Ces dernières décennies, la croissance démographique rapide des villes d’Afrique de l’Ouest a entraîné l’essor d’un véritable marché pour des produits locaux diversifiés et de plus en plus transformés. Présentation illustrée des caractéristiques de cette consommation alimentaire urbaine en pleine mutation.
D’après les statistiques des Nations unies, la population urbaine en Afrique subsaharienne (ASS) atteint aujourd’hui environ 313 millions d’habitants, soit 37,6 % de la population totale. Si l’Afrique de l’Ouest ne comptait que 15 % d’urbains en 1960, elle devrait approcher le seuil des 60 % en 2030.
En ville, sur la zone ASS, l’alimentation représente entre 40 et 60 % des dépenses des ménages. Cela explique notamment pourquoi la hausse des prix des produits alimentaires a une influence aussi forte sur le budget global des populations.
La crise particulièrement forte de 2008 a constitué un tournant pour les produits locaux. Si les populations urbaines à faible pouvoir d’achat avaient surtout tendance à consommer les céréales importées (ou autres produits venant de l’extérieur) du fait de leur moindre coût, la soudaine flambée des prix a engendré une amélioration de la compétitivité des produits locaux et un retour des consommateurs vers ces derniers.
Les centres urbains, loin d’être approvisionnés exclusivement par les marchés internationaux comme on le croit parfois, constituent un débouché important pour la production locale, témoignant d’une demande urbaine croissante en produits locaux diversifiés. Cependant, les marges de progression sont encore grandes pour les filières locales.
Pour mieux comprendre les enjeux de la valorisation des produits locaux dans cette sous-région, voici une brève présentation de l’état du marché et de la consommation alimentaire urbaine en Afrique de l’Ouest.
Un nouveau modèle de « filières vivrières de rente » pour alimenter les marchés urbains locaux.
Depuis une vingtaine d’années, on observe une évolution significative de la production alimentaire en Afrique subsaharienne, en particulier en Afrique de l’Ouest, avec notamment une grande diversification des produits présents sur les marchés. Allant bien au-delà de l’autoconsommation, une part croissante des productions alimentaires est commercialisée pour approvisionner les villes en produits bruts et transformés. Ainsi, l’ancien clivage entre « filières de rente » tournées vers l’export et « filières vivrières » destinées à l’autoconsommation est aujourd’hui remis en question, certaines productions vivrières locales étant désormais exclusivement destinées à la vente. D’autre part, des productions destinées initialement à l’export sont maintenant plutôt vendues sur le marché ouest-africain (cas de l’huile de palme par exemple).
Il convient de noter également qu’en Afrique de l’Ouest, le marché alimentaire urbain des produits domestiques et régionaux est désormais un débouché plus important que les marchés à l’exportation pour l’agriculture, qui ont toutefois l’avantage de constituer une source importante de devises pour le pays. À titre d’exemple, au Mali, les ventes de produits vivriers sur le marché local représentent 419 millions de dollars contre 259 millions pour l’exportation. Plus surprenant encore, en Côte d’Ivoire, pays d’exportation de produits de rente (café, cacao, etc.), ce rapport atteint 1 030 millions de dollars contre 634 millions
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Répartition du marché urbain des 8 capitales de l’UEMOA Source : UEMOA. Enquêtes sur les dépenses des ménages des capitales de l’UEMOA, 2008
Nourrir les villes, premier enjeu des filières agro-alimentaires locales.
Dans un contexte de poussée démographique et de croissance urbaine élevée, les citadins d’Afrique de l’Ouest constituent un débouché de plus en plus important pour la production locale. Il ne s’agit pas seulement d’une production périurbaine, souvent limitée aux produits frais, mais aussi d’une gamme de produits de base de l’alimentation (bruts ou transformés valorisant la matière première rurale) provenant de régions capables de se spécialiser sur différentes productions (patate douce, pomme de terre, moringa, oignon, choux, etc.), parfois éloignées, et circulant via des réseaux marchands sous-régionaux.
Les citadins quant à eux cherchent à diversifier leur alimentation. Les produits importés y contribuent mais ils ne sont pas les seuls. En effet, l’offre actuelle en produits locaux diversifiés et transformés (farines, semoules, granules, pâtes fermentées, huiles, viande découpée, produits séchés, fumés, boissons, etc.), est en constante augmentation, avec un niveau de qualité qui s’améliore.
État des lieux de la consommation alimentaire urbaine en Afrique de l’Ouest (cf. diagramme)
Une répartition des dépenses alimentaires sur les marchés urbains révélant globalement trois grandes catégories d’aliments.
Pour l’ensemble de la sous-région, en moyenne 40 % des céréales (20 % pour le mil-sorgho, 40 % pour le maïs et ⅔ du riz) et presque la moitié des racines et tubercules sont consommés par les villes. Cela révèle l’importance des marchés urbains pour l’écoulement de ces produits. Toutefois, contrairement aux idées reçues, les amylacées (céréales, racines, tubercules et plantains) ne sont pas largement majoritaires (du point de vue « valeur économique ») dans la composition du panier de la ménagère, celui-ci ayant tendance à s’équilibrer entre trois grands ensembles de produits : un gros tiers de produits amylacés de base ; un petit tiers de produits animaux (viandes, oeufs, volailles et produits de la mer) ; et un tiers de produits « de sauce », c’est- à dire les légumes, l’huile et les condiments. Entrent également dans cette dernière catégorie les fruits et le sucre
Un régime alimentaire de type « sahélien » versus « côtier ».
Si les amylacées constituent aujourd’hui la base de l’alimentation des populations de la région ouest africaine, il faut toutefois noter deux grands types de régimes : d’une part le régime à dominance céréalière (selon les pays, sorgho-mil, blé ou riz), caractéristique des pays du Cilss ; d’autre part le double régime racines/tubercules et céréales, caractéristique des pays côtiers de l’Afrique de l’Ouest, y compris le Nigeria. Le tableau ci-dessous est révélateur de ces régimes différenciés.
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Tableau 1 : Valeur et structure du marché alimentaire de quelques capitales ouestafricaines (2008, en milliards de FCFA)
Alimentation locale ou importée ?
Si le continent africain importe une part importante de son alimentation (cf. Tableau 2), force est de constater que les situations varient d’un produit à l’autre, d’une zone à l’autre, et surtout en fonction des potentialités agricoles et de l’existence de politiques incitant la production locale.
Pour la zone Afrique de l’Ouest, une étude récente révèle que la part des produits locaux et régionaux dans la consommation urbaine serait importante, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Allant dans le même sens, une enquête des ménages réalisée dans les capitales des pays de l’UEMOA montre que les consommateurs affirment que plus des trois quarts des produits qu’ils consomment sont des produits locaux ou de la région, même dans des pays considérés comme fortement dépendants des importations alimentaires (Côte d’Ivoire, Sénégal) . Même si ces données n’ont pas été validées par des enquêtes quantitatives difficiles à réaliser, elles indiquent tout de même que les importations alimentaires occupent une place limitée dans la consommation urbaine de la sous-région.
Nicolas Bricas, UMR Moisa, Montpellier (issu de l’intervention à l’Assemblée générale de l’AFDI, juin 2012)
« Certes la part des produits traditionnels dans l’alimentation diminue (avec de fortes disparités entre les produits) : c’est le cas du mil et du sorgho d’une façon générale mais le maïs, le manioc et l’igname résistent bien. En revanche il n’existe pas de rejet des produits locaux par les consommateurs. Ceux-ci souhaitent aujourd’hui consommer des mets traditionnels transformés avec une part d’innovation pour les adapter aux nouveaux rythmes urbains. »
Nadjirou Sall, Secrétaire général de la Fongs-Action paysanne, producteur de la vallée du fleuve Sénégal : Proposer des produits adaptés aux modes de vie des urbains
« Le consommer local » est un faux débat. Selon moi, les gens consomment les produits locaux, mais ils veulent des produits rapides à préparer. Comment créer les conditions pour que les actifs de nos villes puissent manger du couscous de mil local ? Cet enjeu est relatif à la « culture culinaire » qui est en évolution dans nos familles. On a tous grandi dans des familles où le repas prenait 4 à 5 heures de temps de préparation. Aujourd’hui les tendances évoluent, surtout dans les villes. Les gens ont des familles « d’appartement », ils ne peuvent plus perdre de temps dans la préparation des repas, ils vont de plus en plus au bureau ou à d’autres occupations. Ces consommateurs sont plus exigeants, sur la qualité des produits mais aussi pour une utilisation pragmatique : l’idéal est d’avoir du « précuit ». C’est donc une préoccupation de la Fongs : comment satisfaire ce type de consommateur ? Comment continuer à augmenter la production de nos produits locaux vers des produits faciles d’utilisation, sans que la ménagère n’ait trop à se compliquer la tâche pour leur préparation ? »
Un profil de consommation en mutation.
Aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest, les consommateurs urbains sont de plus en plus exigeants tant sur la qualité proposée (demande de produits locaux avec risques sanitaires réduits) que sur l’origine des produits achetés (demande de productions locales issues d’une « agriculture naturelle », réticence pour certains légumes traités par des produits phytosanitaires interdits en Europe ou de mauvaise qualité). Ils s’intéressent aussi à la « fonctionnalité » des produits (produits transformés faciles à cuisiner).
Cependant, ces exigences sont limitées par le faible pouvoir d’achat des consommateurs urbains qui a tendance à réduire les opportunités de débouchés des industries agroalimentaires, une majorité des consommateurs ayant des difficultés à payer la valeur ajoutée et la qualité des produits qui en sont issus.
On observe par ailleurs le développement relatif d’une classe moyenne urbaine en quête de produits faciles d’emploi, de qualité régulière, disponibles toute l’année, et qui est disposée à payer plus cher ces produits. Ce nouveau marché est un moteur de développement du secteur de la transformation agro-alimentaire dans ces pays.
Enfin, au delà d’une évolution des types d’aliments consommés, le lieu de consommation est aussi à considérer : la tendance générale dans la majorité des pays ouest-africains est l’augmentation de la consommation hors du foyer.
Mamadou Goïta, ex-Secrétaire exécutif du Roppa, Président d’Amassa (AVI au Mali) (extrait d’une interview publiée dans Transrural initiatives en septembre 2011) : La restauration est un segment à ne pas oublier, car les pratiques des consommateurs évoluent
« Il faut promouvoir les produits locaux par la restauration qui compte parmi sa clientèle de plus en plus de consommateurs issus des classes moyennes. Le rôle des restaurants est aujourd’hui important. Ceux qui valorisent les productions locales étaient auparavant essentiellement fréquentés par des expatriés et des classes sociales élevées. Aujourd’hui, ces restaurants sont très prisés par les classes moyennes, les gens y viennent avec toute la famille et il faut réserver à l’avance. Cela favorise l’achat de produits locaux : en venant au restaurant, les gens découvrent de nouvelles manières de les préparer, du coup ils rentrent chez eux avec de nouvelles idées et achètent ces produits sur les marchés locaux. Cela vaut pour les céréales, les légumes mais aussi les jus de fruits frais dont la consommation explose aujourd’hui, ce qui relance la production de certaines variétés tombées en désuétude. »
En conclusion, au regard de l’actuel dynamisme des « nouvelles filières vivrières commerciales » et de leur potentiel de diversification, entre autre par la voie de la transformation agro-alimentaire, mais aussi face aux pratiques de consommation des populations urbaines changeantes, il semblerait que se dégage un large champ d’opportunités pour le développement des filières de produits locaux et sous régionaux en Afrique de l’Ouest.
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Tableau 2 : part des importations dans les disponibilités (moyenne 2005-2007) Source : Faostat, FAO
Les idées clés à retenir
- une part croissante des productions alimentaires ouest-africaines est commercialisée pour approvisionner les villes en produits bruts et transformés. On parle de « produits vivriers de rente ».
- en valeur économique, le panier de la ménagère ouest-africaine se diversifie avec un gros tiers d’amylacées, un petit tiers de produits animaux, et un tiers de « produits de sauce ».
- contrairement aux idées reçues, la majorité des aliments des marchés urbains ouest-africains ont une origine locale ou sous-régionale.
- les consommateurs urbains ont des besoins en produits alimentaires qui évoluent vers davantage de qualité, de salubrité et de praticité.