Une enquête a été menée auprès de 386 familles d’éleveurs mobiles au Sahel pendant la transhumance 2014- 15. À l’encontre de nombreuses idées reçues, elle montre que l’élevage mobile contribue de façon essentielle à l’économie des zones d’accueil. Cette enquête révèle à quel point les transhumances sont devenues difficiles et risquées.
Si les circuits de la transhumance ou les conflits qu’elle engendre sont documentés, l’information sur l’apport de l’élevage mobile aux économies locales et à la filière bétail reste rare. Il en résulte l’image d’éleveurs consommateurs de ressources qui repartent chez eux sans que les populations locales, les collectivités ou les États n’en tirent de bénéfices durables.
Pour apporter des preuves démentant cette vision, Acting For Life a enquêté en 2015 auprès de 386 familles réparties entre le Niger (Tillabéri), le Mali (Gao, Kayes), le Burkina (Dori, Fada N’Gourma), le Sénégal (Ferlo, Bakel) et la Mauritanie (Sud). Menée dans le cadre des projets BRACED (UKAid) et PRREF (UE), cette étude s’est penchée sur le déroulement de la transhumance 2014-2015.
Jusqu’à 27 zones d’accueil. L’étude a permis de constater que la transhumance puise d’abord dans la main d’oeuvre familiale : 71 % des personnes accompagnant les animaux en transhumance sont les familles d’éleveurs elles-mêmes (53 % d’hommes et 18 % de femmes). Dans l’Est du Burkina et l’Ouest du Niger, les femmes étaient toutefois rares à partir à cause de l’insécurité en pays côtier (Bénin, Togo, Ghana). L’apport des bergers salariés est alors essentiel.
Loin de l’image d’une grande mobilité qui serait le fait d’éleveurs « purs », l’étude montre que la transhumance s’insère dans des systèmes de vie à l’architecture complexe, intégrant des productions agricoles, des activités génératrices de revenus (commerce du bétail, petit commerce, transport, artisanat) et les transferts monétaires des migrants. Dans l’Est de la zone d’étude (Niger, Burkina, nord-Mali), la transhumance est surtout transfrontalière, tandis qu’elle est plutôt interne au Sénégal, en Mauritanie et dans l’ouest du Mali — sauf en cas de sécheresse. À quelques variantes près, on quitte son territoire d’attache après les récoltes ou pendant la saison froide, pour revenir à l’hivernage suivant.
En moyenne, les familles étudiées ont séjourné dans 5 zones d’accueil différentes lors de leur transhumance. Pour un tiers, ce nombre varie entre 7 et 27 zones. La « descente » et la « remontée » des troupeaux peuvent prendre plusieurs semaines, avec des étapes multiples. Ainsi, la transhumance ne se réduit pas à un mouvement d’un point A à un point B et les couloirs ne sont pas des voies rapides acheminant du bétail à un endroit dont ils ne bougeront plus.
Des risques élevés. Dans les familles suivies, près de 40 000 bovins, 47 000 ovins et 16 000 caprins sont partis lors de la transhumance 2014-2015, soit entre 75 et 90 % des effectifs du troupeau familial, selon l’espèce. Les circuits suivis s’étirent de plus en plus vers le Sud. Il en résulte des transhumances en moyenne très longues (230 jours, soit plus de 7 mois et demi), même si celles vers les pays côtiers sont relativement plus courtes (5 mois). Au total, les familles étudiées et leurs troupeaux ont été en mouvement (y compris à l’intérieur des zones d’accueil) pendant plus de 88 000 jours (386 familles, chacune pendant 230 jours en moyenne).
Malgré des départs préparés (stock de médicaments, vaccination, déparasitage), le risque de maladies est élevé, principalement en raison du manque d’accès sur place à des médicaments de qualité et à des professionnels. À cela s’ajoute les blessures, les vols de bétail, les pannes de forages, les morsures de serpent ou encore les noyades. Au final, le taux de perte s’élève à 8,5 % pour les bovins, 12 % pour les ovins et 23 % pour les caprins. De tels chiffres devraient inciter à mettre sur la table le dossier encore peu débattu de l’assurance bétail pour les éleveurs mobiles.
Des apports essentiels à l’économie locale. Transhumer coûte de l’argent. Le montant total des dépenses déclarées par les 386 familles enquêtées avoisine le demi-milliard de FCFA (474,4 millions), pour un budget moyen de 1 230 000 FCFA par famille, réparti entre 17 postes de dépenses (cf. schéma). Les plus grosses dépenses concernent l’aliment bétail et la nourriture de la famille. En revanche, le total des taxes déclarées est faible, mais n’inclut pas celles versées sur les marchés à bétail.
Chaque année, l’apport des transhumants à l’économie locale est donc considérable. Les dépenses sont étalées sur de longues périodes et à travers de vastes zones. Pendant la transhumance 2014-2015, des milliers de transactions ont été effectués quotidiennement à différents endroits sur des marchés (60 %), directement auprès des villageois (15 %) et à des niveaux variés pour le reste : postes de santé, pharmacies vétérinaires, services de l’Élevage, forgerons, soudeurs-mécaniciens, puisatiers, comités de gestion de l’eau, auxiliaires vétérinaires, chargeurs de portables, Eaux et Forêts, réparateurs de vélos et de charrettes, piroguiers, etc.
Les ventes de bétail sont à la mesure des coûts à assumer. En 2014-2015, l’effectif total vendu par les familles suivies a été de 2 040 bovins (soit environ 5 % de l’effectif conduit), 5 120 ovins (11 %) et 1 900 caprins (12 %), pour un revenu généré de 496 millions FCFA, laissant un léger bénéfice (21 millions) vite investi au retour de transhumance : vaccination, céréales, motos, ou encore rentrée scolaire des enfants. L’essentiel des revenus de la vente des animaux est donc dépensé sur place.
Les bovins représentent 60 % des revenus et les petits ruminants 40 %, ce qui confirme leur importance dans les systèmes transhumants. Les ventes ont été réparties sur une période de 10 mois (novembre 2014-août 2015). Les femelles tiennent une place importante (40 %) et les animaux vendus sont jeunes. Près de la moitié des bovins mâles avaient entre 1 et 3 ans et seulement 17 % des femelles avaient 10 ans et plus. La moitié des ventes de bovins a été effectuée sur les marchés, 32 % au campement et 18 % directement à des villageois.
Un parcours du combattant. Dernièrement, la transhumance s’est transformée en un parcours du combattant que beaucoup de bergers appréhendent. A certains, forcés de toujours circuler le long de routes goudronnées ou de pistes rurales, le concept même d’un « couloir qui serait seulement pour les animaux » est totalement étranger. Lorsque ces couloirs existent, les éleveurs sont obligés de faire des détours incessants et risqués. Le sous-équipement en points d’eau et aires de repos peut imposer aux animaux plusieurs jours de marche sans vraiment pâturer, ni boire. Les familles enquêtées insistent aussi sur l’accès aux zones d’accueil de plus en plus restreint et sur la position affaiblie des logeurs. Ces derniers font face à la concurrence de l’élevage local et à la multiplication des acteurs villageois et communaux qui s’interposent dans les négociations avec les transhumants pour l’accès aux ressources. Dans les zones soudaniennes surtout, les spéculations commerciales et la fragmentation extrême des aires de parcours obligent les animaux et leurs bergers à des contorsions perpétuelles pour éviter les conflits.
Ainsi, seuls les éleveurs qui détiennent des effectifs suffisants pour recouvrer leurs pertes peuvent assumer le prix à payer en argent et en animaux. Pour les autres, la mobilité finit par s’arrêter, ce qui explique une asymétrie croissante entre les éleveurs riches et les pauvres : « Avec moins de 40 bovins, on perd plus à partir qu’on ne gagne ». Pourtant, dans de nombreux cas, la transhumance n’est pas un choix, mais une nécessité absolue face à la réduction des ressources pastorales dans les terroirs d’attache.
Soumis aux mêmes difficultés, le convoyage du bétail sur pied constitue une entreprise de plus en plus risquée à laquelle le transport routier ne peut pourtant se substituer en totalité. Compromettre la mobilité du bétail c’est aussi affecter la fonctionnalité de la filière bétail et, finalement, l’intégration sous régionale. La transhumance constitue la clef de voûte d’un secteur vital autour duquel se nouent les enjeux critiques de l’approvisionnement des consommateurs en viande, de la sécurité alimentaire, de la lutte contre la pauvreté et de la paix sociale.
Pourtant, dans certains pays d’accueil, la tendance va clairement dans le sens d’une séparation physique de l’élevage et d’un strict contrôle des mouvements. Le récent projet de loi sur la transhumance adopté en Côte d’Ivoire vise ainsi à durcir les conditions de séjour des transhumants et à interdire le convoyage à pied du bétail commercial à l’échelle de tout le territoire. Dans bien des endroits, la situation devient explosive.
Alors certes, la transhumance fournit un apport essentiel aux économies de nombreuses régions. Mais pour combien de temps encore ?
Brigitte Thébaud est agropastoraliste. Spécialisée depuis les années 1970 sur le Sahel des éleveurs, elle travaille pour le Nordic Consulting Group au Danemark.
Annabelle Powell (apowell@acting-for-life.org) est chargée de programme au sein d’Acting for Life (AFL).
Cet article se fonde sur les résultats d’une étude parue en juin 2017 : Acting For Life – Nordic Consulting Group, Brigitte Thébaud, Résiliences pastorales et agropastorales au Sahel : portraits de la transhumance 2014-15 et 2015-16
Cette étude a été réalisée pour le Projet de renforcement de la résilience de l’économie familiale grâce à la productivité de l’élevage dans le sud et l’est de la Mauritanie financé par l’UE et pour le Projet de renforcement de la résilience par la mobilité du bétail dans le cadre du programme BRACED de la coopération britannique. Elle a été effectuée en collaboration avec l’ISRABAM de Dakar (Astou Camara et Mouhamed Rassoul pour les enquêtes sur la transhumance 2014-15 et avec Christian Corniaux, Jéremy Bourgoin, Tangara Pape Ousmane (CIRAD-Dakar) pour les opérations de comptages le long des couloirs de transhumance.