La mise en oeuvre de politiques spécifiques à l’agriculture familiale, à côté d’une politique agricole plus « classique », permettrait-elle de mieux soutenir les exploitations familiales ouest-africaines ? La question des « politiques duales » fait débat. Plusieurs acteurs nous ont donné leur point de vue sur cette question.
Un nombre croissant de pays mettent en place des politiques agricoles visant à répondre au « dualisme » de leur agriculture, avec d’une part un volet visant les grandes propriétés mobilisant beaucoup de capital et souvent tournées vers les marchés d’exportation et d’autre part un volet pour les petites exploitations davantage tournées vers le marché local voire la subsistance. C’est le cas par exemple du Brésil, qui a créé un ministère spécifique pour l’agriculture familiale, et du Maroc, où le deuxième pilier du « Plan Maroc Vert » s’adresse spécifiquement aux petites exploitations familiales. Une « politique duale » serait-elle intéressante en Afrique de l’Ouest ? Plusieurs acteurs nous ont donné leur point de vue sur cette question.
Nadjirou Sall : Au Brésil, l’État a donné une part belle à l’agriculture familiale en lui consacrant un ministère, des financements et des programmes spécifiques. Au Sénégal, nous aurions à gagner à la création d’un ministère, ou du moins d’une direction de l’agriculture familiale. Cela marquerait symboliquement une orientation claire en faveur de l’agriculture familiale et aiderait à résoudre le problème d’éclatement du sujet « agriculture familiale » entre une multitude de ministères (Agriculture, Élevage, Environnement…). En ce qui concerne l’agrobusiness, je comprends le discours de l’État — selon lequel il faut des politiques complémentaires pour appuyer toutes les formes d’agriculture — même si en tant que représentant d’une organisation d’agriculteurs familiaux, je pense qu’il faudrait avant tout des politiques en faveur de l’agriculture familiale.
Mahamadou Fayinkeh : Selon moi les exploitations familiales et l’agrobusiness sont complémentaires, pas antagonistes. Les petits exploitants familiaux ne peuvent pas rester éternellement petits. En se transformant et en se modernisant, ils deviennent de grandes exploitations, sur un modèle plus entrepreneurial. C’est pour cela que nous devrions avoir des politiques complémentaires et harmonisées, pour l’agriculture familiale et l’agrobusiness. Ces politiques devraient répondre aux défis spécifiques de chaque type d’agriculture et s’intéresser à la manière dont l’agrobusiness peut soutenir le développement de l’agriculture familiale.
Augustin Wambo Yamdjeu et Benoit Faivre Dupaigre : L’approche du Nepad n’est pas de promouvoir des formes duales de développement. Cependant nous devons reconnaitre que certaines régions présentent des potentialités de développement du fait de conditions agro-environnementales favorables ou de situations géographiques donnant un meilleur accès aux marchés. C’est ce qui forme la logique des corridors de croissance dont parle l’Union africaine et que l’on doit encourager en faisant le pari que ces régions avantagées auront un effet d’entrainement sur leurs voisines. Il s’agit pour nous, en cette période de mutation structurelle profonde, de la meilleure manière de remettre en selle l’approche d’aménagement du territoire. Il faut aussi être lucide sur le fait que toutes les petites exploitations ne sont pas aptes à se moderniser et à dégager des surplus. A défaut de pouvoir accompagner la transition de ces fermes vers d’autres activités, nous devons en avoir une approche sociale d’où la tendance à développer des dispositifs de filets de sécurité, si possible liés à des programmes d’éducation et de formation, notamment pour les femmes et les enfants.
Zacharie Mechali : Les politiques duales présentent le risque de confiner l’agriculture familiale dans le domaine de la solidarité et de la sortir du domaine économique où elle a toute sa place. Cependant, il faut également reconnaître que dans un monde où l’agriculture familiale est le plus souvent négligée par les décideurs, considérée comme inexistante et à remplacer par autre chose, la formulation de politiques publiques qui en font un objet en tant que tel est une avancée importante. Ensuite, le secteur agricole a besoin d’une diversité d’acteurs et, notamment, d’investissements agro-industriels, correctement articulés avec les exploitations familiales. Or, l’émergence et le renforcement de ces différents acteurs de l’économie agricole impliquent des approches et des outils différents qu’une politique duale permet d’expliciter.
Cette approche n’est cependant « valide » ou pertinente, de notre point de vue, que si elle est résolument tournée vers une forme de convergence de ces différents types d’agriculture, si son pilier « agriculture familiale » vise en effet à accroître le poids de cette forme d’agriculture au sein des filières (notamment par l’organisation professionnelle) et si elle se dote par ailleurs d’un troisième pilier crédible portant sur la régulation et la facilitation des partenariats entre les acteurs (par exemple à travers l’agriculture contractuelle).
Henri Rouillé d’Orfeuil : Il y a eu un débat sur la question des politiques duales tout au long de l’Année internationale de l’agriculture familiale. La question de l’affirmation de politiques publiques dédiées spécifiquement à la défense et au développement des agricultures familiales a été l’un des grands sujets de l’année. Certains considérant la nécessité de construire une deuxième politique mise en œuvre par un deuxième ministère de l’agriculture, d’autres pensant préférable de promouvoir une composante d’une politique agricole unique ou provoquer une évolution de cette politique. Le dualisme de l’agriculture est souvent rejeté comme objectif à atteindre, mais il est difficile de le nier comme une réalité dans la plupart des pays. Plus largement, il est nécessaire de reconnaitre que les agricultures, comme les milieux qu’elles valorisent ne peuvent être que diverses. La domination d’un modèle unique d’agriculture est évidemment en contradiction avec cette diversité.
Dans la compétition que nous observons entre les deux principaux modèles d’exploitations agricoles qui se jouent aujourd’hui, l’exploitation familiale et l’entreprise agricole, il me semble, pour ma part, important de garder une place dans les politiques publiques et les régulations internationales pour des outils, des moyens, des régulations spécifiquement dédiés aux agricultures familiales avec, le cas échéant, des arbitrages qui leur soient favorables. Cette position se justifie pour moi, moins comme un parti pris en faveur d’un camp qu’au nom de l’intérêt général.
Auxtin Ortiz : Au niveau du Forum rural mondial, nous pensons que les politiques publiques en faveur de l’agriculture devraient être prioritairement destinées à l’agriculture familiale, qui est l’acteur principal en termes de production alimentaire, d’emploi, etc. Malheureusement, ce n’est pas ce qui se profile aujourd’hui en termes de politiques.
Au Maroc, deux piliers pour deux agricultures
En avril 2008, le Gouvernement marocain a adopté une nouvelle stratégie de développement agricole : le Plan Maroc Vert. D’emblée, l’agriculture est proposée comme moteur de la croissance nationale et garante de l’essor global du pays. Deux missions lui sont attribuées: générer de la croissance et lutter contre la pauvreté. Le statut dual de l’agriculture est officiellement assumé au travers de la décomposition du Plan Maroc Vert en 2 piliers : l’un pour continuer de soutenir le développement des filières à haute valeur ajoutée, le second pour accompagner la petite agriculture vers un modèle d’entreprises agricoles.
L’instrument principal du deuxième pilier est le projet. Porté par des opérateurs sociaux contractualisés pour sa mise en œuvre, il peut être de différents types : reconversion vers des cultures plus rémunératrices, intensification, valorisation, diversification/ développement de produits de niche, microcrédit. Ces projets impliquent la participation obligatoire des agriculteurs ou des coopératives et/ou associations locales.
Dans le cadre du premier pilier, l’État marocain octroie des subventions à des acteurs (grands exploitants, agro-industriels, coopératives agricoles…) qui vont agréger (passer des contrats) avec un certain nombre d’agriculteurs. Le taux de subventionnement dépend du nombre d’agriculteurs et de la taille des surfaces agrégées. Ce pilier permet ainsi de financer les grands exploitants et les agro-industriels, même si une petite coopérative qui agrège un certain nombre de contrats peut aussi prétendre à ces subventions.
L’agrégation est clé dans le Plan Maroc Vert. Il s’agit d’un modèle d’organisation des agriculteurs autour d’un opérateur (grands exploitants, agro-industriels, organisations paysannes…). Le dispositif d’agrégation implique un droit d’achat exclusif par l’agrégateur sur la récolte de l’agrégé, assurant en contrepartie à ce dernier un débouché sûr et stable. Ce partenariat commercial peut impliquer d’autres clauses comme la fourniture de services. Ainsi, l’agrégateur endosse un rôle de support dans la production (distribution d’intrants, formation…).
Nadjirou Sall est secrétaire général de la Fongs, secrétaire-général adjoint du CNCR et secrétaire général du Roppa.
Auxtin Ortiz est directeur du Forum rural mondial.
Mahamadou Fayinkeh est président de Nacofag (National Coordinating Organization for Farmers Association in The Gambia) et coordinateur du comité national de coordination de l’AIAF en Gambie.
Augustin Wambo Yamdjeu est responsable du CAADP/PDDAA (Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine) à l’agence du Nepad (Nouveau Partenariat pour le développement de l ’A f r i q u e).
Benoit Faivre Dupaigre est conseiller « Agriculture » à l’agence du Nepad.
Zacharie Mechali est chef de projets à l’Agence française de développement (AFD).
Henri Rouillé d’Orfeuil a notamment travaillé au Cirad et à la Banque mondiale. Il était chargé de mission interministérielle pour la préparation de l’AIAF en France.