D’octobre 2003 à mars 2004, nous avons travaillé – dans le cadre du Travail en Groupe d’Elèves (TGE) à l’Ecole Nationale du Génie Rural, des Eaux et des Forêts (ENGREF) – sur un sujet proposé par Monsieur Bernard Wolfer de l’Unité Mona de l’INRA (Institut National de Search Agronomique) intitulé « Politiques agricoles et négociations à l’OMC : des discours aux réalités ».
Notre objectif était de montrer que derrière les discours – majoritairement partagés par les pays membres de l’OMC – prônant la libéralisation des échanges dans le secteur agricole, se cachent des volontés et des actes protectionnistes résultant de la diversité des situations agraires dans le monde. Pour l’illustrer, nous avons tout d’abord recensé les théories justifiant la libéralisation des échanges en s’attachant à analyser leurs limites d’application au domaine agricole. Puis, nous avons analysé d’une part la formation d’alliances entre pays, parfois aussi stratégiques qu’éphémères, et d’autre part les écarts entre les engagements pris à l’OMC et les mesures d’applications nationales. Enfin, trois exemples d’obstacles à la libéralisation ont été décrits et analysés: l’OCM sucre en Europe, les barrières non tarifaires sur la viande de poulet, et les subventions à l’export américaines et les soutiens internes européens aux producteurs de coton.
Pour mener à bien ce travail, une synthèse bibliographique nous est apparue insuffisante et nous avons multiplié les entretiens. A l’issue de cette série de rencontres, Monsieur Ibrahim Malloum, directeur commercial de CottonTchad et président de l’Association Cotonnière Africaine (ACA), nous a proposé de venir assister, à Dakar, le 4 mars 2004, au deuxième séminaire de l’ACA. L’objectif de cette association est la défense de la filière du coton par la solidarité entre pays producteurs de la région : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, République centrafricaine, Tchad, Côte d’Ivoire, Mali, Sénégal et Togo. Elle constitue un espace de concertation et de dialogue pour l’ensemble des acteurs de cette filière : producteurs, industriels, négociants, fournisseurs d’intrants, transporteurs, chercheurs du CIRAD (Centre international de Search Agronomique pour le Développement). Grâce à cet article nous voulons rendre compte des différentes présentations du séminaire ainsi que de la forte énergie de coordination qui semblait animer toutes les parties, mues par un objectif commun : permettre aux 20 millions d’africains dépendant directement (producteurs) ou indirectement (la famille) du coton de continuer à dégager un revenu décent, et si possible de l’accroître.
L’état actuel du marché mondial du coton
Le coton africain est doté d’avantages comparatifs indéniables
Les principaux exportateurs de coton dans le monde sont les Etats-Unis, la zone franc africaine, l’Egypte, l’Ouzbékistan et l’Australie ; les importateurs sont, en premier lieu, la Chine premier producteur mondial et les pays d’Asie du Sud-Est.
Aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest, plus de 20 millions de personnes vivent, directement ou indirectement, de la culture du coton. Le coton constitue donc une ressource vitale de devises et d’emplois dans une région dont la plupart des habitants disposent de moins de 1 US $ / jour (seuil de pauvreté fixé par l’ONU et reconnu internationalement). L’activité cotonnière est majoritairement présente dans les indicateurs macroéconomiques des budgets nationaux. Au Bénin, il représente 75 % des recettes d’exportation ; au Burkina Faso, autre grand producteur, ce sont 60 % des recettes d’exportation et plus du tiers du produit intérieur brut (PIB) et au Mali, 50% des ressources en devises. Pour le Tchad, c’est le premier produit d’exportation.
La filière africaine souffre de certaines faiblesses internes : organisation inappropriée des structures coopératives, gestion aléatoire des intrants et des crédits pouvant conduire à un endettement des producteurs. Ces insuffisances entraînent une démotivation des cultivateurs et l’accentuation des effets des aléas climatiques sur l’économie rurale.
La filière cotonnière pluviale (c’est-à-dire non irriguée) africaine est pourtant dotée d’un avantage comparatif indéniable lié à : une pluviométrie faible mais concentrée, un ensoleillement exceptionnel, une bonne maîtrise des variétés et des itinéraires techniques ainsi qu’une récolte manuelle assurant une très bonne qualité de la fibre, un égrenage approprié et une homogénéité possible des lots. Le coton africain obtient les meilleurs rendements au monde des cotons cultivés en système pluvial. L’Afrique de l’Ouest produit donc un coton à faible coût et de bonne qualité.
Une forte volatilité des cours mondiaux…
La filière est néanmoins en crise. Cette crise découle d’une baisse structurelle du cours du coton sur le marché mondial, faisant petit à petit passer les producteurs africains en dessous du seuil de rentabilité. Baromètre des cours internationaux, l’indice Cotlook A est passé d’environ 71 cents la livre à 37 cents à la mi-octobre 2001, un plancher jamais atteint depuis la campagne 1973-1974. Cette forte baisse des cours mondiaux entraîne des manques à gagner annuels importants pour les pays très dépendants de la filière: on les estime à 28,6 milliards de francs CFA (43,6 millions d’euros) pour le Bénin et 40 milliards de francs CFA (61 millions d’euros) pour le Burkina Faso en 2002.
Premier producteur mondial, la Chine importe cependant tous les ans pour satisfaire sa demande nationale. Les volumes importés varient fortement, en sens inverse de sa production variant au gré des aléas climatiques. La Chine contribue ainsi à la volatilité du prix du coton sur le marché mondial (comme cela est le cas en ce moment sur le marché des matières premières non agricoles): les mauvaises années, la Chine importe des volumes élevés et le cours mondial remonte. Le raisonnement est inverse après les « bonnes années ». Ainsi, après la campagne 2002-2003, ses fortes importations avaient dopé les prix du coton : les cours reflétés par l’indice Cotlook A sont repassés au-dessus de la moyenne des trente dernières campagnes (70 cents la livre). Les besoins accrus de la Chine étaient alors dus à une forte diminution de sa récolte, qui résultait elle-même d’une réduction des superficies emblavées en coton (anticipation des producteurs suite à des prévisions de prix trop bas) et de conditions climatiques défavorables (sécheresse). Sur les vingt dernières années, la volatilité des prix du coton est ainsi essentiellement due aux variations des quantités importées par la Chine.
… accompagnée d’une tendance structurelle à la baisse des prix
Les experts évoquent des facteurs externes entraînant une chute structurelle des cours mondiaux du coton fibre : l’essor des fibres synthétiques en concurrence directe avec le coton fibre, et les subventions américaines à l’exportation et soutiens internes européens aux producteurs grecs et espagnols. Globalement, le préjudice causé aux filières africaines a été estimé à environ 250 millions de dollars par an (Louis Goreux, expert indépendant dans son rapport à la Banque Mondiale). L’analyse économique de l’origine des préjudices causés est cependant difficile : qu’est-ce qui porte le plus grand préjudice ? Les soutiens internes européens ou les subventions à l’export américaines ? La littérature penche pour la seconde option mais la distinction précise est invérifiable (cela sert d’ailleurs les pays développés en leur offrant un argument de « déculpabilisation »). Selon des estimations de l’ONG Oxfam, la seule suppression des subventions américaines à l’export entraînerait une augmentation du prix du coton de 15 %, et ferait gagner à l’Afrique francophone plus de 200 millions US $ par an. A titre de comparaison, une moyenne sur 4 années (2003, 2002, 2001, 2000) et trois pays que sont le Bénin, le Burkina Faso et le Mali (principaux producteurs de coton), donne un montant en valeur des exportations (tous biens confondus) d’environ 450 millions de dollars (Indexmundi, 2004). Le manque à gagner ne serait donc réellement pas négligeable. Enfin, parmi les facteurs externes, il faut mentionner l’aggravation de la situation des producteurs africains lorsque le dollar est bas relativement à l’euro, puisque leurs ventes s’effectuent en dollars et que le taux de change Franc CFA / euro est fixe (ils obtiennent moins de francs CFA pour une même quantité de dollars).
Comment améliorer la compétitivité du coton africain ?
Adopter des variétés transgéniques ?
Améliorer la compétitivité du coton de l’Afrique de l’Ouest passe tout d’abord par la recherche d’une amélioration constante de la qualité de la fibre de coton. Des chercheurs, tels que Monsieur Jacques Pages du CIRAD, s’interrogent sur la pertinence d’introduire des variétés de coton transgénique en Afrique de l’Ouest. Ces variétés génétiquement modifiées (OGM) pourraient avoir pour but d’augmenter le rendement et/ou la qualité de la fibre (longueur, résistance). Le coton est la culture recevant le plus de produits phytosanitaires au monde. Il pourrait donc aussi s’agir de variétés rendues résistantes à des insectes ou à un herbicide total. Dans ces derniers cas, le gain environnemental paraît clair puisque les quantités de produits phytosanitaires épandues seraient fortement diminuées. Aujourd’hui, 70% des surfaces cultivées aux Etats-Unis et 51% en Chine le sont avec des cotonniers transgéniques. Mais quelle est la pertinence de ces arguments en Afrique, où le désherbage est essentiellement manuel et les quantités d’insecticide utilisées faibles ?
Les questions classiques sur les conséquences de cultures OGM sur les insectes, la dissémination des gènes d’intérêt à d’autres plantes ou micro-organismes et les effets sur la biodiversité (ceux sur la santé de l’homme étant écartés puisqu’il ne s’agit pas d’une culture alimentaire) ne sont pas résolues à ce jour. Les travaux de recherche sont récents et méritent donc d’être validés dans les pays en développement. Il conviendra également de démontrer qu’une augmentation des rendements et, surtout, de la marge des producteurs est réalisable lors de l’utilisation de variétés de coton transgénique.
Quoi qu’il en soit, et au-delà de la décision d’adopter des variétés transgéniques, , il faut mettre en place un système de management de la qualité (SMQ) pour s’assurer la confiance du client et asseoir durablement la compétitivité du coton africain. Pour ce faire, plusieurs voies d’amélioration de la qualité et de la compétitivité sont évoquées : – engager la responsabilité de la Direction – documenter le SMQ – s’engager sur les contrats et respecter les délais de livraison – maîtriser le cycle de production – identifier et maîtriser la traçabilité – identifier les points critiques du processus de production du coton et de transformation en textile grâce au feed-back des clients – aller vers une certification des entreprises – mieux valoriser la qualité du coton africain grâce à des actions de promotions ciblées et efficaces. Ces améliorations de la qualité et de la compétitivité devront être accompagnées de contrôles et d’audits de la qualité ainsi que d’une formation des différents acteurs. D’autre part, la qualité particulière du coton africain mérite d’être l’objet d’une promotion commerciale, ce qui n’est pas pour l’instant dans l’habitude des entreprises cotonnières africaines publiques ou récemment privatisées. On évoque aussi la possible création d’une filière « coton équitable ».
En parallèle de l’amélioration et la promotion de la qualité du coton africain, il semble essentiel d’améliorer la qualité de la filière dans son ensemble. En effet, les problèmes de délais de prise en charge du coton par les intermédiaires provoquent des avaries fréquentes sur les lots.
Procéder à une étape de transformation sur place pour augmenter la valeur ajoutée créée
L’Afrique de l’Ouest est le deuxième exportateur mondial de coton et moins de 5% de la production est transformée sur place. Un des objectifs de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) est d’atteindre une transformation sur place de 25% de la production d’ici 2010. Or l’étape première de transformation, la filature, est très consommatrice d’énergie et peu créatrice d’emplois. L’énergie étant très chère en Afrique de l’Ouest (le kilowatt est 26 fois plus cher qu’aux Etats-Unis), il va falloir trouver une solution alternative. Certains pensent à exporter les fibres brutes en Afrique du Nord (l’Algérie dispose de gaz naturel et donc d’une énergie meilleur marché) pour la filature et à réimporter les fils pour réaliser la confection sur place. Ceci permettrait d’augmenter la création de valeur ajoutée, d’en tirer les bénéfices localement et d’être moins dépendant des fluctuations des cours mondiaux du coton fibre.
Facteurs externes affectant la compétitivité du coton africain
économies d’une dizaine de pays africains, subissent une baisse structurelle. De plus, le secteur – jusque-là bénéficiaire – a été partiellement désorganisé par les privatisations des entreprises d’Etat que leur ont imposées les plans d’ajustement structurels (exigés par le Fond Monétaire International), les bailleurs de fonds (Banque Mondiale) en tant que condition à des prêts. D’un point de vue interne, la privatisation des sociétés cotonnières, bien que répondant à un impératif d’efficacité, a eu certaines conséquences néfastes : en éclatant la filière, elle a contribué à la baisse de la recherche et à une moindre utilisation des intrants. La libéralisation des échanges est donc entreprise dans le secteur cotonnier africain mais cela est loin d’être le cas pour les Etats-Unis et l’Europe.
Le marché mondial du coton connaît aujourd’hui des « dysfonctionnements » et des « pratiques déloyales », allusion aux subventions accordées par les Etats-Unis et l’Europe à leurs propres planteurs de coton. Selon Monsieur Ibrahim Malloum, président de l’ACA, « la production cotonnière africaine bénéficie de nombreux avantages comparatifs. L’Afrique ne demande pas un traitement exceptionnel, mais, au contraire, le respect, par tous, des règles de l’OMC ».
En septembre 2003, l’échec du sommet des pays membres de l’OMC à Cancùn est en partie dû à l’ « Initiative coton » lancée par les pays africains producteurs. Rendue publique juste avant le début de la conférence de Cancùn par quatre pays (Bénin, Burkina Faso, Mali et Tchad), cette initiative a bénéficié d’un important relais médiatique, si bien que les négociations sur le produit coton furent inscrites à l’ordre du jour du sommet, fait rare puisque les négociations ne concernent généralement pas les produits directement. Cette initiative visait donc à ce que soient effectuées des négociations spécifiques pour un produit, ce qui est contraire aux règles habituelles. De plus ses exigences étaient assez irréalistes (notamment la demande de compensation financière d’un milliard de dollars versée directement aux gouvernants africains), ce qui fut peut-être contre-productif : les quatre pays africains avaient adopté une position peu négociable. Au final, cette initiative n’a donc pas entraîné d’avancées concrètes. L’impact de cette initiative est d’autant plus retombé qu’on assiste aujourd’hui à une embellie passagère (production chinoise peu abondante à cause du climat) et que le problème se pose donc de manière moins cruciale.
Les Etats-Unis restent figés sur leur position d’autant plus que l’année 2004 est celle des élections présidentielles américaines et que le président actuel G. W. Bush est originaire du Texas, région historiquement productrice de coton. Les Etats-Unis invoquent le rôle de la Chine et de la concurrence des fibres synthétiques dans l’effondrement des cours du coton, et recommandent aux Etats africains de diversifier leurs productions, ce qui a été repris dans le texte Derbez (ministre mexicain des affaires étrangères, présidant le sommet), proposé à l’ensemble des pays comme bilan de la conférence de Cancun. Cette réponse fut bien sûr soumise à une fin de non-recevoir des pays africains. L’Union Européenne est divisée sur le sujet. Traditionnellement, elle soutient le développement de l’Afrique, mais elle ne pouvait se permettre d’adopter une position clairement favorable à l’Initiative, par crainte d’une contagion à d’autres produits comme le sucre (dont les subventions à la production et à l’exportation sont fortement attaquées, notamment par le panel brésilien).
A propos de l’initiative, la France a précisé sa position, qui reste assez modérée et propose une coopération technique avec le secteur cotonnier africain, notamment en termes de motorisation et de biotechnologies, et surtout la création d’un fonds d’assurance privé contre la volatilité des prix, dont le premier apport serait fait par les pays développés. Cette idée semble bonne, mais est loin d’être nouvelle : il existait déjà des caisses nationales de stabilisation dans chaque pays d’Afrique francophone, avant les privatisations des années 90 encouragées notamment par les institutions internationales. Il faut concéder que ces caisses étaient l’objet d’importants détournements de fonds. Une chose est certaine à propos de ce fonds d’assurance : il ne peut pas être efficace contre des cours continûment bas, à moins bien sûr d’admettre un réapprovisionnement régulier de la part des pays développés.
Selon l’ACA, les quatre pays africains à l’origine de l’initiative coton savent pertinemment que les variations du prix mondial du coton, et notamment sa tendance à être structurellement bas, ont de multiples origines (variation de la demande, concurrence des fibres synthétiques…), mais ils ne peuvent oublier ce qui selon eux est la cause principale de cet effondrement : les subventions à l’exportation américaines et dans une moindre mesure, les soutiens européens à la production (pour les producteurs grecs et espagnols). Ils s’attachent donc à combattre ces subventions en premier lieu et veulent sensibiliser le public face à ce problème qui met face à face quelques 25000 agriculteurs du sud des Etats-Unis et 16 millions d’africains dont la seule source de revenu est le coton.
Dédommagement récent et reconnaissance des préjudices subis par le coton africain
L’exemple du coton donne la mesure des contradictions entre les discours officiels sur la nécessité de faire une place à l’Afrique dans le commerce mondial et la réalité où la politique agricole commune de l’Europe (PAC) et le « Farm Bill » américain stimulent artificiellement la production, et provoquent donc la chute des cours sur le marché mondial, emportant dans son sillage tous les efforts consentis par les paysans ouest africains. Dans un contexte affiché de lutte contre la pauvreté, cette situation paraît aberrante tant l’incohérence globale des politiques publiques est révélée. Ainsi, le 20 avril 2004, les ministres de l’agriculture européens se sont mis d’accord pour réformer en profondeur le régime d’aide au marché européen du coton. Il a été décidé de réformer le secteur du coton afin de le rendre respectueux de l’environnement et des règles commerciales en éliminant les soutiens à la production qui perturbent les échanges. 65% des aides de l’UE vont être découplées de la production et les 35% restants seront maintenus sous forme de versement par hectare.
La décision récente de l’organisme de règlements des différends (ORD) au sujet du panel déposé par le Bénin et le Brésil à l’OMC a été très en défaveur des Etats-Unis, et montre peut-être une volonté de cohérence des discours plus importante. Les Etats-Unis ont été condamnés à une lourde amende censée compenser les producteurs du préjudice subi à travers la baisse du cours mondial occasionné par les subventions à l’exportation américaines. Même si les pays producteurs de coton ne doivent pas compter uniquement sur l’issue de ce panel et trouver rapidement des voies d’amélioration de la compétitivité de leur coton, cette « victoire » nous semble être un premier pas essentiel pour assurer un avenir plus sûr et prometteur au coton d’Afrique de l’Ouest et aux individus qui en dépendent.