Si la filière de l’hévéa pèse peu dans l’économie du Ghana, elle illustre bien le rôle que jouent les entreprises privées dans l’agriculture. Un membre de la ROAA et un employé de la société GREL, toutes deux protagonistes d’un même accord, nous parlent du modèle tripartite sur lequel repose la filière hévéicole.
Grain de Sel (GDS) : Pouvez-vous présenter la filière de l’hévéa au Ghana ?
Simon Tetteh – ST (GREL) : En Afrique, la zone de production de caoutchouc s’étend de la Guinée-Conakry au Gabon. Mais comparée à l’Asie, l’Afrique n’est qu’un petit producteur de caoutchouc : elle compte pour à peine plus de 5 % de la production mondiale. La Côte d’Ivoire est le 9e producteur mondial et 1er producteur africain, avec un rendement annuel de 312 029 tonnes, suivie du Nigéria, avec 151 104 tonnes. En 2018, le Ghana a produit 47 241 tonnes de caoutchouc ; il devrait atteindre les 100 000 tonnes d’ici 2025. La première plantation industrielle d’hévéas du Ghana voit le jour dans les années 50. En 1968, le gouvernement du Ghana et la société américaine Firestone fondent GREL sous forme de coentreprise. Le premier établit une plantation d’hévéas, tandis que le second implante une société de pneumatiques. En 1981, Firestone se retire et GREL devient une entreprise publique jusqu’à sa privatisation en 1997. Aujourd’hui, l’État conserve 25% des parts. Pour parer au vieillissement des plantations et à la baisse de la production, GREL crée la Rubber Outgrower* Purchases Unit en 1992 afin d’acquérir du caoutchouc auprès de producteurs externes. GREL fournit en échange une assistance technique et des intrants. L’année 1995 marque la naissance du premier projet d’agriculture contractuelle, le Rubber Outgrowers’ Plantation Project. En 2018, GREL détenait 18 000 hectares (ha) de plantations et produisait 17 193 tonnes de caoutchouc. Au total, la plantation dédiée au projet s’étendait sur 45 600 ha et fournissait 30 356 tonnes de caoutchouc, la plupart des hévéas étant encore à un stade précoce.
Isaac Bosomtwe – IB (ROAA) : Malgré l’accès difficile à la terre, le nombre d’hectares plantés augmente d’année en année : 6 697 ha d’hévéas ont été plantés en 2014, puis 7 054 ha en 2015, 8 930 ha en 2016 et 14 833 ha en 2018. Le prix du caoutchouc varie en fonction des prix du marché mondial (avec comme référence le cours du SICOM), le taux de change local et la teneur en caoutchouc sec (DRC). Si personne ne peut influencer les deux premiers, la DRC relève de la société de transformation.
GDS : la filière de l’hévéa s’articule autour d’un accord tripartite. Pouvez-vous nous en dire plus ?
ST (GREL) : L’accord tripartite réunit un opérateur technique (GREL), une association de planteurs (ROAA) et un opérateur financier (la banque de développement agricole du Ghana, ADB). Chaque partie a des obligations à respecter.
IB (ROAA) : La ROAA représente entre 8 000 et 9 000 producteurs. Certains sont autofinancés et cultivent de façon autonome. L’association s’organise à l’échelle du pays, des régions et des districts. En vertu du contrat, les planteurs qui participent au projet avec GREL doivent prouver qu’ils possèdent au moins 4 hectares de terres, livrer leurs produits deux fois par mois à GREL, rembourser leur prêt avec intérêts auprès d’ABD, payer à GREL la totalité des frais liés au matériel de production, etc. Au vu de la demande en financement émanant des saigneurs, les producteurs livrent leur marchandise au moins une fois par mois. La fréquence varie en fonction de la distance qui sépare leur exploitation de la société de transformation.
ST (GREL) : Entre 1995 et 2016, l’accord engageait 8 012 producteurs pour une surface totale d’environ 30 155 ha plantés. En outre, 1 200 producteurs sont autofinancés. À ce jour, 5 500 producteurs participant au projet sont en activité et cultivent l’équivalent de 26 800 ha. GREL leur fournit des intrants, tels que des semences, des engrais et du matériel de qualité, leur apporte une assistance technique et leur achète le caoutchouc sous forme de fonds de tasse, (c’est-à-dire du latex qui a continué de s’écouler après le ramassage post saignée) au prix moyen déterminé par le SICOM chaque mois.
IB (ROAA) : Les deux institutions financières, qui sont ADB et la Banque nationale d’investissement (NIB), proposent des prêts et des formations en finance aux producteurs.
ST (GREL) : GREL est aussi censé aider les institutions financières à recouvrer leur capital en consacrant d’avance 25 % du chiffre d’affaires des producteurs au remboursement de leur prêt. Les dernières étapes de l’accord s’effectuent en euros ; en effet, les intérêts réels en devise étrangère liés aux prêts octroyés aux producteurs sont d’ordinaire élevés lors des trois premières étapes, car les intérêts en cédis ghanéens sont élevés et s’accompagnent d’une dévaluation inférieure. Cela varie d’une année à l’autre, mais à long terme, il vaut mieux prendre moins de risques et opter pour un prêt en devise étrangère, à condition que le taux d’intérêt soit intéressant.
GDS : Quels avantages procure cet accord et quels défis pose-t-il à ses parties ?
IB (ROAA) : L’accord tripartite a contribué à réduire la pauvreté chez les producteurs. La culture de l’hévéa leur garantit un revenu onze mois par an, contrairement à d’autres cultures saisonnières. Cet accord a également permis de leur sécuriser un marché : s’ils n’étaient pas sûrs de vendre leurs produits, ils n’auraient pas investi dans la filière. Mais si GREL a l’obligation d’acheter le caoutchouc auprès d’eux, qu’il ait les fonds nécessaires ou non, les producteurs doivent fournir beaucoup d’efforts pour que le projet fonctionne.
ST (GREL) : Le but du projet est de réduire la pauvreté et de soutenir une croissance économique durable grâce à la culture de l’hévéa. Un producteur qui cultive 4 ha d’hévéas gagne en moyenne au moins 15 000 cédis ghanéens (GHS) chaque année, soit près de 1 300 GHS net par mois, alors qu’aujourd’hui, le salaire minimum au Ghana s’élève seulement à 265 GHS ! Mais bien entendu, ils doivent faire face à des défis. Comme pour n’importe quel autre produit, le cours du caoutchouc varie. Néanmoins, les prix appliqués aux producteurs sont compétitifs et rémunérateurs afin d’assurer une certaine pérennité. C’est le remboursement des prêts qui pose le plus de soucis. Plus de 2 000 producteurs tentent de se soustraire au remboursement de leur prêt en privilégiant la vente de leurs produits à des acheteurs extérieurs à l’accord. La plupart d’entre eux pensent, qu’à l’image de la filière du cacao, leur prêt finira par se transformer en créance irrécouvrable.
IB (ROAA) : Cette tendance affecte à la fois ADB et NIB, car elles ne recouvrent pas leur capital. Les producteurs en situation de défaut de paiement violent également la clause du contrat qui désigne GREL comme l’unique acheteur.
GDS : Les producteurs commencent à rembourser leur prêt une fois leur activité lancée et continuent de livrer leurs produits jusqu’à ce qu’ils aient fini de payer. À partir de quand peuvent-ils vivre de leur production ?
IB (ROAA) : L’accord tripartite stipule que 25 % de la production est allouée au remboursement du prêt et 2,5 % du prix FOB, aux services de vulgarisation fournis par GREL. La durée maximale du prêt est fixée à 15 ans à partir du premier jour de décaissement. Une période de différé pouvant durer jusqu’à 7 ans est également appliquée. Les producteurs sont censés avoir fini de rembourser leur prêt au cours des 8 premières années d’activité ; l’accord tripartite prend alors fin et libre à eux de choisir à qui vendre leurs produits.
GDS : À en croire certaines études, ce genre de modèle permet aux entreprises agro-alimentaires de dominer le secteur agricole, aux dépens des producteurs. Qu’en pensez-vous ?
IB (ROAA) : Ce n’est pas vrai ; mais parce qu’il a le monopole, GREL donne parfois l’impression d’escroquer les producteurs. Il est aujourd’hui le seul acheteur légitime et doit payer le prix fixé. Cette impression sera gommée avec la création de la Tree Crop Authority, qui fera office de régulateur.
ST (GREL) : Les planteurs sont généralement des petits producteurs ou des artisans ; ils ne disposent que d’un accès limité aux ressources et à l’assistance technique et ne sont pas en mesure de se positionner sur un marché concurrentiel. Les entreprises agro-alimentaires auront toujours tendance à dominer le secteur, mais grâce à une réglementation institutionnelle solide, les entreprises et les producteurs pourront tirer profit l’un de l’autre. Dans le cadre d’un projet structuré comme l’accord tripartite pour le caoutchouc, tout le monde est gagnant.
IB (ROAA) : La filière du caoutchouc va atteindre son apogée, car beaucoup d’individus se mettent à la culture de l’hévéa et voient son potentiel. Il y a donc de l’espoir !
Simon Tetteh est Directeur de projet à la Rubber Outgrower Unit de la société Ghana Rubber Estates Limited (GREL).
Isaac Bosomtwe préside la Rubber Outgrowers and Agents Association (ROAA).