Traditionnellement, les bailleurs interviennent dans le financement de projets ou de stratégies sur le conseil agricole. Mais depuis quelques années, leurs rôles et stratégies semblent avoir évolué, notamment vers le soutien à des dispositifs de conseil privé.
Grain de Sel (GDS) : En matière de conseil agricole en Afrique, comment ont évolué les rôles des bailleurs de fond ?
Claude Torre (CT) – AFD : À partir de 2005, devant la faiblesse de l’aide publique au développement pour le secteur agricole, les partenaires et les gouvernements ont incité le secteur privé à s’impliquer davantage. Cela s’est traduit par la mobilisation, en amont des filières, des agrodealers et en aval, des agro-transformateurs. Mais le conseil est « orienté » par les objectifs de ces acteurs (vente d’intrants pour les acteurs en amont et normes spécifiques de qualité en aval), d’autant plus que le pouvoir de négociation des producteurs est réduit. Et dans tous les cas, le risque est toujours porté par le producteur !
Mouldi Tarhouni (MH) – BAD : Depuis 2010, la Banque africaine de développement (BAD) s’est engagée à soutenir des investissements dans la Search et le Développement agricole pour améliorer la productivité et l’innovation. L’aide ciblée en faveur de la vulgarisation agricole a consisté en la réhabilitation des infrastructures, la formation des ressources humaines, la fourniture de services logistiques, etc.
GDS : Quelle est votre stratégie en matière de conseil agricole ? Quelles formes de conseil soutenez-vous ?
CT (AFD) : L’AFD intervient dans un dialogue politique avec les gouvernements qui décident de leurs propres orientations politiques. Quand un gouvernement a une vision de l’agriculture de type brésilienne ou ‘agrobusiness’, ce n’est pas évident de mettre sur la table le sujet des agriculteurs familiaux. Pour contourner cela, en Afrique de l’Ouest, on s’appuie sur les organisations professionnelles (OP) existantes qui font du plaidoyer.
MH (BAD) : Jusqu’à l’adoption de la stratégie décennale de la BAD (2013-2022) et de son programme phare « Nourrir l’Afrique », le financement de projets de vulgarisation agricole n’était pas un domaine prioritaire. Mais on note désormais un changement de paradigme, la BAD investit davantage dans des projets de soutien au conseil agricole, notamment via les technologies innovantes avec le projet Multinationale
- Technologies pour la transformation agricole en Afrique (TAAT).
CT (AFD) : On constate qu’il y a beaucoup d’interventions sous formes de projets. De cette façon, l’AFD soutient diverses formes de conseil : conseil de filière, conseil privé, conseil des OP. Mais il faut aussi travailler sur des politiques publiques avec des dispositifs de soutien pérennes et des lignes budgétaires dédiées, permettant de financer des services de conseil variés. Pour cela il y a des mécanismes d’incitation, de co-financement.
GDS : Justement, au-delà des projets, utilisez-vous d’autres mécanismes de financement du conseil agricole ?
MH (BAD) : Non, dans le cadre de sa stratégie décennale, la BAD se concentre sur les activités qui apportent une valeur ajoutée et renforcent les liens en amont et en aval dans le secteur agricole. Une attention particulière est apportée au financement de la Search agricole, du développement technologique et de la diffusion des innovations technologiques en vue de l’augmentation de la productivité agricole.
CT (AFD) : Au-delà des projets, l’AFD peut intervenir avec un mécanisme de remise de dette (le C2D) qui permet à un pays de rembourser sa dette sous forme de programmes de développement. Au Cameroun a été mis en place un projet de conseil aux OP, le programme ACEFA (p. 36-38) avec des rubriques inscrites au budget de l’État. On essaie d’en mesurer les impacts pour convaincre le gouvernement de continuer à soutenir les dispositifs pour la formation et le conseil aux exploitants. L’AFD appuie aussi des OP, premiers fournisseurs de conseil, et des banques sous la forme de ligne de crédit ou de fonds de garantie qui associent une assistance technique pour la banque et le client. Il y a aussi du conseil en gestion pour que les exploitants puissent proposer des projets « bancables » et sécuriser les institutions bancaires.
GDS : En quoi ces mécanismes sont-ils innovants et permettent-ils un développement des activités de conseil agricole sur le long terme ?
CT (AFD) : Pour garantir la pérennité et l’appropriation des activités de conseil, on cherche à renforcer les aspects institutionnels, les ressources humaines et les business modèles avec des co-financements publics par exemple. L’AFD a développé une expérience de chèques service au Cameroun : c’est un fonds mis à disposition de producteurs pour mobiliser des structures accréditées. L’accès à ce fonds nécessite un co-financement et une attention particulière est portée à la redevabilité. Au Cameroun, le conseil est de plus en plus cofinancé par le pays mais ce sont les évaluations en cours qui permettront de s’assurer de son impact et de la bonne utilisation des ressources publiques.
GDS : Les bailleurs travaillent-ils aujourd’hui différemment avec les autres financeurs traditionnels du conseil ?
MH (BAD) : Oui. Les leçons ont été tirées des défis du passé. Les bailleurs de fonds s’orientent davantage vers des modèles durables, participatifs et pouvant assurer leur autofinancement sur la durée.
CT (AFD) : Tout à fait, aujourd’hui les États sont réticents à investir dans tout ce qui est « soft » (formation, conseil) alors même que l’investissement dans l’humain fera bouger les choses dès lors que les exploitants se réapproprient les sujets ! Comme le conseil, l’appui aux OP, pour être pérenne, doit comprendre des co-financements publics. C’est nécessaire pour que les OP se structurent et perdurent. Les États sont cependant réservés à l’idée de faire émerger des contre-pouvoirs capables de les bousculer.
GDS : Comment intégrez-vous les acteurs privés du conseil agricole dans vos interventions ?
MH (BAD) : La BAD laisse une place prépondérante aux acteurs privés du conseil agricole car ils découragent la prédominance du modèle standard de systèmes à financement public. Le recouvrement des coûts était insuffisant et la durabilité, un souci permanent. Mais pour que le financement de la Search et de la vulgarisation agricole soit durable, il est nécessaire d’encourager la participation des secteurs public et privé.
CT (AFD) : Dans la plupart de ses financements, l’AFD associe un cadre environnemental et social. Cela passe par une approche de gestion des risques ou par des incitations plus développementales. Mais cela a un coût non mesuré par le marché. Ainsi, l’AFD est intervenue au Ghana sur la production familiale de l’hévéa en appuyant une banque publique et une société, la Ghana Rubber Estates Limited (GREL). On a négocié avec GREL une bonification du taux d’intérêt contre la fourniture d’un conseil technique et de gestion, autour des cultures vivrières. Les exploitants d’hévéas produisent aussi pour leur propre consommation, sont donc moins dépendants du marché et plus résilients en termes de sécurité alimentaire.
Une femme effectuant une greffe à la pépinière de GREL
GDS : À quels défis les bailleurs font-ils face en matière de conseil aujourd’hui ? Comment y faire face ?
CT (AFD) : En matière de conseil, les défis sont les mêmes que pour les autres services : durabilité des mécanismes de financement publics, intervention en mode projets sans réelle viabilité, passage à l’échelle. Dans tous les cas il faudra avoir recours à des mécanismes de financement public !
MH (BAD) : Exactement, il est nécessaire d’adopter une approche de financement pluriannuel en attribuant des subventions substantielles de recherche aux institutions pour une meilleure planification prévisionnelle, des partenariats à long terme et ce, dans une perspective d’intégration régionale. L’assistance de la BAD en matière de Search et Développement devrait aussi être plus stratégique en traitant notamment de questions transversales : changement climatique, recherche socio-économique, institutionnelle et politique liée à l’agriculture et à la gestion des ressources naturelles.
CT (AFD) : Oui, actuellement on a plutôt un modèle d’intensification conventionnelle, de systèmes de cultures améliorés, sans vision globale de l’exploitation, qui se développe par l’amont et l’aval des filières. Les bailleurs doivent mieux prendre en compte les dimensions sociale et environnementale (protection des sols, bonnes pratiques agricoles, gestion des ressources) dans les projets de conseil agricole pour une révolution doublement verte.
Mouldi Tarhouni (m.tarhouni@afdb.org) est chef de Division Agriculture, Eau et Développement Humain et Social, au sein de la Direction Générale pour uest de la Banque africaine de développement (BAD).
Claude Torre (torrec@afd.fr) est responsable d’équipes projets dans la Direction des Opérations à l’Agence française de développement (AFD).