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publié dans Ressources le 15 février 2010

Entretien avec Elisabeth Atangana, présidente de la Plate-forme sous-régionale des organisations paysannes d’Afrique Centrale (Propac) au Cameroun

Elisabeth Atangana/Nathalie Boquien

Leaders paysan.ne.sOrganisations de producteurs et de productricesCameroun

Entretien réalisé par Nathalie Boquien (Inter-réseaux – Grain de sel) lors du Forum paysan organisé par le Fida à Rome, le 15 février 2010.

Grain de sel (GDS) : Pouvez-vous vous présenter et présenter votre parcours ?
Elisabeth Atangana (EA) :
Je suis productrice depuis une trentaine d’années, et aujourd’hui j’assume les fonctions de présidente de la Plate-forme sous-régionale des organisations paysannes d’Afrique Centrale (Propac). J’ai commencé ma vie associative en tant que membre d’un groupe de femmes en 1979. C’était une association réunissant des femmes ayant un même objectif : se réunir, se connaître et réaliser des actions communes permettant d’améliorer les conditions de vie de chacune. J’étais membre fondateur de ce groupe, mais je n’en étais pas présidente. Un an plus tard, j’ai initié la création d’une autre organisation appelée « Entre nous ». Pourquoi avoir créé « Entre nous » ? Parce que nous avions l’habitude de nous réunir, de nous rencontrer au marché, mais nous n’échangions pas, nous ne nous disions pas un mot ! J’ai donc invité les femmes, dans la ville où je me trouvais avec mon époux, pour leur dire que ce n’était pas bien de rester comme ça et qu’il fallait premièrement qu’on se connaisse et deuxièmement qu’on essaye d’apprendre les unes des autres pour mettre en place quelque chose de commun. Cela m’a amené à créer l’association « Entre nous » dont le principal objectif, en dehors des échanges et de la formation mutuelle, était d’améliorer chacune son habitat. Et notamment de s’équiper. Cette association, au bout de quelques années, a eu un tel impact que les hommes en sont devenus fiers ! On avait un système de tontine dans laquelle chaque femme contribuait selon ses moyens. Lorsqu’on cotisait une somme, quelqu’un nous accompagnait ensuite pour acquérir ce dont on avait besoin. Plus tard, ayant dépassé ce niveau, nous nous sommes demandées comment les femmes pouvaient se battre pour être autonomes. Chacune a alors dû dire comment elle pouvait chercher de l’argent. La première initiative que j’ai menée a été de créer une porcherie avec mon époux, pour pouvoir en tirer des revenus. C’est devenu un exemple dans la localité, les projets ont été démultipliés, certaines ont choisi de mettre en place des petits commerces pour vendre des boissons ou des PPN , toujours est-il qu’elles ont commencé à avoir des revenus elles-mêmes. De fil en aiguille, beaucoup d’autres associations se sont crées. Comme je n’étais pas de la région, certaines personnes disaient « non, elle est étrangère, il faut que nous même on s’approprie la chose ». Je ne l’ai pas mal pris, mais ça m’a permis plutôt de me repositionner en leur disant que c’était une bonne chose car si plusieurs associations existaient, cela pouvait être une opportunité pour se mettre ensemble. Nous étions à l’époque à peine connues dans le département. Mais cela avait eu de l’impact car nous organisions des rencontres où nous invitions des personnes venant d’ailleurs pour montrer les résultats de ce qu’on avait fait au bout de l’année, c’est comme cela que ça a pris de l’ampleur.

GDS : Comment êtes-vous arrivée ensuite au niveau national ?
EA :
Quand cette association s’est mise à fonctionner, elle est devenue un exemple. Il y a eu aussi la création de beaucoup d’autres associations, notamment mixtes. D’autres activités se sont intégrées, comme la production de bananes, de bananes plantains, d’ananas, de manioc. L’agriculture s’est introduite dans les activités. C’est à ce moment là que j’ai commencé à côtoyer les leaders paysans. J’étais encore très jeune, j’avais beaucoup d’enthousiasme et d’engagement, ce qui faisait que je pouvais passer beaucoup plus de temps à m’occuper de l’association que certains leaders qui avaient d’autres occupations au niveau de leur famille. On a alors créé une fédération qui s’appelle Union des groupements communautaires (UGC), maintenant elle est en léthargie mais le nom est resté. Nous l’avons créée avec d’autres leaders et c’est devenu une grande association qui couvrait l’arrondissement. C’est comme ça que nous sommes devenus un peu plus visibles et que les ONG nous ont abordés pour nous impliquer dans leurs activités. C’est ce qui a permis que je sois coptée comme leader au niveau national pour aller aider à la création d’autres fédérations dans tout le Cameroun. J’ai ainsi participé à la création de beaucoup de fédérations au niveau national. Parce que nous étions obligés de parcourir le Nord, le Centre, l’Ouest, pour aller porter le message du rassemblement, de la solidarité, le message du développement des OP.

GDS : C’est ainsi que vous avez pris des responsabilités ?
EA :
Nous étions 13 OP dans le pays qui étaient vraiment assises et nous avons été approchées par une ONG, qui avait bénéficié de l’appui des suisses. Nous avions déjà commencé à bâtir un réseau régional avant que cette ONG ne nous aborde. Le réseau s’appelait le Réseau interdépartemental des organisations paysannes, et quand l’ONG a appris cette idée elle se l’est appropriée pour construire quelque chose de plus grand. Cela a permis de créer la première organisation que nous avons appelé le Conseil national des fédérations paysannes du Cameroun (CFPC). Mais lorsque nous avons créé le CFPC, avec le soutien de la coopération suisse et de cette ONG, il y a eu tellement de problèmes que chaque leader s’est retranché dans sa région. Il y a eu trop de turbulences, beaucoup de bagarres avec l’ONG d’accompagnement, entre les leaders, beaucoup de manipulations, alors je me suis retirée aussi dans ma région et j’ai créé une autre organisation (la première dont j’ai parlé n’était pas dans ma région d’origine, mais dans ma région d’accueil). Je suis donc rentrée dans ma région et j’ai créé la Chaîne de solidarité d’appui aux actions de développement durable (Chasad). Cela m’a pris 2 ans pour mettre en place cette organisation, pour convaincre les gens, leur dire qu’il était important qu’on se mette ensemble et qu’on puisse trouver des solutions à nos problèmes. Comme les questions dont nous discutions avec les gens portaient sur des problèmes qui touchent vraiment les populations : l’eau, l’agriculture, l’organisation s’est mise en place et j’ai commencé à travailler au niveau de tout le département (l’organisation couvre tout le département). La Chasad est donc devenu mon organisation de base. Nous avons conçue la Chasad comme une organisation de développement local intégré par rapport aux besoins soulevés par les communautés. Il y avait donc un aspect « eau et assainissement », un aspect « promotion de la femme », « promotion des jeunes », « production et commercialisation » et un dernier aspect « santé et assainissement ». L’organisation a eu l’opportunité de bénéficier d’un soutien de la coopération suisse qui était entrée dans une expérimentation d’un partenariat direct avec une petite organisation régionale. L’objectif inscrit dans ce partenariat était de réaliser des ouvrages d’eau potable en faveur des communautés. En même temps, ayant constaté qu’il y avait aussi un besoin de formation des jeunes, car j’avais fait une tournée qui m’avait permis d’identifier 250 jeunes qui étaient au chômage et en rupture scolaire, immédiatement il m’est venu l’idée de créer un centre de formation. Et j’ai réussi à le mettre en place. J’avais la responsabilité d’accompagner l’éducation car l’Etat venait de se désengager, à cause de l’ajustement structurel donc il y avait un volet éducation, un volet formation, un volet appui à la production. Nous faisions tout cela nous même, en tant que leaders, avec le peu de connaissances que nous pouvions avoir.

GDS : Justement, avez-vous été formée pour cela ?
EA :
En 1993, nous avons commencé à avoir des formations en terme de participation. J’ai dû me déplacer pour aller me former, chaque fois que j’ai du mettre un outil en place. J’ai mis en place un outil de microfinance car les gens avaient besoin de financement, il fallait trouver une solution. Les gens avaient besoin de commercialiser leurs produits, on a donc créé une coopérative de commercialisation. Nous étions obligés de mettre en place un mécanisme approprié pour répondre à un besoin. Finalement d’autres ONG se sont créées et nous ont abordé pour dire qu’il fallait que les paysans continuent leur mouvement, puisque chacun s’était retranché dans sa zone. Il fallait qu’on se remette ensemble et ils ont organisé une rencontre en 1998, intitulée « Le mouvement paysan en AC, impasses et alternatives ». Cette grande rencontre qui s’est tenue au sud du Cameroun a été l’occasion d’un déballage, où chacun devait dire ce qu’il avait fait de mal pour que le mouvement échoue, et c’était vraiment un mea culpa général. Les ONG, les OP, les partenaires qui étaient là, ont passé une journée à « se tirer dessus », et le deuxième jour on l’a passé à chercher des solutions. On s’est dit c’est vrai, on a mal fait jusqu’à présent, mais comment peut-on relancer ? On a fini par dire « il faut que les ONG respectent les OP, etc. » et cela a été les résolutions de la rencontre. Nous, leaders nous nous sommes retranchés entre nous, et nous nous sommes demandés que faire maintenant que les partenaires n’étaient plus là. Et c’est à ce moment là que tous les hommes qui étaient à cette réunion ont dit « nous les hommes nous avons échoué, nous pensons que les femmes peuvent relancer le mouvement paysan au Cameroun et en Afrique Centrale ». Et s’est donc posé le choix de la personne qui devait coordonner cette nouvelle relance. C’est donc comme cela que tous les hommes, par consensus, m’ont désigné. Et j’ai accepté de relancer le mouvement. Il fallait pour cela identifier toutes les organisations au niveau national mais nous n’avions pas de ressources, on n’avait rien… on avait zéro franc ! Il a fallu que chaque leader mette la main à la poche, pour que nous puissions aller sur le terrain, identifier les organisations représentatives dans tout le pays. Nous avons réussi à le faire avec les petites contributions que nous avions. Ensuite, j’ai commencé à préparer le Forum qui nous a conduit à la création de la concertation nationale des OP du Cameroun dont j’ai été la présidente. Mais cela ne s’est pas passé sans problème car entre temps, il y a eu un nouveau projet dans le cadre des APE. Les ONG ont encore créé un autre comité ! Cette fois, j’ai dit que c’était trop, et que je n’avais plus le temps de m’en occuper ! Il y a eu plusieurs impasses, finalement c’est le comité créé par les 2 ONG qui s’est excusé. Il a fallu recommencer le processus jusqu’à la mise en place de la concertation paysanne.

GDS : Les conflits dont vous avez parlé se passaient ils entre leaders ? Quelles en étaient les raisons ?
EA :
Je devrais apprécier à sa juste valeur l’apport des ONG au Cameroun, car elles ont permis de donner des formations aux grands leaders du Cameroun, mais en même temps la méthode d’intervention n’était pas favorable à la responsabilisation des paysans et à leur autonomisation. C’est là où il y eu des conflits. La volonté affichée était la responsabilisation et l’autonomisation. Mais dans les faits c’était tout le contraire et ça ne pouvait pas marcher. Il y avait des leaders qui n’avaient peut être pas la même vision. C’est là que ça n’allait pas. L’ONG qui avait les moyens réussissait à manipuler ceux qui n’avaient pas d’objectif à long terme contre ceux qui avaient réellement une vision de se projeter dans l’avenir. Cela a créé une « turbulence » et entraîné le mouvement paysan au Cameroun dans une impasse lourde. Il y a eu aussi le manque d’accompagnement. Parfois les leaders qui ont reçu les moyens n’ont pas eu d’accompagnement en termes de gestion, ils n’étaient pas soutenus techniquement pour assurer la gestion. Il y a eu beaucoup de suspicions de mauvaise gestion financière notamment, parfois à tort, parfois non. C’est tout un ensemble de choses qui a fait que le mouvement n’a pas avancé malgré le potentiel humain et les ressources. Le cas de certaines ONG qui ne veulent pas l’autonomie des OP se rencontre encore.

GDS : Et selon vous, le rôle des ONG, qu’il soit positif ou négatif, a un impact important au niveau des leaders ?
EA :
Oui. On peut dire qu’elles ont joué un rôle positif car elles avaient dans leurs objectifs la formation des leaders, ce qui a été très positif et a presque donné une pépinière de leaders. Mais de l’autre côté il y a eu aussi la culture du « coup d’état » c’est-à-dire que quand la tête du leader ne leur plaisait plus, ils manipulaient la base pour l’enlever. Il y a eu une perte de temps, une perte d’énergie, une perte de ressources humaines, car la plupart des leaders sont partis, certains n’ont pas supporté de perdre tant de temps, pour continuer à lutter pour une cause dont ils ne savaient pas quel serait l’avenir.

GDS : Ces leaders dont vous dites qu’ils ont été manipulés par les ONG, étaient-ils tout de même reconnus par la base ?
EA :
Pas forcément. Je pense qu’il y avait aussi beaucoup de jeunes. Quand un jeune arrive, il n’a peut être pas de revenus, et s’il reçoit quelque chose, il est tenté de faire ce qui n’est pas éthique. Mais les paysans savent reconnaître les vrais leaders, et ils savent les demander. Il y a eu des moments où les paysans disaient qu’ils voulaient untel. Mais les ONG sont puissantes, elles ont l’argent des bailleurs, et elles gardaient l’intermédiation entre l’OP et les organisations internationales.

GDS : Qu’est ce qu’un vrai leader pour vous ?
EA :
Personnellement, je pense que le leader c’est quelqu’un qui sait se dévouer à la cause de son peuple. Etre leader, c’est un appel, ça ne se décrète pas, ça vient tout seul, on se voit appelé pour aider à faire changer une situation, on se voit appelé à contribuer à améliorer quelque chose et on est désintéressé. J’ai des capacités à devenir entrepreneur privé, mais j’ai choisi le créneau du développement, qui est assez difficile.

GDS : Vous avez parlé de formation, comment avez-vous, vous-même, été formée ?
EA :
Comme formation de base, je suis institutrice principale. J’ai aussi une formation en microfinance, qui m’a permis de mettre en place le réseau de microfinance rurale avec une expérience personnelle et j’ai suivi également des formations en leadership, en gouvernance, en management ; toutes ces formations constituent un capital inestimable, parce que ça m’a permis de m’ouvrir et de pouvoir avoir les capacités de recherche personnelle. C’est-à-dire que, lorsqu’un problème se pose, je n’ai peut être pas eu la chance d’aller apprendre la théorie universitaire mais par des bribes que j’ai reçu ça me permet de faire une analyse rapide et de pouvoir proposer des solutions qui peuvent soit être bonnes soit nécessiter des améliorations.

GDS : Ce type de formation plus « formelles » est-il indispensable pour être leader paysan ?
EA :
Je crois qu’on est leader d’abord parce qu’on a la capacité à mobiliser, à conduire, à se faire écouter. Mais ces formations sont nécessaires, pour essayer d’ordonner ses idées, pouvoir également s’adapter à des situations qui se présentent à nous au quotidien. Ça c’est indispensable. Et des formations plus pratiques sont également pertinentes, c’est pour ça que nous avons créé le centre de formation où nous ne faisons pas que la formation théorique, nous faisons beaucoup de pratique, et nous faisons aussi venir des praticiens pour parler aux jeunes. Par exemple, je peux organiser une soirée avec les jeunes pour leur parler des expériences du quotidien, des difficultés de tous les jours, leur expliquer comment j’essaye de les gérer. Ils posent des questions auxquelles j’essaye de répondre. Parfois je reçois aussi des universitaires : les universités m’envoient des stagiaires avec qui je discute sur ce qui se fait concrètement; parfois ce sont des écoles de formation ; et souvent ils disent que ce qu’ils apprennent à l’école est complètement différent de ce qui se vit sur le terrain.

GDS : Et vous, vous êtes-vous formée auprès d’autres leaders ?
EA :
Je crois que c’est de l’autoformation. Si je reconnais que quelqu’un a des capacités, je ne me fais pas prier : si j’ai des questions à lui poser je vais lui poser. Mais je dois dire que parfois, certains leaders ne sont pas très ouverts. Le leadership peut se transmettre, et il faut que les gens s’ouvrent, et aident les autres. Mais j’ai l’impression que des leaders pensent que, en se cloîtrant, ils gardent quelque chose, je ne sais pas. C’est important de transférer si on veut pérenniser. J’ai un groupe de jeunes leaders que j’encadre parce que j’estime que, si nous voulons que notre Propac ou la CNOP Cameroun soit institutionnalisées, il faut des gens qui aient une vision, peut-être pas la mienne, mais qu’ils en aient une à partir de laquelle part leur mouvement. Il faut commencer à les former maintenant.

GDS : Pouvez-vous nous dire comment vous les identifier ?
EA :
Chaque leader a sa perception. Si je suis dans une OP où je viens tenir une réunion, le temps que je vais passer à discuter avec les gens va me permettre d’identifier des potentiels leaders. Et si ces personnes sont ouvertes à l’apprentissage, il ne me reste alors qu’à leur tendre la main pour les aider. J’ai la chance d’en trouver autour de moi, des femmes qui veulent vraiment apprendre, certaines sont plus réservées je suis obligée de les tirer. A celles qui sont plus ouvertes, je donne aussi plus ! Parce qu’il y a des moments où on m’appelle à 5h du matin, pour que j’apporte un soutien car elles reçoivent des gens. Je suis obligée d’y aller, c’est ça mon rôle aussi ! Je pense que le leader donne sans compter, et c’est dramatique parfois, car s’il n’est pas organisé, finalement il donne tout et il ne lui reste rien. Parfois autour de lui on lui dit « tu es leader, tu prêches le développement, mais toi-même tu es quoi ? ».

GDS : Avez-vous une prise en charge de votre organisation ?
EA :
Non, le leadership, c’est du bénévolat. Je suis à Rome maintenant, le Fida m’a reçue, il m’a donné des perdiems. Mais pour le travail que je fais au quotidien, il n’y a pas de compensations. Mais une de mes luttes aujourd’hui, c’est aussi de dire que le leader ne doit pas être pauvre. Il doit être quelqu’un de digne, quelqu’un qui a une décence, quelqu’un qui peut être un exemple pour attirer les autres. Car vous ne pouvez pas attirer les gens si vous-mêmes vous êtes pauvre ! Nous sommes d’ailleurs en train d’introduire des mécanismes pour arriver à relever le niveau de vie des leaders

GDS : Parvenez-vous encore à avoir une activité professionnelle agricole ?
EA :
C’est le plus difficile, car pendant que je suis ici, on est en train de préparer les champs que j’ai, et il faut que je paye des ouvriers et cela n’est pas pris en charge par l’organisation. Pourquoi ? Parce que l’organisation elle-même est une organisation de pauvres. Donc nous n’avons pas assez de ressources pour contribuer à la vie même de l’organisation. Et l’organisation n’a pas assez de ressources pour pouvoir payer les déplacements et les journées de ses leaders. C’est un problème que nous avons toujours soulevé, mais qui n’a pas encore trouvé de réponse. Pendant que le leader s’occupe des autres, qui s’occupe de lui ? Il n’y a personne ! Cela a été un grand problème dans ma famille : « toi tu es toujours partie, et finalement nous qu’est-ce qu’on devient ? ». Ce n’est que quand tu commences à montrer des résultats, par exemple quand je peux montrer que j’ai réalisé 72 ouvrages d’eau potable dans 68 villages, alors là les gens disent « ah, mais c’est important ce qu’elle est en train de faire ! ». C’est important pour les autres mais pour toi ? Ce que tu donnes aux autres, tu ne l’as pas. C’est une difficulté. Au début, c’était très difficile pour ma famille de l’accepter. Mais grâce aux résultats, ils commencent à dire « c’est utile ce qu’elle est en train de faire ». Au début mes enfants me demandaient « mais tu passes toute la journée sous la véranda à écrire », mais aujourd’hui ils disent « elle avait raison, elle remplit un rôle important ! ». Il faut donc des résultats ! Quand il n’y a pas de résultats visibles, palpables, c’est très difficile de se faire entendre, ni par sa belle famille, ni par ses enfants, ni par son époux. Aujourd’hui mon époux peut suivre les activités mais il faut que je sois capable de payer quelqu’un qui fait les activités à ma place, et lui fait le suivi. J’ai déjà perdu une centaine de porcs parce que j’étais absente et que l’ouvrier a été négligent. Et personne n’est là pour compenser !

GDS : Comment envisagez-vous l’avenir pour vous ?
EA :
J’ai commencé à préparer la relève. Et j’estime qu’après avoir contribué à mettre en place une organisation à la base, une organisation nationale et une organisation sous-régionale, des outils spécialisés, peut être qu’il est important de se mettre en retrait à un moment et se consacrer à la formation. Cela m’intéresse beaucoup. Je vais peut être pas me retirer du mouvement mais plutôt m’orienter à transférer les connaissances aux jeunes. C’est pour cela que je pense que le centre que nous avons mis en place est important, que ce soit au niveau national ou au niveau sous régional. Si j’arrive à trouver des partenaires avec qui faire du chemin, mon souhait serait de créer quelque chose d’innovant qui donne la possibilité d’une autre qualité d’agriculteurs ; des entrepreneurs plutôt que de l’agriculture de subsistance ; quelqu’un qui puisse bien gérer ses revenus, négocier avec les autorités, créer les partenariats économiques. C’est donc vraiment une autre forme de formation qu’il faut donner aux jeunes. J’aimerais bien me consacrer à ça et peut être également aider ou conseiller ponctuellement des organisations à travailler sur tel ou tel domaine. Il faut commencer à transférer les connaissances, il faut commencer à passer le témoin !

GDS : Dans les OP, comment s’articule le rôle des leaders avec celui des salariés ?
EA :
Ça, c’est une grande question que l’on a soulevée d’ailleurs aujourd’hui. En tant que leader, vous êtes la tête pensante de l’organisation, vous vous démenez pour soulever des ressources qu’ensuite vous transférez aux salariés alors que vous-même vous n’avez rien. Pourtant c’est vous qui menez l’organisation et qui portez même la responsabilité de la réussite ou de l’échec de cette organisation. Je pense qu’il est important que les organisations puissent se doter de ressources techniques compétentes et expérimentées pour accompagner les producteurs et les élus. Un technicien, selon moi, doit savoir mettre en œuvre la vision politique de l’organisation. Cela nécessite que nous passions du temps avec lui pour lui expliquer notre vision, nous assurer qu’il a bien compris, qu’il va bien suivre le chemin que nous voulons tracer. C’est très important car certaines organisations ont connu des problèmes avec leurs salariés à qui on avait confié la responsabilité de gérer les ressources, mais qui ne suivaient pas les objectifs de l’organisation. L’un de nos problèmes, c’est de savoir comment faire pour que l’organisation vive et que ses techniciens participent à la consolidation de cette organisation, tout en ayant eux aussi assez de ressources pour vivre. Et c’est la même chose lorsque nous formons des stagiaires. Lorsque nous avons formé des stagiaires ils partent là où c’est mieux et abandonnent l’organisation. Donc comment faire pour garder toute cette expertise ?

GDS : En tant que leader, vous êtes à l’interface entre vos membres, l’Etat, les techniciens, les partenaires, comment arrivez-vous à concilier les exigences de chacun ?
EA :
Je dois dire que c’est plus simple au niveau des partenaires. C’est vrai que le partenaire nous apporte des ressources, mais si les exigences du partenaire ne rencontrent pas l’éthique de l’organisation, on devrait être en mesure de lui dire que ça ne marche pas. Maintenant par rapport aux membres, on a l’obligation de les écouter car c’est pour eux qu’on travaille. Donc nous sommes plus redevables à nos membres qu’aux partenaires. Mais ce sont les partenaires qui ont les financements, ce sont eux qui peuvent nous aider à répondre aux besoins de la base, il s’agit donc d’être une véritable interface. Et pour cela il est important de donner l’information et rien que l’information. Au cours de l’assemblée je leur dis « le Fida a donné ceci, cela, et il a donné pour faire ça, ça et ça, et pour l’instant il estime que c’est telle activité qui sied avec sa philosophie d’accompagnement ». Le jour où cela change je leur dis à nouveau. Cela permet que chacun soit au courant de ce qui est exigé par le partenaire, et que ça ne devienne pas « Elisabeth qui ne veut pas nous apporter l’appui dont nous avons besoin ».

GDS : Comment faites-vous pour vous organiser avec toutes ces responsabilités ?
EA :
En fait il faut trouver le temps parce que sinon vous êtes là pour qui ? Il faut à tout prix trouver du temps, soit dans les réunions mensuelles, soit dans les réunions statutaires, soit au cours d’une assemblée. L’assemblée, ce n’est pas juste pour présenter que vous avez eu tant d’argent, réalisé telle action. C’est aussi pour dérouler toute la vision pour que tout le monde soit au même niveau que vous. C’est pour cela que nous avons deux phases : la phase protocolaire avec les autorités et les observateurs, où nous pouvons donner des informations, puis une phase profonde avec les membres uniquement, où nous déroulons la vision et où tout le monde doit prendre la parole pour mieux comprendre cette vision ou proposer quelque chose pour améliorer la vision. Cela permet aussi d’avoir une remontée d’informations de chaque organisation

GDS : Vous arrive-t-il d’avoir à prendre des décisions sans pouvoir consulter votre base ?
EA :
Oui cela arrive. Il peut arriver que nous ayons une opportunité. Alors l’avantage que nous avons aujourd’hui c’est le téléphone. On se consulte ainsi très rapidement, j’essaye d’avoir le pour et le contre, et puis j’essaye de trancher. Et je me souviens aussi d’un partenaire qui nous disait « le leader c’est celui qui sait tirer quand il sait qu’il est dans la bonne voie », c’est-à-dire qu’il y a un peu de dictature même dans la démocratie, j’essaye d’appliquer ça.

GDS : Cela ne vous est jamais reproché ?
EA :
Si, beaucoup ! Cela m’est reproché mais si le résultat est positif ils finissent par comprendre. Parfois c’est aussi des gens qui souhaitent vous faire des blocages qui aimeraient que ça traîne ! Mais parfois il faut agir avec célérité pour saisir une opportunité. Et moi je ne saurai pas vous dire, j’ai eu trop de problèmes ; si l’on est pas très motivé ça peut vous faire abandonner en cours de chemin et vous demander pourquoi on se peine ainsi.

GDS : Pour vous quels sont les défis pour les leaders paysans ?
EA :
Le plus grand défi aujourd’hui, c’est comment faire en sorte que chaque famille puisse toucher un minimum de 500 000 francs par an. C’est un défi très important. Nous avons pu donner de l’eau aux populations, former des gens, mais il reste beaucoup à faire. Le 2e défi c’est la relève de nos organisations. Pour assurer cette relève il est important que les jeunes que nous sommes en train d’engager puissent trouver ce minimum de 500 000. Ce sont des défis qui semblent simples mais qui sont en réalité difficiles à relever. Nous discutons beaucoup avec les partenaires des questions stratégiques et politiques ce qui est très important, mais en même temps il faut se pencher sur des questions plus pratiques : les gens ont besoin de manger, de s’habiller, d’envoyer leurs enfants à l’école, de santé ! Pour soigner le paludisme au Cameroun par exemple il faut un minimum de 15 000 francs. Comment faire pour que lorsque les gens sont atteints du paludisme ils soient capables de prendre leurs trois perfusions sans avoir à emprunter de l’argent ; ça c’est le plus urgent aujourd’hui. Et si nous n’arrivons pas à assurer cette sécurité minimale aux jeunes je ne sais pas comment nous allons assurer la relève des organisations paysannes.

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