Comment améliorer l’accès au financement des agriculteurs familiaux ? L’État peut-il ou doit-il intervenir dans ce domaine ? Comment ? Sur ces questions, nous avons interrogé un leader paysan, deux responsables des politiques régionales africaines et un représentant d’un partenaire technique et financier actif dans ce domaine en Afrique de l’Ouest.
Grain de sel (GDS) : Quel est le principal obstacle aujourd’hui auquel les exploitations familiales sont confrontées quand elles veulent se financer ?
Augustin Wambo Yamdjeu & Erick Sile : Les institutions de financement sont frileuses à l’idée d’accorder un crédit aux producteurs agricoles car elles estiment qu’ils sont vulnérables ou en incapacité de bien gérer leur activité. Les aléas climatiques présentent aussi un risque élevé pour les petits exploitants qui n’ont pas accès aux équipements d’irrigation.
Ibrahima Coulibaly : Dans la plupart des pays, il n’existe pas de cadre de financement des petits producteurs légal, formel et accepté de façon consensuelle. On assiste donc à des actions par « à coups ». Les États investissent de l’argent — et souvent beaucoup d’argent — dans le secteur, mais il est utilisé de manière totalement désordonnée. Il arrive aussi souvent qu’un nouveau gouvernement remette en cause les outils déployés par le précédent.
Claude Torre : De manière générale, l’agriculture se pratique dans les zones rurales qui sont le plus souvent délaissées en termes d’accès aux services et en infrastructures. Les services financiers qui s’avèrent coûteux pour atteindre des clients dispersés et faiblement organisés. De plus, l’agriculture est une activité risquée car liée à l’incertitude météorologique ou aux aléas sanitaires. C’est donc un sujet de développement territorial, au même titre que l’accès à l’éducation, à la santé, à l’eau, aux infrastructures, etc.
GDS : Comment développer l’accès au crédit, en particulier à moyen et long terme, des exploitations familiales ?
CT : Pour les raisons invoquées, le secteur privé est dans l’incapacité de fournir des services financiers efficients en zone rurale. Cela constitue une défaillance de marché majeure que l’État peut être en mesure de réduire. L’expérience montre qu’il faut agir à la fois sur la demande (culture économique et financière, capacités techniques, organisation des producteurs) et sur l’offre (produits financiers aménagés, accès aux informations technico-économiques, mobilisation d’instruments de partage des risques, ressources adaptées, technologies de réduction des coûts).
Pour le crédit de moyen et long termes, de nombreux pays (Bénin, Togo mais aussi Mexique) ont développé des instruments financiers spécifiques (facilités ou banques de second niveau) qui mobilisent des ressources longues et concessionnelles, destinées aux institutions (de premier niveau) finançant le secteur. Le plus souvent ces instruments sont combinés avec d’autres outils pour transférer une partie des risques (fonds de garantie ou assurance obligatoire par exemple). Dans d’autres pays (Colombie, Nigeria) une réglementation oblige l’affectation par les banques commerciales d’un pourcentage minimum de leur portefeuille au secteur agricole, directement ou par réaffectation via un instrument dédié.
L’AFD s’est penchée très tôt sur le financement agricole à travers des appuis aux banques de développement dans de nombreux pays d’Afrique. Après les déboires de ces dernières, l’équipe des « agros » avait cru trouver l’instrument idéal dans la microfinance. Hélas plusieurs échecs liés à une croissance non maîtrisée et l’impossibilité de financer l’investissement agricole par ces institutions nous ont obligés à revoir nos ambitions. Aujourd’hui la pérennisation d’un assemblage d’institutions financières variées nous semble prioritaire : banque ou IMF, fournisseurs de services d’épargne, de crédit, d’assurance, de réassurance, de garantie de crédit, ou tout autre instrument d’incitation bien géré, mutualistes, publiques ou privées, qui interviennent en association ou non. Bien entendu c’est aussi par les complémentarités entre les acteurs des filières et l’institution de services financiers que se construisent les dispositifs les plus performants, permettant le respect des contrats et le développement des exploitations familiales. Les approches favorisant la sécurisation d’actifs, souvent par un tiers (warrantage, tierce détention, etc.), sont une voie très efficace de développement des filières.
AWY & ES : La question du risque et des garanties doit être abordée de manière simple, en partant de bases auxquelles les gens s’identifient. Le système de « pression sociale » marche plutôt bien chez nous. Quand vous faites partie d’une communauté et que vous empruntez de l’argent, il est rare que vous en fassiez ce que vous voulez sans chercher à le rembourser. Car vous appartenez à un groupe social et votre image vaut de l’or.
Des institutions appropriées dans les zones rurales pourraient aussi apporter des solutions durables aux problèmes de risque et garanties. Les institutions financières mutualistes telles que les coopératives d’épargne et de crédit et certaines institutions de microfinance ont un fort encrage communautaire dans les zones rurales. Ces institutions regorgent ainsi d’énormes informations sur leurs clients, élément important dans l’évaluation du risque.
Mais la question du crédit n’est pas une question que seul le secteur privé peut régler. Le régulateur doit mettre en place un dialogue permanent entre tous les acteurs de la chaîne de valeur du crédit, afin d’identifier les problèmes et définir puis mener les réformes nécessaires.
IC : L’époque de l’État qui règle tout n’est pas prête de revenir mais l’État peut en effet catalyser dans le même pot commun différentes sortes de ressources. Le secteur bancaire sera essentiel, en particulier pour offrir la possibilité de crédits à moyen terme au petit producteur. Les institutions de microfinance auront aussi toujours un rôle à jouer dans le financement des petits producteurs.
GDS : On a coutume de dire que les États sont trop intervenus dans le financement de l’agriculture suite aux indépendances. Quelle serait la juste place des pouvoirs publics dans ce domaine ?
AWY & ES : Il nous semble au contraire que l’État n’est pas intervenu. En tout cas, il n’a pas créé les effets de levier nécessaires au développement du crédit pour en démocratiser l’accès à tous. L’expérience récente du Nigeria illustre bien l’intérêt de tels effets de levier.
Il y a cinq ans, une réunion a été organisée entre le gouverneur de la Banque centrale, le ministre des Finances, le ministre de l’Agriculture, les principales banques commerciales et les autres institutions de financement au niveau micro, méso et macro. Il s’agissait notamment de voir comment mettre en place un mécanisme de réduction du risque pour les banques. Selon un représentant de l’une d’elles, assurer un pourcentage minimum de recouvrement des crédits pouvait empêcher une banque de faire faillite. C’est sur cette base qu’a été développé le « Nigeria incentive- based risk sharing system for agriculture lending » (Nirsal : voir encadré). L’équipe chargée de développer ce programme (des représentants du ministère de l’Agriculture, du ministère des Finances et du secteur bancaire) est devenue une agence qui dispose de moyens propres pour mener des missions d’expertise et de conseil sur l’accès au crédit agricole. La situation du crédit agricole au Nigeria a beaucoup évolué depuis.
Comme au Nigeria, le secteur public pourrait développer des mécanismes de partage des risques tels que des fonds de garanties. Ces mécanismes serviraient à atténuer considérablement les effets de potentielles défaillances des clients sur les portefeuilles des institutions financières, mais aussi à s’assurer que les petits exploitants reçoivent des crédits aux taux d’intérêt raisonnables.
Il est important de souligner que le Nigeria n’appartient pas à la zone du franc CFA ; la banque centrale a par conséquent des marges de manoeuvre importantes. Quand vous appartenez à une zone monétaire, vous ne pouvez pas décider librement de modifier la masse monétaire que vous mettez en circulation. Les décisions relatives à votre politique monétaire doivent être adoptées de manière collégiale, entre tous les membres de la zone, c’est-à-dire entre des pays qui n’ont ni les mêmes niveaux d’endettement, ni les mêmes difficultés sur leur balance commerciale.
CT : Il me semble que l’intervention publique peut être de qualité si son fonctionnement est transparent, encadré par des procédures respectées. L’échec de nombreuses institutions publiques est le plus souvent lié à une mauvaise gouvernance et une influence politicienne de court terme qui ont nui à leur viabilité. L’État a le devoir d’intervenir pour régler les défaillances de marché mais il doit le faire avec les bonnes incitations financières. Il doit être aussi capable de faire évoluer ces dernières, sur la base de l’évaluation de ses politiques publiques, par des réformes voire des stratégies de sortie, si le secteur privé prend progressivement la place, avec qualité, de certains services publics.
GDS : Sur quels leviers l’État peut-il jouer pour améliorer l’accès des producteurs au financement?
CT : Nous avons financé une étude qui sera bientôt publiée et qui recense les nombreux instruments dont l’État peut disposer dans ce domaine : mixage de subvention avec le crédit, bonification de taux d’intérêt, réglementation et fiscalité favorables, banques de second niveau, soutien aux instruments de gestion des risques, appui au développement des filières, etc. Tout l’art réside dans le bon usage de ces moyens budgétaires car il faudra définir les modalités de transfert, de transparence et redevabilité, d’évaluation et impact. Cela peut se faire avec des entreprises privées ou mutualistes (PPP) mais les entreprises et sociétés publiques ont encore bien leur place.
IC : Il faut que l’État soit un catalyseur permettant à chaque acteur intervenant dans le financement de se sentir à l’aise et de bénéficier en parallèle des ressources publiques pour gérer les externalités. On pourrait par exemple imaginer que l’État bonifie les taux d’intérêts, comme au Sénégal. Dans la mesure où les investissements réalisés dans le secteur agricole mettent en général plusieurs mois à produire des résultats il faudrait aussi que l’État mette en place des systèmes pour garantir ces financements, pour que les banques se sentent davantage sécurisées dans des prêts d’investissement à moyen et long terme dans l’agriculture. Sans ressources publiques, notamment à travers la mise en place de fonds nationaux d’appui à l’agriculture par exemple, le développement de tels crédits sera difficilement possible. Il faut également des mécanismes visant à gérer les calamités climatiques. Ces mêmes fonds peuvent servir à cela. Ils sont actuellement en train d’être mis en place au Mali, au Sénégal, et au niveau régional dans le cadre de l’Ecowap.
Au Mali, ce fonds a été mis en place et abondé par l’État mais aux yeux de la plupart des acteurs et en particulier des organisations paysannes, les fonds n’ont pas été utilisés de manière satisfaisante. Aujourd’hui nous sommes en train de discuter avec le nouveau ministre de l’Agriculture pour repenser le fonctionnement de ce fonds, pour qu’il puisse devenir un outil solide et durable d’accompagnement du secteur agricole et en particulier des petits producteurs. Ce fonds aura plusieurs guichets : un pour des initiatives innovantes, un pour la gestion des calamités, pourquoi pas un pour la bonification de taux d’intérêts.
GDS : Existe-t-il, en Afrique, des États qui vous semblent mener une politique efficace en matière d’accès au financement des agriculteurs ?
CT : Le Maroc et le Sénégal nous paraissent des États qui avancent, à leur rythme, dans la bonne direction. Mais de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest ou Centrale souhaitent suivre leur chemin et l’AFD sera là, parmi d’autres, pour les appuyer.
AWY & ES : Le gouvernement du Sénégal est en voie de promulguer la réglementation nécessaire au bon fonctionnement d’un système de récépissés d’entrepôt permettant aux petits exploitants agricoles d’obtenir des crédits auprès d’institutions financières (lire p. 18-19). Par ailleurs, dans le cadre de la mise en oeuvre de Plan Sénégal Émergent, le Sénégal intensifie des mesures visant notamment l’allègement de la fiscalité sur les intrants et équipements agricoles. L’expérience du Nigeria semble aussi intéressante. Le Ghana, le Kenya et l’Ouganda pourraient d’ailleurs vouloir suivre la même approche.
IC : La dynamique générale est positive. Je pense qu’on a dépassé le cap du manque d’intérêts et de financement pour l’agriculture, mais qu’il faut maintenant établir des cadres intelligents et durables, élaborés collectivement et prenant en compte les besoins de chaque partie.
Nigeria : encourager les banques à prêter au secteur agricole
Lancé en 2011, le Nigeria Incentive-Based Risk-Sharing System for Agricultural Lending (Nirsal) vise à faciliter l’octroi de crédit au secteur agroindustriel. Le programme repose sur l’idée qu’une augmentation du volume de crédit vers l’agriculture ne pourra être atteint qu’en améliorant les capacités des intermédiaires financiers et en construisant la confiance au sein des banques.
Le Nirsal a une dotation initiale de 75 milliards de Nairas (au 15/11/2016, 75 milliards de nairas équivalent à environ 145 milliards FCFA et 220 millions d’euros.) réparti selon 5 piliers. Le principal dispositif (45 milliards nairas) permet de couvrir jusqu’à 80 % des premières pertes liées à des crédits non remboursés. Les exploitations familiales sont concernées par ce dispositif, individuellement ou en regroupement, pour des besoins d’investissements ne dépassant pas 5 millions de nairas. Ces interventions bénéficient d’une couverture de risque à 75 %. Les taux d’intérêts sont laissés à une libre détermination des banques mais ils doivent permettre de couvrir les frais des institutions de prêt tout en garantissant la rentabilité de l’activité. De fait, ils se situent entre 7,5 et 10,5 %. La durée des prêts se situe entre 24 et 28 mois.
Un second mécanisme (4,5 milliards) vise à réduire les risques en développant des produits d’assurance. Parallèlement, un mécanisme d’assistance technique (9 milliards) vise à aider les institutions financières à évaluer le risque réel et à former les producteurs pour une utilisation efficace de leur prêt.
Enfin, un fonds de 1,5 milliard de Naira permet d’évaluer les banques. Deux critères entrent en compte: l’efficacité des prêts et l’impact social. Un fonds de 15 milliards de nairas permet de récompenser les banques qui ont reçues une évaluation favorable. Ces fonds doivent leur servir à financer un projet permettant d’améliorer leur capacité à prêter à l’agriculture.
Le programme étant jeune, les études d’impact manquent, mais certains analystes considèrent ses premiers résultats comme encourageants. Entre 2011 et 2016, le Nirsal a garanti 454 projets pour une somme totale de 61 milliards de nairas. Depuis 2011, le Nirsal aurait permis de faire augmenter les prêts bancaires au secteur agricole à 7,5 % des prêts totaux accordés par les banques contre 1 % auparavant. Le succès est plus mitigé pour certains agriculteurs. Les conditions pour accéder au crédit, en particulier le taux d’intérêt, ne seraient pas assez favorables. Le programme leur semble aussi parfois confus.
Ibrahima Coulibaly est vice-président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa) et président de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP). Erick Sile est conseiller en finance agricole au sein du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad). Claude Torre est chef de projet au sein de la division « Agriculture, Développement Rural et Biodiversité » de l’Agence français de développement (AFD). Augustin Wambo Yamdjeu est responsable du Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA/CAADP) au Nepad.