Entretien téléphonique réalisé par Nathalie Boquien le 06 août 2010.
Grain de sel : Pouvez-vous nous parler des relations entre l’État burkinabé et la Confédération paysanne du Faso (CPF), en particulier en 2008 lors des négociations autour du prix des céréales ?
Bassiaka Dao : Les relations sont bonnes, même si c’est parfois tendu entre nous. L’État est le premier partenaire des organisations paysannes (OP), nous sommes donc en concertation et nous sommes complémentaires l’un l’autre. L’État et les OP ont chacun leurs prérogatives. Les OP doivent porter la voix des sans-voix, de leurs membres, les paysans, pour qu’elle soit entendue au niveau supérieur. Parfois on se chamaille mais on finit toujours par trouver un compromis. Les États ont une vision qu’ils veulent forcément imposer aux autres et c’est là que les organisations de la société civile (OSC), notamment les OP, jouent le rôle de contre-pouvoir pour apporter leur contribution au débat politique. En ce sens, parfois les débats sont tendus et durs entre nous. En ce qui concerne la fixation du prix des denrées et la lutte que nous avons eu en 2008, l’État a voulu fixer le prix des céréales et pour cela il a organisé des rencontres avec des producteurs sans passer par la CPF. Nous avons refusé cette situation. Sous la pression de la Banque mondiale, l’État s’était désengagé de tous les services et, même si la crise alimentaire a été une opportunité pour lui de réinvestir le monde agricole, il doit être en mesure de travailler avec l’ensemble des acteurs pour faire avancer les choses. Voilà comment nous sommes entrés en contact avec eux. En tant que président de la CPF, j’ai été invité à participer à une rencontre au ministère en vue d’harmoniser les points de vue et de fixer le prix des céréales. Une multitude d’acteurs étaient présents. Je leur ai dit que je ne pouvais pas comprendre pourquoi le ministère tenait une rencontre sur le prix des céréales et la sécurité alimentaire en ignorant royalement la CPF qui est la représentation de tous les paysans : il y a des producteurs céréaliers, des riziculteurs, des éleveurs, des transformateurs. Tous ces gens-là se sont mis ensemble pour être plus forts. Or, si l’État prend des démembrements individuels en disant que ce sont ces gens-là qui doivent répondre, ça ne répond pas ! Est-ce qu’aujourd’hui je peux venir voir seulement la section du ministère de l’Agriculture qui travaille sur le foncier et dire que je travaille avec le ministère ? Non ! Il fallait d’abord que la CPF soit saisie, et c’est nous qui devons charger nos participants d’aller à cette table de négociations. J’ai demandé sur quelle base ils s’étaient fixés pour dégager un prix d’achat du riz et ils ont sorti un compte d’exploitation. Mais ça ne peut pas se passer comme ça ! L’État s’est désengagé de la production, de la commercialisation, depuis les année 90 et, suite à la crise alimentaire, il revient sans coup férir dire « bon, voilà le compte d’exploitation ». Cela n’a pas de sens ! Sur quels éléments se sont-ils fondés ? Quelles charges ont-ils retenu ? Les prix arrêtés ne répondent pas aux attentes des producteurs. Si nous devons effectivement lutter contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire, les paysans aussi ont droit à avoir des prix minimum garantis ! Si vous voulez qu’on s’entende il faut qu’on arrive à sortir un prix consensuel et ce prix consensuel doit être basé sur des comptes d’exploitation que la CPF va apporter. On ne s’est pas entendus !
GDS : Que s’est-il passé ensuite ?
BD : L’État voulait fixer le prix du kilo à 100 ou 115 FCFA, mais nous n’étions pas d’accord, nous voulions des prix plus élevés. J’ai ai expliqué que si nous ne pouvions pas nous entendre, j’allais utiliser un argumentaire assez convaincant pour interpeller toutes les régions. Donc au sortir de cette rencontre, j’ai organisé une conférence de presse avec les leaders paysans, et nous avons sorti notre discours en révélant nos comptes d’exploitation et nos calculs du minimum auquel nous pouvons céder nos céréales : c’était à 125 FCFA le kilo. Nous avons demandé à ce que tous les responsables nationaux, régionaux, jusqu’au niveau décentralisé maintiennent ces prix, de soutenir mordicus qu’au dessous de 125 FCFA personne ne doit vendre ses céréales, et que, au contraire, nous voulons plutôt aller à la hausse ! Là, ça a été un tollé. J’ai été convoqué plusieurs fois pour qu’on me dise « c’est pas des bonnes manières. » De toutes façons, puisque nous ne nous entendions pas, chacun devait prendre ses responsabilités. À partir de là seulement, toutes les régions ont pris la relève pour dire « Président, nous soutenons ce que vous dites puisque vous parlez en notre nom, et nous ne voulons pas vendre nos céréales au dessous de 125 FCFA .» Voilà comment nous nous sommes parlés et au final, il y a eu une table ronde, le ministre m’a convoqué pour s’asseoir et discuter, voir si on pouvait regarder dans la même direction. J’ai donc formulé mon argumentaire : « aujourd’hui les plus vulnérables, ce sont les paysans, et en termes d’insécurité alimentaire aussi, quand il y a une mauvaise campagne, c’est eux qui sont à la recherche des aliments. En tant que paysans nous avonsbesoin aussi de meilleures conditions de vie, nous devons avoir nos enfants à l’école, nous allons dans les mêmes pharmacies, nous payons les mêmes produits que vous, nous avons besoin du pétrole comme de l’essence mais nous n’avons pas de prix. Mais vous en tant que fonctionnaires à chaque fin de mois vous avez un salaire assuré, et nous ? » Voilà ce que nous soutenons. Pour lui, les céréales sont destinées aux prisons, aux cantines scolaires et aux hôpitaux. Pour nous, ce n’est pas un argument. Ce n’est pas la destination des céréales qui nous intéresse mais le revenu que le paysan engrange pour faire face à ses dépenses . Voilà comment nous avons parlé. Au cours de la campagne suivante, ils nous ont invité au niveau national, et de là, j’ai invité un certain nombre d’organisations, des producteurs de coton, de riz, de maïs, etc. Et durant trois jours nous avons travaillé, nous avons sorti des comptes d’exploitation : par exemple pour le riz, nous avons pris la zone de Sourou où il y a une centrale de pompage qui avait le coût de production le plus élevé, en se disant que si elle arrive à avoir un avantage comparatif, les autres plaines qui n’ont pas de centrale, qui ont un système gravitaire, vont avoir un coût de production double. Au final, nous avons fait des propositions, rencontré le ministère, les discussions ont été chaudes mais au final, chacun a cédé un peu et nous nous sommes mis d’accord, et les producteurs ont pu vendre à 125 FCFA. Nous sommes ainsi rentrés dans de bons termes. Chacun a un peu cédé.
GDS : Quel a été votre rôle dans ces négociations en tant que président de la CPF ? Comment cela s’est-il organisé ?
BD : En tant que président, j’ai participé aux négociations. Mais la CPF est un réseau, et j’ai des alliés et des partenaires stratégiques avec lesquels je travaille. Nous menons les réflexions en réseau, et même si c’est moi qui participe aux rencontres et tables de négociation, je parle à partir des argumentaires construits ensemble. Ce réseau est constitué à la fois d’autres leaders de la CPF, des techniciens, mais aussi des ONG, de certains privés, de journalistes, de religieux, etc. Des personnes ressources peuvent aussi nous aider par exemple à décortiquer le contenu des cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté, pour qu’on puisse mieux les comprendre et avoir des arguments convaincants. Par exemple aujourd’hui, le Burkina Faso est engagé dans la lutte contre la pauvreté, et en cela il doit être capable d’augmenter et de stabiliser les revenus des paysans. Mais si l’État veut les faire diminuer ? Voilà autant d’argumentaires que je clame avec les uns et les autres. Dans cette négociation, il ne faut jamais découvrir toutes ses cartes, des partenaires stratégiques travaillent donc avec moi. De temps en temps, du côté de l’État, d’autres partenaires me donnent des informations, me disent comment les choses se passent de leur côté afin que nous ne soyons pas surpris. Donc, nous nouons des alliances à tous les niveaux.
GDS : Et au sein de la CPF, y-a-t-il des alliances ? L’ensemble des structures de la CPF participe-t-elle aux négociations ?
BD : La CPF est aujourd’hui constituée de neuf fédérations, et tous leurs responsables sont impliqués dans les négociations. C’est le réseau même des producteurs. En dehors de ça, nous avons des journalistes qui nous communiquent des informations, nous avons le Service d’édition en langues nationales (Sedelan) qui nous fournit des informations, nous avons des gens au ministère et des ONG qui nous appuient. Cela permet aux leaders d’avoir des éléments pour participer aux débats. Nous appelons parfois des personnes ressources pour décortiquer le contenu des cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP), pour avoir des arguments assez convaincants. La position du président, c’est de rassembler tous les argumentaires, tous les points de vue, d’en faire une analyse critique et d’arriver à en sortir une position dont il discute avec les autres leaders qui l’accompagnent pour construire une position commune à défendre.
GDS : Selon vous, quels sont les éléments clés pour un bon dialogue avec le gouvernement ? BD : Pour être écouté par le gouvernement, je pense qu’il faut maîtriser les sujets et avoir une vision : Qu’est ce qu’on veut ? Où va-t-on ? Ça aussi c’est important. Il y a également ce que j’appelle la complicité positive. Nous ne sommes ni dans les ministères ni dans les directions où se décident la destinée du monde paysan. Nous devons donc développer des partenariats avec tous ces gens là afin de pouvoir les approcher au moment précis où on a besoin d’eux.
GDS : Concrètement, comment cela se passe-t-il ?
BD : Pour aller négocier il faut connaître les partenaires qu’on a en face de soi, c’est ce que j’appelle les complicités positives. Elles se construisent sur des affinités avec des personnes de la « maison », et permettent de mieux connaître les partenaires que l’on a en face, de savoir quels sont les points sur lesquels on va pouvoir négocier, qu’est-ce qui pourra influencer ses décisions. Cela permet de construire une base de négociations. Nous avons un certain nombre d’éléments et, à travers eux, nous arrivons à construire une base de discussion avant d’aller aux négociations et on sait ainsi sur quels points on peut céder et sur quels points on ne peut pas reculer.
GDS : Ces positions sont-elles partagées ?
BD : Dans les négociations, je ne pars jamais seul, je suis le plus souvent accompagné de cinq ou sept leaders paysans d’OP selon les spéculations qui sont concernées, qu’il s’agisse du coton, du riz, du maïs ou autres. Et en même temps, je me fais accompagner de trois personnes ressources qui travaillent directement avec les OP. Car dans les premières discussions, j’avais dit : « vous, vous avez vos experts, vos conseillers, permettez moi d’amener aussi des personnes ressources ! ». S’il y a lieu, parfois même je suspends les discussions pour sortir nous concerter. Voilà comment nous construisons nos argumentaires et faisons passer notre point de vue.
GDS : Comment êtes vous perçu par le gouvernement ?
BD : On dit souvent, à l’heure actuelle, que les leaders paysans sont devenus des syndicalistes. Je ne suis pas d’accord, nous sommes dans des processus coopératifs. Dans une coopérative le premier responsable doit être capable de défendre les intérêts matériels et moraux de ses membres. En réalité nous sommes des leaders paysans. Et pour défendre les intérêts de nos membres, il faut jouer le rôle de syndicat.
GDS : Le dialogue est-il maintenu à l’heure actuelle ?
BD : Oui, nous maintenons toujours le dialogue entre le gouvernement et nous. Par exemple, nous venons de signer le pacte pour l’élaboration de la politique nationale pour le secteur rural. On a demandé que ce soit fait avec l’ensemble des acteurs. Le premier document qui nous a été soumis, nous avons dit non. Il fallait d’abord nous laisser le temps de travailler en atelier, ce qui nous a permis d’arrêter de manière consensuelle les quatre secteurs sur lesquels il fallait travailler pour élaborer le programme national du secteur rural. Ça, ce sont des avancées et, au final, nous avons signé le pacte parce que nous nous y sommes retrouvés. Donc le dialogue est maintenu. Au-delà, quand nous allons aux journées nationales du paysan, au cours desquelles le chef de l’État reste à l’écoute des paysans, les leaders sont les porte-parole de tous les paysans. Cette année nous avons travaillé sur la mobilisation et l’optimisation des ressources en eau. Je pense que la confédération a fait des propositions très pertinentes qui ont été prises en compte par le gouvernement. En tant qu’OP, nous voulons avoir accès aux médias publics pour nous faire connaître et faire passer aussi nos innovations. Je pense que le chef de l’État est à notre écoute, il nous a dit de rentrer en contact avec le ministre de la communication pour qu’il nous donne des plages à la télévision nationale et à la radio. Voilà, le dialogue nous le maintenons. Même si, comme je le dis parfois, il y a des pics, chacun se tient sur ses positions, cela ne nous empêche pas de nous retrouver et de discuter, d’arriver à une position consensuelle. Parce que l’État a une vision et les OP ont des aspirations. L’un dans l’autre chacun veut tirer son épingle du jeu en gagnant un peu. Et à partir de ce moment, dans ces négociations, soit je cède soit ils cèdent et à un certain moment on est obligés de se retrouver sur la même branche et on avance ensemble. Nous ne sommes pas ennemis, nous maintenons le dialogue et nous faisons des propositions. Parce qu’aujourd’hui pour aller vers l’élaboration d’une politique de développement du secteur rural, il faut que ça soit basé sur la vision des paysans, des hommes du terrain, car si ce sont des techniciens qui doivent s’enfermer dans un bureau pour dire « bon voilà ce qu’on pense pour que le secteur rural se développe », là, on va tirer à côté !
GDS : L’État entend créer une Fédération des entreprises agricoles. Quelle est la position de la CPF à ce sujet ?
BD : La CPF n’est pas partante pour cette initiative. Quand on parle d’entrepreneurs agricoles, il s’agit de qui ? L’État nous a invités à une rencontre. Une note conceptuelle précise l’intention de mettre en place une nouvelle forme de structure pour, au final, aller à la création d’interprofessions, selon le modèle « un produit = une interprofession ». Nous avons déjà engagé ce débat depuis plus de 6 mois et nous disons non ! « Une interprofession = un produit », mais une interprofession peut être aussi un groupe de produits : comment pouvez-vous prendre un pays comme le Burkina Faso qui n’a qu’une seule saison des pluies pour dire « il faut une interprofession sur le mil, une interprofession sur le maïs, une autre sur le sorgho, etc. » Non !
Nous sommes en pleine discussion et nous avons même été invités à faire des tournées d’information et de sensibilisation. Ce qui est écrit dans la note conceptuelle, ce n’est pas ce qui est expliqué sur le terrain. Même lors du conseil d’administration de la CPF, avec mes administrateurs nous avons discuté de ce comportement et nous avons décidé de réunir le plus rapidement possible notre cellule d’analyse des politiques et de travailler sur cette note conceptuelle-là, et rencontrer le directeur de la Direction générale des politiques économiques (DGPE) pour lui faire des propositions concrètes avant que l’on aille au chaos. Parce que, si aujourd’hui on met en place d’autres formes d’organisations paysannes, que deviendront celles qui existent déjà ? Nous pensons que la réflexion doit nous amener à dire qu’il faut donner un temps aux acteurs qui sont sur le terrain pour se restructurer entre eux ! Par le passé, les organisations étaient construites de toute part. La nouvelle loi coopérative – la loi 014 99 – précise qu’il faut se structurer autour des filières définies par l’État (filière élevage, maraîchage, céréale, etc.). Maintenant, on va trouver que ces appellations là ne conviennent plus. Ainsi, aujourd’hui, vous avez une organisation professionnelle comme l’Union nationale des producteurs de céréales (UNPC), et on lui dit « maintenant il faut créer une union nationale des producteurs de maïs », mais alors, où l’UNPC va-t-elle se positionner ? Pour nous, c’est une forme de déstabilisation des OP qui s’entend, et nous allons anticiper et faire des propositions. Déjà, s’il y a des unions qui produisent des céréales, il faut que ce soit ces unions-là qui se spécialisent de l’intérieur pour être toujours un groupe homogène, car un paysan n’est pas un ignorant et, surtout dans un pays sahélien comme le Burkina Faso, où les aléas climatiques jouent et où la pluviométrie est capricieuse, aucun paysan ne serait assez fou pour aller produire uniquement du maïs, du mil ou du sorgho. C’est pour minimiser les aléas climatiques que les gens sont obligés de faire plusieurs spéculations. Si la pluviométrie est abondante, le maïs donne, si la pluviométrie n’est pas très bonne, il arrive à récolter un peu de sorgho ou bien du niébé. C’est cette stratégie qu’ils minimisent en voulant mettre en place tous ces nouveaux dispositifs. Et quand on parle de diversification des cultures on ne peut pas parler uniquement de spécialisation des producteurs de maïs. Donc la CPF n’est pas partante par rapport à ce projet et pour cela elle se prépare à faire des propositions au ministère.
GDS : La création de ces nouvelles structures n’est elle pas un moyen d’avoir la mainmise sur les paysans ?
BD : Oui, c’est un moyen d’avoir la main mise sur les paysans. La structuration va commencer au niveau du village et il faut que ce processus soit assisté par un agent de l’État. Moi je dis non ! Une coopérative de producteurs doit s’organiser autour des besoins des acteurs mais pas sur l’initiative de personnes extérieures qui viennent imposer leurs idées. Sinon, qui va piloter ces organisations ? Si on aide ces organisations-là à se mettre en place, alors on sera en mesure aussi de leur imposer ce qu’on veut ! À la fin de chaque négociation, du niveau du village jusqu’au niveau national, il y a un plan d’action qui sera élaboré et ce plan d’action sera mis en œuvre et financé par l’État. À partir de ce moment-là, ces organisations ne seront plus autonomes, elles n’auront pas la possibilité de s’exprimer par rapport à leur devenir !
GDS : Quels sont les leaders qui vont piloter cette structure ? Comment seront-ils choisis ?
BD : Justement, imposer cette nouvelle structuration permet à l’État de placer ses propres hommes à la tête des organisations. Voilà la finalité. Puisque notre agriculture est de subsistance, et qu’elle ne répond pas aux objectifs, il faut permettre aux plus nantis d’aller à la terre, voilà la réalité ! Et quand on va dire aux plus nantis d’aller à la terre, ce n’est pas les exploitations familiales qui possèdent 5 à 7 ha qu’on va mettre en première ligne ! Donc ce sont ceux qui étaient au pouvoir qui vont se positionner, et les paysans, eux, vont toujours croupir dans la misère…
GDS : Est-ce déjà arrivé que le gouvernement place ses propres leaders à la tête d’une OP ?
BD : Ils ne l’ont pas encore fait, mais il y a toujours eu des tentatives de déstabilisation par l’État de certains leaders qui portent très haut le flambeau. Ce sont des choses qui sont courantes. D’après mes informations, certains de mes responsables ont été convoqués et on leur a dit « on voit votre président, il est ceci, il est cela, donc nous pensons que pour le prochain mandat il ne doit pas passer » et ils se proposent alors pour être président ! Aujourd’hui, certains responsables ne veulent pas d’un dialogue engagé, ils veulent seulement que les paysans subissent ! Même si je suis paysan, que je n’ai pas eu la chance d’avoir des diplômes, j’ai aussi fait l’école, j’ai été aussi instruit jusqu’en seconde, donc je sais ce que je veux. J’ai une capacité de réflexion et je ne peux pas subir ! Je pense qu’il est nécessaire d’associer toutes les forces pour sortir le pays de l’insécurité alimentaire, et il faut sortir le pays de la pensée unique diffusée par l’État tout puissant, c’est là qu’on se donnera le maximum de chances pour réussir.
Depuis 2000, la pauvreté s’est beaucoup accrue au Burkina Faso, et ce ne sont pas les paysans qui ont défini les stratégies de lutte contre la pauvreté ! Ce sont des techniciens et des experts qui ont dit « voilà ce qu’il faut pour que les gens sortent de la pauvreté ». Or, ce qu’ils ont proposé ne permet pas à la pauvreté de nous quitter. Pourtant, il y a de bonnes volontés qui travaillent au développement du monde rural, cependant d’autres veulent seulement imposer leur point de vue parce qu’ils ont un diplôme et un poste de décision ! C’est ça la réalité ! À la CPF, nous considérons que l’État est notre premier partenaire, puisque nous devons travailler en concertation pour arriver à améliorer les conditions de vie des populations du monde rural. Mais quand vous voyez certains fonctionnaires qui se donnent le pouvoir décisionnel, considérant que eux seuls ont le monopole de la vérité, c’est ce qui nous écœure le plus souvent. Sinon, il y a toujours cette tentative de déstabilisation des leaders paysans, parce qu’untel parle trop haut, parce qu’il est devenu syndicaliste. On a droit à tout !
Quand vous êtes un leader paysan et que les gens ont mis en vous une certaine confiance, vous devez effectivement les défendre et porter haut leurs aspirations ! Vous devez faire entendre au pouvoir ce que la base pense. Un bon dirigeant qui est à l’écoute de la base doit parfois cohabiter avec certains fonctionnaires qui ne veulent même pas être à l’écoute du monde paysan. Par exemple, quand je prend le chef de l’État du Burkina Faso, il est très ouvert à la CPF et à chaque fois il félicite la CPF par rapport à tout ce qu’elle fait sur le terrain en termes d’information de la base et d’ implication de sa base. Nous ne pouvons pas dire que le chef de l’État est contre nous. Tous les membres des OP le savent. Mais quand on voit un certain nombre de ses techniciens, de ses conseillers qui disent « non les paysans n’ont pas le droit de dire ceci », c’est aberrant.
GDS : Y a-t-il des tentatives de récupération des leaders paysans par certains partis politiques ?
BD : En ce qui concerne nos OP au Burkina , je pense que toutes les fédérations que je connais sont apolitiques. Si vous êtes un leader paysan, vous devez enlever votre manteau politique. Même si vous avez votre parti dans votre cœur, vous savez de quel côté vous allez, mais vous ne pouvez pas vous afficher comme leader politique de tel parti. Mais si vous affichez votre préférence, alors forcément les gens vont tenter d’avoir de l’influence sur vous. C’est pour cela que dans les statuts de la confédération et dans ceux de nos fédérations nous avons stipulé que nos organisations sont apolitiques. Même si le leader en place fait de la politique, il ne peut pas s’afficher et il ne peut pas amener son parti politique au niveau de l’organisation parce que dans l’organisation nous parlons de la profession et non de la politique.
GDS : Existe-t-il des cas de leaders politisés ?
BD : Oui, il y a des leaders qui ont été politisés et ça a posé des problèmes, car à partir du moment où tu ne réponds plus à l’attente des politiques, ils te lâchent ! Ça s’est déjà passé, des gens qui étaient à la botte du pouvoir, quand le pouvoir les a lâchés ils sont partis ; au Burkina Faso ou dans la sous-région on en connaît beaucoup qui ne jurent que par ce que les leaders politiques disent !
Aujourd’hui, au niveau de la CPF si nous sommes écoutés c’est parce que nous n’avons pas de manteau politique. Nous travaillons en toute liberté, libres de toute pression et c’est à partir de là qu’on est écoutés. Quand je vais à l’assemblée, les députés sont de tous les bords, et les gens sont obligés de m’écouter parce que je ne suis pas de tel ou tel part. Or, si je vais à l’assemblée en affichant le drapeau d’un parti, ça veut dire que les gens ne vont pas m’écouter, on va dire « ce sont les idées de son parti qu’il fait passer ». Voilà pourquoi je ne m’affiche pas politiquement en tant que leader, parce que je dois porter la voix des sans voix et pour cela je dois être neutre.
GDS : Ne subissez-vous pas des pressions ?
BD : Il y a parfois des gens qui viennent causer avec moi de politique mais j’explique que ce n’est pas mon métier, que ça ne m’intéresse pas. Ce sont des formes d’approche et de pression, mais étant un homme averti et ayant des responsabilités, je sais comment je peux gérer mon temps libre et je sais comment il faut se comporter ! En tant que premier responsable des OP, si je me présente dans une zone de production et que je dis voilà, ce type-là, vraiment, c’est quelqu’un de bien, vous voyez déjà que j’aurai fait sa publicité ! En tant que premier responsable, et à tous mes collègues, je dis qu’il faut qu’on s’abstienne, que chacun doit avoir son parti à l’intérieur de son cœur. Mais si tu t’affiches politiquement on va t’utiliser politiquement pour faire campagne.
GDS : Avez-vous des conseils, des recommandations à faire pour maintenir une bonne entente avec le gouvernement tout en conservant son autonomie ?
BD : Je pense qu’un leader paysan c’est d’abord un professionnel qui connaît bien son métier et qui est à l’écoute de sa base, qui arrive à analyser ses préoccupations et travaille en symbiose avec les décideurs politiques tout en ayant une autonomie, qui ne se fait pas avoir et ne rentre pas dans le giron du pouvoir. La majeure partie des leaders paysans que je connais est pauvre, parce que c’est que comme cela que le leader peut garder son autonomie. Car s’il se lance dans la course au pouvoir et à la richesse, forcément les gens pensent qu’il part sous le couvert d’un parti politique.
Donc le vrai leader, c’est celui qui est transparent, compétent, professionnel, capable de tisser des alliances avec les uns et les autres et de se faire écouter des autres. Parce que ce n’est pas en critiquant les autres qu’on arrive à se faire écouter. C’est ça le leader paysan. Et c’est ce conseil là, être assez honnête, ne pas avoir des tares connues de tout le monde qui est important. Quand on sait que « ce type là c’est un coureur de jupons », personne ne lui fait plus confiance parce qu’on se dira « lui, il a déjà eu affaire à ma fille et à ma femme ». Donc il faut au maximum cacher ses mauvais défauts et montrer ses plus grandes forces pour que la base aie confiance en son leader. Avoir une capacité d’analyse, d’écoute de la base, d’anticipation et de proposition par rapport à la vision de ses membres, c’est ça être leader. Et c’est aussi être capable de travailler sous pression, car les membres vont pousser : « on veut ça le plus rapidement », ou c’est l’autre côté qui va pousser…
Donc le leader doit être capable d’être quelqu’un de très libre de ses mouvements, de ses pensées et surtout être à l’écoute de sa base. Et à partir de là, si le leader est à l’écoute de la base, il a avec lui une très grande force qui le soutient et ceux qui sont en face de lui tremblent !
GDS : Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
BD : Le leadership se forme et se crée. Il faut que les leaders paysans arrivent à se former et à s’informer, à renforcer leurs capacités. Ce n’est pas parce que l’on parle beaucoup que l’on peut être leader paysan ; il faut aussi être capable d’analyser les situations. Donc, quand on propose d’aller à un groupe de travail, il ne s’agit pas d’aller là-bas comme un figurant. Il faut renforcer ses capacités d’analyse des politiques, qu’elles soient agricoles ou commerciales, et c’est à partir de ce moment seulement que l’on peut participer efficacement à tous les débats.
GDS : Comment acquiert on ces capacités?
BD : Nous avons des institutions de formation, des partenaires qui peuvent décrocher des bourses pour vous former, vous pouvez monter des programmes de renforcement des capacités. Par exemple, au sein de la CPF, nous avons une cellule d’analyse des politiques, et dans cette cellule-là, les neuf présidents des fédérations au niveau national sont présents. Et à chaque fois, nous faisons appel à des personnes ressources qui viennent travailler avec nous pendant une semaine sur telle ou telle politique, pour nous la décortiquer, expliquer comment une politique est formulée, pourquoi on la formule, etc. Il y a toute cette maîtrise-là, tout cet art-là, que les gens nous apprennent. Et c’est à partir de là que, quand vous prenez un document de politique, vous savez quelles sont les parties qu’il faut lire rapidement avant d’aller à une rencontre. Mais quand on vous donne un document de 300 pages, que vous ne savez même pas comment exploiter un document, vous allez vous asseoir là dans la salle comme une statue ! Il faut savoir faire appel à des personnes ressources pour vous former, demander des bourses pour aller vous former, et à partir de ce moment, si vous maîtrisez votre sujet, si vous devez représenter une population, vous devez avoir des capacités assez renforcées et avoir des nerfs d’acier pour ne pas céder, ne pas être colérique !