Le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation s’inquiète de la tendance à limiter le champ des investissements dans l’agriculture aux seuls investissements fonciers. Les investisseurs privés devraient davantage s’insérer dans les filières (amont, aval) sans menacer l’unique capital des populations pauvres, la terre.
Grain de Sel : Que pensez-vous de l’expression d’« accaparement des terres » ? Comment la définiriez-vous ?
Olivier de Schutter : Avec cette question de la définition, on touche déjà le coeur du débat qui se noue. L’accaparement, c’est d’abord bien sûr le fait de prendre leurs terres à celles et ceux qui la cultivent, souvent sous le prétexte qu’ils ne disposent pas d’un titre de propriété foncier, ou bien parfois parce qu’un «intérêt public» est mis en avant pour fonder l’expropriation. Mais l’accaparement, cela peut être aussi le résultat d’un endettement devenu insoutenable, lorsque la terre — souvent l’unique capital des ruraux pauvres — a été mise en gage pour y investir ou pour payer certaines dépenses nécessaires de santé ou d’éducation. Enfin, l’accaparement, cela peut être le résultat d’un échange marchand, « donnant-donnant », lorsque le petit cultivateur cède sa terre contre une somme d’argent, au prix « du marché », parce qu’il n’a pas les moyens de la cultiver dans de bonnes conditions. Que l’échange soit volontaire dans ce dernier cas ne signifie pas qu’il soit juste, car il y a des ventes de terres qui sont la rançon du désespoir — des « distress sales », disent les anglophones [« ventes de détresse » en français (NDLR)] —, parce qu’on n’a pas donné aux petits cultivateurs le soutien — les services, l’accès au crédit à des taux acceptables, la formation, l’accès aux infrastructures — qui leur aurait permis de vivre de leur travail. Il y a donc un accaparement «violent», qui est l’expropriation par l’autorité ou par les grands propriétaires qui forcent l’occupant à déguerpir, et il y a un accaparement « doux », qui est le résultat des mécanismes du marché. Je ne confonds pas les deux, mais j’insiste sur le fait qu’il n’est pas possible de dissocier la protection des usagers de la terre, de la question plus large de la réforme agraire, entendue non pas comme simple programme de redistribution pour un accès équitable à la terre, mais comme un programme de soutien à celles et ceux qui la travaillent.
GDS : Les États africains peuvent-ils se passer des investissements étrangers pour développer l’agriculture ?
OdS : Je ne le crois pas. Ils n’ont pas les moyens budgétaires suffisants. Il faut rattraper 30 ans de sous-investissement dans l’agriculture, pendant lesquels les seules exploitations agricoles à avoir été soutenues ont été les plus grosses, pouvant exporter et donc rapporter des devises étrangères. Mais il ne faut pas confondre «investissements étrangers dans l’agriculture» et investissements fonciers : les investissements peuvent servir à développer des systèmes d’irrigation, des infrastructures de stockage ou de communication, à fournir du conseil technique, bref à augmenter la productivité en intervenant en amont et en aval de la production, sans que ceci n’entraîne une modification des droits fonciers. C’est vers ces investissements « intelligents » dans l’agriculture, qui renforcent la capacité des paysans à produire, qu’il faut orienter les investisseurs. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai consacré un rapport présenté à l’Assemblée générale des Nations unies à l’agriculture contractuelle, pour montrer certes les limites de ce modèle et les garanties qu’il doit inclure, mais aussi ses potentialités ¹.
GDS : Connaissez-vous des cas d’investissements responsables en Afrique ?
OdS : Oui. Je songe à des investissements qui n’entraînent pas de changements sur les droits fonciers, mais qui renforcent la capacité de produire des paysans, qui passent par des organisations de producteurs ou des coopératives, qui respectent un équilibre entre cultures alimentaires et cultures de rente, et renforcent donc la sécurité alimentaire à la fois par une augmentation des revenus disponibles pour les ménages ruraux et par une augmentation de la production vivrière et de la disponibilité locale de nourriture. Le cas de Mali Biocarburants vient à l’esprit : une coopérative de paysans fournit à l’entreprise un certain volume de jatropha, qu’ils cultivent de manière intégrée avec le maïs (les rendements de maïs sont augmentés grâce à l’apport d’engrais qui servent à cultiver le jatropha); l’entreprise a installé à proximité une petite usine de transformation du jatropha en biodiesel destinée à approvisionner en énergie les communautés locales. Les coopératives paysannes concernées sont actionnaires de l’entreprise : elles en sont donc copropriétaires.
GDS : Les agriculteurs familiaux et les grandes exploitations industrielles peuvent-ils cohabiter harmonieusement ? Sont-ils complémentaires ? À quelles conditions ?
OdS : Cette cohabitation est difficile mais possible à mes yeux, à condition que l’État joue pleinement son rôle de gardien de l’intérêt général et assure, par des politiques appropriées, que les petites exploitations ne soient pas complètement marginalisées par l’extension des grandes plantations. Voilà en effet deux modèles de production qui peuvent être en concurrence l’un avec l’autre, soit directement s’ils visent les mêmes marchés, soit indirec-tement car ils visent à s’assurer l’accès aux mêmes ressources — l’eau et la terre — et car ils cherchent l’un et l’autre à attirer l’investissement et à avoir accès à l’influence politique. Or, le combat est inégal. Les grandes exploitations fonctionnant sur un mode « industriel » — avec une forte mécanisation et une économie de main-d’oeuvre, une irrigation à grande échelle, et généralement un modèle de production en monoculture — sont plus compétitives, au sens où elles peuvent écouler à des prix plus bas leurs productions sur le marché (notamment grâce aux économies d’échelle qu’elles peuvent faire au niveau de la commercialisation et parce que cette forme de production est moins intensive en main d’oeuvre). Tandis que les petites exploitations familiales sont hautement productives à l’hectare, et favorisent le développement rural (y compris l’industrie de transformation des récoltes puisque ces petites exploitations produisent plus pour les marchés locaux) ; elles sont aussi mieux équipées pour travailler selon des méthodes agroécologiques, qui respectent davantage les écosystèmes. En somme, les grandes exploitations industrielles produisent des coûts sociaux et environnementaux qui ne sont pas intégrés dans le prix des récoltes qu’elles écoulent sur les marchés, tandis qu’à l’inverse, les services que rendent à la collectivité les plus petites exploitations familiales ne sont pas récompensés. Il faut que ces externalités négatives des unes leur soient imputées, et que les externalités positives des autres soient prises en compte, en soutenant la petite agriculture familiale. Cela exige une politique volontariste : laissé à lui-même, le « marché » laissera subsister ces distorsions, et l’agriculture familiale sera condamnée.
GDS : Peut-on réellement réguler les investissements avec des initiatives internationales non contraignantes pour les acteurs (« directives volontaires », « investissements responsables », etc.) ?
OdS : Les instruments volontaires ne marchent que si de puissants incitants économiques les accompagnent, pour en favoriser le respect. Je ne crois pas que ce soit le cas pour l’instant. C’est pourquoi il faut reconnaître les risques d’atteintes aux droits de l’homme qu’entraînent des investissements fonciers à large échelle, et renforcer les acteurs — y compris les juridictions — qui peuvent contraindre au respect des droits de l’homme aussi bien l’investisseur que les gouvernements qui sont souvent complices de ces atteintes. Les droits de l’homme n’ont rien de volontaires : ce sont des obligations juridiques, dont le non-respect s’accompagne de sanctions. Mais, au-delà de la naïveté qui caractérise les initiatives qui misent sur les démarches volontaires, et de la marginalisation des droits de l’homme que ces initiatives entraînent — qu’elles l’admettent ou qu’elles l’ignorent —, un autre problème me frappe : ces initiatives séparent l’investissement foncier de la politique de développement agricole et rural dans son ensemble. Ceci est dangereux, car l’investissement foncier est présenté comme la seule alternative au statu quo. Or c’est faux : il y a beaucoup de manières d’améliorer les choses pour les petits producteurs, en les organisant mieux, en les aidant à se former, en leur fournissant les services qu’ils demandent, en développant des marchés locaux et régionaux auxquels ils pourront avoir accès. Méfions-nous de cette mise en scène, où l’on oppose investissements à grande échelle dans le foncier et immobilisme, comme ci cela épuisait la gamme des solutions disponibles.
GDS : Comment limiter la surenchère entre les pays pour attirer les investissements étrangers et d’une façon plus générale améliorer la gouvernance foncière en Afrique de l’Ouest ?
OdS : La concertation régionale est clé. Le niveau de la Cedeao ou celui de l’UEMOA sont adéquats : c’est à cette échelle qu’il faut aller vers la définition de cadres communs. C’est la meilleure façon pour les gouvernements de renforcer leur pouvoir de négociation par rapport aux investisseurs étrangers, dont l’intérêt est évidemment de mettre en concurrence les États afin d’obtenir les conditions les plus favorables — le droit, par exemple, de ne pas payer beaucoup d’impôts ou de ne pas en payer du tout, de pouvoir puiser sans limites dans les nappes aquifères, ou de se voir attribuer les terres les plus fertiles et situées près des voies de communication. L’adoption par le Comité de la sécurité alimentaire des Directives volontaires sur la gouvernance responsable de la terre, de la pêche et des forêts, qui est espérée dans les semaines qui viennent — j’écris début mars 2012 —, doit être l’occasion d’une initiative à l’échelle régionale : le plus adéquat serait de construire ces directives au plan de chaque région, et d’instaurer une sorte de contrôle par les pairs pour s’assurer que les gouvernements coopèrent entre eux dans l’intérêt de la protection de leurs populations rurales.
GDS : Que peuvent faire les OP pour faciliter l’accès des paysans à la terre et lutter contre certaines formes de spoliation ?
OdS : Il est très encourageant de voir que, partout dans le monde, mais récemment surtout sur le continent africain, les paysans s’organisent mieux. Cette évolution est notable en Afrique de l’Ouest, où les OP participent à l’élaboration des politiques au sein de l’Ecowap via le Roppa et sont incluses dans la mise en oeuvre de la loi d’orientation agricole au Mali ou dans celle de la loi agro-sylvo-pastorale (Loasp) au Sénégal. Le soutien à l’agriculture familiale doit inclure la question foncière. Les difficultés encourues à cet égard au Sénégal — où le dialogue entre l’État et le CNCR, le syndicat agricole historique, a progressé sur de nombreux points mais a buté sur la question de la réforme foncière — doit cependant nous alerter : c’est un domaine hautement sensible, où les élites voient parfois leurs intérêts menacés. Mais les OP ont un rôle clé à jouer, y compris en poussant à l’élaboration d’un cadre régional sur cette question.
Prof. Olivier De Schutter est le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation depuis mai 2008. Professeur à l’Université catholique de Louvain et au Collège d’Europe (Natolin), il est également membre de la Global Law School à New York University et professeur invité à Columbia University.