de fermeture des frontières prises par le gouvernement guinéen pour faire baisser les prix sur le marché intérieur. Ce potentiel de commerce intra-régional est ainsi aujourd’hui très mal valorisé.
Enfin, certaines filières devront être mieux protégées. Les taxes sont aujourd’hui globalement faibles sur les produits alimentaires, en particulier sur le lait (5 % pour la poudre de lait pour la zone Uemoa et 60 % en Afrique de l’Est !). Certes, la production est largement en deçà de la demande — une étude du Cirad a estimé que le lait local représentait 5 % de la demande urbaine dans le Sahel — et il faudra plusieurs années pour augmenter la production. Mais si les barrières à l’entrée du lait en poudre restent aussi faibles, il semble très difficile de concevoir un développement de la filière locale. Au Sénégal par exemple, la Laiterie du Berger se retrouve en concurrence avec des industries qui transforment le lait en poudre. Nous travaillons à réduire le coût de production et de collecte du lait local mais il sera très difficile — voire impossible — d’être compétitif par rapport au lait en poudre.
Dans plusieurs cas, les gouvernements ont privilégié les consommateurs au détriment des producteurs dans la fixation de ces taxes. Ainsi, dans la zone Cedeao, les barrières tarifaires sont à 10 % pour le riz et 5 % pour la poudre de lait et la farine de blé, contre respectivement 50 % et 60 % en Afrique de l’Est. Ces faibles taxes ont pour effet de favoriser les importations mais aussi des changements d’habitudes alimentaires, comme la consommation croissante de riz ou de pain à base de blé importé. Or sur ce dernier point, il sera compliqué de revenir en arrière. Il y a un enjeu aujourd’hui à réintroduire des céréales locales dans l’alimentation et la fabrication du pain par exemple, mais cela ne pourra se faire que dans une certaine mesure. Plus largement, si l’objectif n’est pas de couvrir toute la consommation par la production locale, des marges de progression importantes existent, qui pourraient permettre de générer des emplois et des revenus de manière conséquente et durable en Afrique de l’Ouest.
Supermarchés contre supérettes.
La distribution a également connu des évolutions importantes ces dernières années. Si le phénomène est moins marqué qu’en Afrique de l’Est, la région ouest-africaine assiste à l’introduction de supermarchés et surtout de grands groupes internationaux de la distribution, comme Casino au Sénégal et en Côte d’ivoire ou Leader Price au Cameroun et en Guinée. Cette évolution constitue un risque important dans la mesure où ces supermarchés distribuent essentiellement des produits importés. Ces sociétés ont notamment mis en place des conditions que beaucoup de petites entreprises de transformation de produits locaux ne peuvent pas supporter, comme les paiements à 60 jours qui nécessitent une trésorerie importante ou encore l’obligation de fournir des volumes conséquents et de récupérer tous les invendus.
Parallèlement à ces grandes surfaces s’est développé un circuit de petites supérettes dans les quartiers et les stations services de tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Ces supérettes, qui acceptent des paiements plus rapprochés, constituent un nouveau réseau de distribution pour des produits locaux typiques ou de qualité supérieure, bien conditionnés en réponse à une demande croissante des classes moyennes. À condition qu’elles ne se retrouvent pas menacées par des supermarchés qui prendraient un essor plus important.
Cécile Broutin (broutin@gret.org) est agroéconomiste, responsable de programmes « Agriculture familiale et filières agroalimentaires » au sein du Gret. Elle a travaillé dix-huit ans au Sénégal et acquis une grande expertise sur l’aval des filières agricoles en Afrique de l’Ouest, transformation et commercialisation.
Liora Stuhrenberg (liora.stuhrenberg@inter-reseaux.org)
Nous vous recommandons la lecture de ces études : « Comment promouvoir le commerce agricole intra- africain ? Analyse des pistes et des freins pour le développement de ce commerce » (Levard L., Benkahla A. 2013) « Comment améliorer l’accès au marché pour les exploitations familiales ? Retour sur les expériences du Gret en Afrique » (Broutin C., Hermelin B., Levard, 2014) « Valoriser la qualité et l’origine des produits pour développer l’agriculture familiale » (Broutin C., Francois M., 2014)