Alors que cet article était en cours de rédaction, notre collègue et ami Samuel Koffi Bobo est décédé en Côte d’Ivoire. Cette contribution est dédiée à la mémoire de ce jeune chercheur appelé à un avenir brillant, dont les qualités humaines étaient unanimement reconnues.
Le conflit ivoirien (2002-2011) a exacerbé des tensions foncières anciennes engendrées par d’intenses migrations agraires, notamment dans la zone forestière. Une loi sur le domaine foncier votée en 1998 avait tenté d’apporter une réponse à ces tensions. Cette loi peut-elle aujourd’hui contribuer à la paix sociale et au développement ?
Une réforme foncière hasardeuse dans un contexte de forte migration
Un nombre important de transactions foncières conflictuelles entre autochtones et non natifs. L’écrasante majorité des terres rurales en Côte d’Ivoire n’est pas immatriculée. Cela n’a pas empêché la pratique courante, depuis plusieurs décennies, de transactions marchandes sur la terre, notamment entre « autochtones » et migrants dans la zone forestière. La dimension économique de ces transferts ne fait généralement pas disparaître leur dimension sociale, le preneur contractant un « devoir de reconnaissance » vis-à-vis du cédant et de sa communauté. Cette particularité introduit une incertitude sur les droits transférés, qui peuvent être contestés par les autochtones pour manquement des migrants à leurs obligations sociales. Il arrive également que les ayants droit de la famille du vendeur autochtone contestent le droit de céder une parcelle qu’ils considèrent comme familiale. Souvent, la contestation (particulièrement par les jeunes autochtones de retour au village après l’échec de leur projet urbain) vise à récupérer des parcelles pour les revendre ensuite à des conditions plus avantageuses, et non pour les mettre en valeur.
Face à la politisation croissante de la question foncière, les autorités ivoiriennes ont élaboré divers projets de sécurisation des droits fonciers coutumiers qui ont abouti à la loi sur le domaine foncier rural du 23 décembre 1998. Selon un argumentaire classique, cette loi organise le titrage systématique des droits coutumiers * en droits de propriété privés. Sa mise en oeuvre a régulièrement été retardée depuis le premier coup d’État de décembre 1999. Elle reste néanmoins à l’ordre du jour sous le nom de « Programme national de sécurisation foncière » du ministère de l’Agriculture. On sait que l’application systématique et brutale de politiques de formalisation des droits coutumiers * sous forme de titres de propriété privée est discutée, tant chez les scientifiques que chez les opérateurs de développement. Les projets pilotes de Plan foncier rural expérimentés en Côte d’Ivoire dans les années 1990, antérieurement à l’élaboration de la loi, avaient déjà montré l’une des principales faiblesses de ces programmes de formalisation : ils sont très difficiles à mettre en œuvre là où ils devraient être les plus utiles, c’est-à-dire en situation de conflit. Ils peuvent même contribuer à les exacerber voire à les créer là où il n’y en avait pas. La loi de 1998 consacre l’exclusion des non Ivoiriens de la propriété foncière et favorise les droits des autochtones. Dans le cas de la loi de 1998, certaines dispositions contribuent clairement à attiser les tensions latentes. Elle consacre en effet l’exclusion des non Ivoiriens de la propriété foncière, alors que, dans la zone forestière, 26 à 45% des exploitants, selon les régions, sont des non nationaux qui ont accédé à la terre par des transactions avec les « propriétaires terriens » coutumiers autochtones. De plus, les procédures prévues d’identification des droits de propriété consacrent indirectement la primauté des droits issus d’une ascendance autochtone, de sorte que les migrants de nationalité ivoirienne établis sur ces terres sont soumis à la bonne volonté de leurs « tuteurs » autochtones pour être reconnus dans leur éventuelle revendication d’un droit de propriété. Ainsi, indépendamment de son objectif de sécuriser tous les droits existants, la nouvelle loi s’est ingérée frontalement dans le débat politique en suscitant des attentes contradictoires : pour les autochtones, celle de faire reconnaître leurs droits coutumiers * sur les terres précédemment concédées aux « étrangers » ; pour ces derniers, celle de faire reconnaître définitivement les transferts passés. Dès sa promulgation, la loi a donné lieu à une information partisane déformée et à des interprétations contradictoires qui ont contribué à attiser les tensions foncières intercommunautaires.
Dans l’ouest forestier, une situation foncière préoccupante en période de sortie de crise
Les violences entre descendants de migrants et d’autochtones. Le conflit civil issu de la tentative de coup d’État de septembre 2002 a encore exacerbé les tensions foncières : les violences se sont concentrées, en milieu rural du sud, sur les anciens migrants ayant obtenu des droits fonciers de la part des propriétaires coutumiers. Les jeunes autochtones impliqués dans ces violences exprimaient le sentiment d’avoir été dépossédés de leurs droits fonciers par des « étrangers », mais aussi par des politiques étatiques de colonisation agraire et, dans la foulée, par les autorités coutumières et familiales locales elles-mêmes, accusées d’avoir « bradé la terre ». Les violences les plus systématiques se sont produites dans les régions de l’ouest, dans lesquelles la « mise en valeur » par l’agriculture de plantation s’est effectuée plus récemment et de manière plus massive et autoritaire.
Les risques de l’application de la loi de 1998 dans sa conception actuelle. Dès avant la fin officielle du conflit, alors que l’accord politique de Ouagadougou de 2007 semblait avoir suffisamment stabilisé la situation pour relancer la réforme foncière, les préfets et sous-préfets avaient manifesté leurs inquiétudes quant aux risques que la loi « vienne exacerber les conflits latents (…) en cette période particulièrement sensible de sortie de crise » ¹. Depuis, les tensions politiques et intercommunautaires se sont aggravées dans les campagnes de la zone forestière, d’abord durant ce qu’il est convenu d’appeler « la crise post électorale » (décembre 2010-avril 2011), ensuite dans le processus de changement de régime lui-même. C’est notamment le cas dans l’ouest forestier, et plus particulièrement dans la région de Duékoué et les zones frontalières du Libéria où se sont déroulés les affrontements les plus sanglants. Le retour des réfugiés ivoiriens du Libéria, dont les exploitations sont aujourd’hui occupées par des éléments pro-Ouattara, s’avère particulièrement délicat. Dans ces conditions, toute mise en oeuvre du Programme national de sécurisation foncière dans sa conception actuelle (c’est-à-dire la législation de 1998) risque de ranimer les passions. Il ne semble donc pas que la donne sur le terrain ait véritablement changé avec le détenteur du pouvoir. La situation sociopolitique dans les campagnes du sud forestier, coeur agricole du pays, n’incite pas à l’apaisement des esprits. Dans les circonstances présentes, la mise en oeuvre du programme de sécurisation foncière, déjà potentiellement porteur d’effets pervers avant le conflit, semble encore moins en mesure de contribuer à ramener la paix sociale et à assurer le développement attendu de la privatisation des droits de propriété ².
Des leviers pour accompagner les évolutions locales. Il existe cependant des raisons d’espérer et des leviers pour accompagner les évolutions en cours vers le « coutumier moderne » ³.
La persistance des transactions foncières monétarisées pendant la crise . Un premier élément peut paraître surprenant : jusqu’aux élections de novembre 2010, le conflit n’a nullement empêché la poursuite des transactions foncières monétarisées, selon les pratiques extra- légales en usage. Une étude réalisée en 2008 ⁴ par Jean-Philippe Colin a documenté les principales transactions entre autochtones et non natifs, ivoiriens ou non. L’étude montre en particulier qu’en dépit des risques encourus, la pratique des achats-ventes s’est poursuivie pendant la période de guerre civile. Comme avant la crise, ces transactions alimentent la suspicion envers les acheteurs non natifs et font fréquemment l’objet de différends, mais ceux-ci restent généralement limités aux protagonistes. Parallèlement, les pratiques de location de terre se développent et un mode de faire-valoir nouveau permettant le développement de cultures pérennes sans transfert de propriété du sol (le « planter-partager ») connaît un vif essor ⁵.
Les principaux facteurs de cette dynamique foncière marchande hors des procédures légales sont notamment : du côté de l’offre, la tentation des jeunes ruraux de monnayer des terres familiales en période de contraction sévère des revenus ; du côté de la demande, l’attrait puissant pour la culture de l’hévéa, notamment de la part des catégories sociales urbaines et pourvues de revenus réguliers.
Un besoin de sécurisation publique. Demeure cependant l’un des obstacles majeurs à l’instauration d’une régulation pacifique des transferts de droits : l’existence de transactions monétarisées ne signifie pas que les parties prenantes sont totalement libérées de leurs obligations sociales et économiques une fois la transaction effectuée. De plus, des facteurs politiques continuent de faire de la distinction entre « autochtones » et non natifs un élément structurant de l’exercice de la citoyenneté au niveau local, et une cause permanente de politisation des tensions foncières.
Dans ces conditions, il existe aujourd’hui une forte demande de sécurisation publique des transactions de la part des acteurs. La dynamique marchande selon les pratiques coutumières n’exclut donc pas un besoin de sécurisation publique. Mais, comme avant la crise, les attentes des différentes catégories d’acteurs divergent : les autochtones revendiquent la reconnaissance de leur droit de propriété sur les terres cédées par le passé, tandis que les non natifs, ivoiriens ou non, cherchent à sécuriser les droits acquis dans le cadre des transactions passées. De plus, beaucoup de non ivoiriens ignorent que la loi de 1998 ne leur permet pas d’accéder au titre de propriété et beaucoup de migrants (ivoiriens ou non) ignorent qu’elle donne un pouvoir décisif aux autochtones dans le processus de certification.
Promouvoir la propriété privée ou stabiliser en priorité les pratiques locales de transferts ?
Dans la situation actuelle de transition, il convient de se demander si la volonté de promouvoir à marche forcée la propriété privée comme moyen privilégié de sécuriser les droits existants ne contribuerait pas plutôt à les déstabiliser et à ouvrir la voie au défoulement des frustrations aggravées durant la crise post électorale.
N’est-il pas plus indiqué, pour pacifier les rapports fonciers sans entraver les dynamiques économiques locales, d’appuyer les demandes locales de sécurisation foncière sans respecter la lettre de la loi, voire en l’aménageant ? Pour cela, il conviendrait de se situer clairement dans une situation de préenregistrement légal des droits dans laquelle l’urgence, en termes de sécurisation, n’est pas à la délivrance d’un titre formel, mais à la consolidation, tant au niveau national que local, des pratiques locales de transferts. Il s’agirait :
- d’inciter les acteurs à expliciter les clauses tant sociales que contractuelles qui les lient (transferts passés) ou les lieront (transferts à venir) et éviter ainsi les flous ou ambiguïtés, principales sources de conflits, et
- d’enregistrer au niveau administratif local les engagements alors pris dans des contrats — l’enregistrement officiel portant sur la volonté des individus de contracter et non sur le contenu du contrat lui-même, qui resterait de l’ordre d’une convention privée. C’est seulement dans un second temps, et si cela s’avère nécessaire, que seraient formalisés et validés les droits ainsi reconnus socialement selon le cadre juridique proposé par la loi de 1998, dont les dispositions, éventuellement remaniées, seraient alors mieux comprises.
C’est donc surtout dans la phase transitoire de pré-légalisation des droits que l’action publique doit prendre toute son importance. Dans la situation que connaît la Côte d’Ivoire, il serait en effet inapproprié de compter sur les seules vertus des communautés locales pour mener cette tâche de clarification et de consolidation sociale (plus que juridique) des droits existants puisqu’elles sont elles-mêmes des foyers de déchirement entre autochtones et « étrangers ». Mais pour que l’intervention publique joue pleinement son rôle, elle doit encore gagner un supplément de légitimité populaire et éviter d’être trop inféodée à l’impérieux « désir de titres fonciers » des catégories sociales privilégiées.
Foncier et migration : une situation potentiellement explosive en Afrique de l’Ouest
Les migrations internes à un pays ou internationales en Afrique de l’Ouest s’orientent pour une grande part vers le milieu rural en vue de développer des activités agricoles. Traditionnellement la terre est donnée ou prêtée pour une durée indéterminée aux migrants mais avec des contreparties sociales : respecter les us et coutumes locaux, porter assistance au tuteur (celui qui a cédé la terre), ne pas se mêler des affaires politiques du village etc. Mais progressivement on voit se développer d’autres types de transactions, de plus en plus monétarisées : prêts de courte durée, locations, échanges, ventes, etc. Les migrations en Afrique de l’Ouest sont sources de nombreux conflits fonciers, qui sont dus à de nombreuses causes : la raréfaction des terres bien sûr, mais aussi l’interprétation divergente de la nature des anciennes transactions (la terre at- elle été donnée ou prêtée ? Louée ou vendue ? y compris lorsque l’échange est monétarisé), le renouvellement des générations (descendants de migrants et descendants d’autochtones se disputant la propriété), la superposition entre des voies de recours coutumières et légales, ou l’interprétation divergente du statut de la terre (selon les migrants et les pasteurs, la terre appartient à l’État, c’est-à-dire à tout le monde, tandis que les autochtones s’opposent à cette propriété étatique). Il importe que les États prennent la mesure de cette situation potentiellement conflictuelle et mettent en place des mécanismes de régulation efficaces.
Cet encadré est tiré d’une fiche pédagogique de 4 pages rédigée par le sociologue Mahamadou Zongo, de l’université de Ouagadougou, pour le Comité technique « Foncier et Développement » de la Coopération française : https://www.foncier-developpement.fr/wp-content/uploads/foncier-et-migration-par-mahmadou-zongo.pdf. Dix-sept fiches ont été réalisées sur ce modèle et sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.foncier-developpement.fr/collection/fiches-pedagogiques/. Ces fiches sont incontournables pour les personnes qui souhaitent se faire une idée synthétique des principaux enjeux fonciers en Afrique de l’Ouest.
Notes
1. « Sécurité foncière : Les préfets émettent des réserves », Fraternité- Matin, 23/10/2007.
2. Une déclaration du Président Ouattara selon laquelle il envisage « d’inventer quelque chose de nouveau sur le droit de propriété » afin « de s’attaquer enfin au problème du foncier rural, ce que personne n’a fait jusqu’alors » semble aller dans ce sens et ouvrir la voie à une nouvelle réflexion.
3. (J. Comby).
4. Colin, J.-Ph., 2008. Étude sur la location et les ventes de terre rurales en Côte d’Ivoire. Rapport 1. Diagnostic des pratiques. Abidjan, République de Côte d’Ivoire, ministère de l’Agriculture – Délégation de l’Union européenne, 143 pp. Voir aussi F. Ruf, 2008. Côte d’Ivoire : la terre de plus en plus chère. Grain de sel, nº43 : 5-6.
5. Colin J.-Ph., Ruf F., 2011. Une économie de plantation en devenir. L’essor des contrats de Planter-Partager comme innovation institutionnelle dans les rapports entre autochtones et étrangers en Côte d’Ivoire. Revue Tiers Monde 207: 169-187.
- Jean-Pierre Chauveau (directeur de recherche émérite à l’IRD, socioanthropologue). „
- Jean-Philippe Colin (directeur de recherche à l’IRD, socioéconomiste).
- Samuel Bobo (enseignantchercheur à l’Université de Korhogo, socioanthropologue). „
- Georges Kouamé (enseignantchercheur à l’Institut d’éthnosociologie d’Abidjan).
- Noël Kouassi (doctorant en anthropologie, EHESS Paris et Université de Bouaké).
- Moussa Koné (assistant de recherche à l’université de Cocody-Abidjan).