Plusieurs programmes ont tenté de diffuser des pratiques agroécologiques à grande échelle, avec peu de succès. Selon Valentin Beauval et Guy Faure, il est nécessaire pour sortir de ces impasses d’abandonner l’approche « diffusionniste » au profit de méthodes intégrant les sciences sociales et reposant sur un partenariat étroit avec les producteurs.
Valentin Beauval a été agriculteur dans le cadre d’un groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) de 1981 à 2010 dans le Saumurois en France. Il est agronome et a vécu au Nicaragua, en Algérie, au Cameroun et au Sénégal. Il a été consultant pour Agronomes et vétérinaires sans frontière (AVSF), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), l’Institut de recherches et d’applications des méthodes de développement (Iram), le Groupe de recherches et d’échanges technologiques (Gret) et le Fonds français pour l’environnement mondial (FFEM) sur des problématiques de développement rural et d’agroécologie.
Guy Faure est directeur adjoint de l’Unité mixte de recherche (UMR) « Innovation et Développement » au Cirad. Ses recherches en sciences de gestion portent sur les dispositifs de conseil aux exploitations familiales (méthodes de conseil, compétences des conseillers, financement des organisations de conseil, gouvernance des dispositifs de conseil) et sur les processus d’innovation en milieu rural (systèmes d’innovation, relation recherche-conseil, rôle des organisations paysannes).
Grain de sel : Il y a eu plusieurs tentatives de diffuser à grande échelle des pratiques agroécologiques, sans grand succès. Comment l’expliquez-vous ?
Valentin Beauval (VB) : Le fait de n’avoir pas pris en compte le « fonctionnement social » des sociétés agraires a conduit à des impasses. C’est ce qui s’est passé avec la forme d’agroécologie — ou plutôt d’agriculture de conservation — que le Cirad, l’AFD et le FFEM ont voulu mettre en place à la fin des années 90 et au début des années 2000. Ils ont promu des systèmes dans lesquelles la biomasse doit être conservée pour le sol, dans des pays où celle-ci est traditionnellement laissée aux animaux à la fin des récoltes. Sauf dans des cas isolés, cela n’a pas fonctionné, car les animaux des voisins et des transhumants venaient manger ces pailles dans les champs. Si l’on avait raisonné au niveau du territoire et pris en compte ces aspects sociaux, on aurait évité bien des problèmes. Mais les équipes qui travaillaient sur ces programmes n’incluaient aucun spécialiste des sciences humaines, seulement des agronomes qui raisonnaient au niveau de la parcelle.
Guy Faure (GF) : Oui, c’est surtout vrai au départ. Puis à partir de 2000-2005, l’approche a évolué avec des recherches qui ont essayé de lever les contraintes, en facilitant l’accès à des services (crédit, voire commercialisation), en négociant les droits de vaine pâture, en posant des clôtures, en associant la diffusion des SCV aux questions foncières. Mais elles ont rarement cherché à construire en partenariat avec des organisations de producteurs de nouveaux systèmes, en mobilisant leurs connaissances et celles des agronomes.
GDS : Pourquoi est-ce important de travailler avec les producteurs pour mettre au point et diffuser des techniques agroécologiques ?
GF : Parce qu’on est face à un problème, dont on n’a pas la solution : il s’agit d’inventer des systèmes qui n’existent pas et qui répondent aux besoins et au contexte des producteurs. Ce n’est pas du « participatif » pour faciliter les échanges, mais pour mobiliser toutes les expertises, celles des producteurs, celles des techniciens et celles des chercheurs.
VB : Il faut visualiser la situation générale de la recherche agronomique en Afrique. Dans beaucoup de cas, les chercheurs ont travaillé en station : il s’agissait d’élaborer des itinéraires techniques puis de les diffuser via des dispositifs de vulgarisation. Le problème, c’est qu’en station les conditions sont généralement très différentes de celles des paysans dans leurs champs, sur le plan des sols parfois (plus profonds et moins fatigués), mais surtout des conditions sociales. Par exemple, les troupeaux des nomades et des voisins ne rentrent pas dans la parcelle des stations. On met ainsi au point des itinéraires techniques qui s’affranchissent des réalités paysannes et qui peuvent être irréalistes. On a ainsi demandé aux paysans de labourer leurs champs juste après la récolte, ce qui enfouit des résidus de culture qui servent à alimenter les animaux. La recherche en partenariat, c’est faire entrer les paysans dans les stations et permettre aux chercheurs de travailler dans les parcelles paysannes.
Un apprentissage mutuel (technicien/ chercheur/ agriculteur) pour la conduite d’une plante ornementale au Costa Rica (© Guy Faure)
GDS : Comment penser ensuite la diffusion de ces techniques ?
GF : La voie traditionnelle — celle qui a été pensée avec l’agriculture de conservation promue par le Cirad, l’AFD et le FFEM — c’est celle de la « diffusion » : on pensait qu’il suffisait de mettre au point des techniques, puis de former les paysans et de lever les contraintes financières et foncières pour que ça marche à grande échelle. Mais cela a rarement fonctionné. Car, quand on regarde ce qui se passe quand des producteurs adoptent une technique — le zaï au Burkina Faso par exemple —, on voit que c’est bien plus complexe : ils ont appris, essayé, adapté, certains en ont voulu, d’autres non. Le changement d’échelle — je préfère ce terme à celui de diffusion — ce n’est pas de la reproduction par d’autres de techniques mises au point ailleurs, c’est un nouvel apprentissage, une adaptation et une appropriation dans chaque cas.
Dans ces conditions, ce que les chercheurs et les techniciens peuvent faire, c’est essayer de simplifier et d’accélérer les processus d’apprentissage. Il faut travailler avec les techniciens, les conseillers, les organisations de producteurs, amener ces acteurs à prendre conscience de leurs difficultés et de l’existence de solutions. Car cette question du changement d’échelle nécessite aussi de parvenir à enrôler de nouveaux acteurs pour qu’eux-mêmes sentent la nécessité d’innover et l’intérêt de reproduire un processus de changement qui s’inspire des techniques mises au point ailleurs. Comment arrive-ton à impliquer ces acteurs pour qu’ils reproduisent eux-mêmes ces processus d’apprentissage ? Peut-on piloter un tel mouvement ? Non : l’innovation est un processus imprévisible et non planifiable ! Mais on peut contribuer à le guider, en faisant de la sensibilisation et de la formation, en accompagnant les processus de négociation entre acteurs pour régler les problèmes qui apparaissent, en fournissant des services (intrants, crédit, etc.), en mettant en place des incitations (subventions, paiement pour services environnementaux, etc.) ou des contraintes (taxes, normes, etc.). Il y a plein de péripéties dans un processus de recherche action, particulièrement dans la phase de changement d’échelle : on ne sait pas exactement où on va aller, qui va se mobiliser ou se désister. L’État peut jouer un certain rôle (formation, réglementation, subventions, taxes) favorisant certaines pratiques mais le renforcement ou la formation de réseaux et de plateformes sont essentiels pour permettre la création de nouvelles connaissances, mobiliser les compétences, etc.
VB : En France, les Civam (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) sont des groupes d’agriculteurs et de ruraux qui, par l’information, l’échange et la dynamique collective ont contribué à la mise en place de formes d’agriculture durable. Lorsque quelque chose a été démontré par des paysans sur leur ferme, et que ces fermes sont suffisamment représentatives des réalités de leurs voisins, les visites de paysan à paysan constituent à mon avis le meilleur moyen de diffuser ces techniques (lire l’article sur l’expérience de l’Amérique centrale). Car le paysan — j’ai été paysan pendant 30 ans — pense souvent que les « conseilleurs ne sont pas les payeurs », et que ceux qui les conseillent et qui ne sont pas agriculteurs peuvent travailler en fonction de leur propre intérêt.
GDS : Évolue-t-on vers des approches plus participatives et intégrant les sciences sociales ?
GF : Du côté des sciences sociales, plus personne aujourd’hui n’oserait tenir un discours diffusionniste. Mais ceux qui travaillent en laboratoire ne se posent pas tous les jours la question de savoir ce qu’est la diffusion, par rapport à l’adoption ou au changement d’échelle. Globalement, une grande partie de la recherche et des organisations de conseil dans le monde pensent toujours en termes de diffusion. Les approches participatives restent confinées dans un certain cercle. Il faut reconnaître aussi qu’on n’a pas encore réussi à justifier la performance de ces approches dans toutes les situations : celle-ci est évidente quand vous travaillez avec des petits groupes, dans la durée et avec des moyens conséquents. Mais la situation de tout décideur/bailleur, ce n’est pas 10 villages mais 5 000 ! Ce n’est pas 300 paysans mais 2 millions, et tout ça avec des moyens et parfois un temps limités. Enfin, c’est difficile de faire changer une institution et des techniciens qui ont travaillé des dizaines d’années avec certaines références et qui ont construit leur légitimité sur ces méthodes.
VB : Une autre difficulté doit être mentionnée : les critères d’évaluation des chercheurs sont liés à leur nombre de publications, ce qui peut les inciter à privilégier des recherches analytiques plutôt que des recherches participatives, plus longues et dont la dynamique est difficile à maîtriser. Mais les choses progressent tout de même. La recherche participative est désormais reconnue. Au Bénin par exemple, les chercheurs présentent chaque année aux OP de leur région des restitutions de leurs travaux et les interventions des paysans peuvent induire des réorientations des travaux de recherche. Certaines pratiques ont été institutionnalisées avec des OP qui cogèrent les programmes de recherche : c’est le cas par exemple du programme de gestion de la biodiversité du sorgho et du mil en Afrique de l’Ouest. Il y a donc des progrès mais les instituts publics de recherche ouest-africains ont de moins en moins de ressources. Or travailler avec les paysans dans leurs champs demande des moyens.