La recherche sur le cacao a longtemps privilégié l’amélioration génétique par hybride. Or le clonage peut faire des miracles. S’il reste encore peu adopté par les paysans, une « révolution cacaoyère » a commencé en Indonésie, où un projet s’est appuyé sur les réseaux familiaux pour la diffusion et la promotion des techniques.
Dans le district de Luwu Est, les premières plantations de cacao sont créées au début des années 80. Dès 2000, les terres manquent, les plantations vieillissent, la pression parasitaire augmente et les rendements déclinent. Les paysans cherchent des solutions. C’est par leurs réseaux familiaux que les premiers innovateurs introduisent la technique de la greffe, vers 2003.
2003-2006 : Première dynamique depuis la Malaisie par les réseaux familiaux. Parmi les planteurs qui innovent, la grande majorité s’informe et apprend la technique auprès d’un parent parti travailler en Malaisie. Certains en reçoivent la visite, d’autres voyagent en Malaisie, mais beaucoup découvrent la technique à Sulawesi, à l’occasion d’un déplacement dans la région voisine — Polewali — en contact plus direct avec la Malaisie. Ainsi, on assiste à des transferts de connaissances issues de Malaisie par des liens familiaux.
Toutefois le processus est lent et l’apprentissage des techniques incomplet. Un projet développé par la société Mars va l’accélérer, à la fois grâce aux clones très performants créés par quelques planteurs surdoués et diffusés par le projet, mais aussi par une stratégie très efficace de promotion de la technique.
2006-2009 : La rencontre des planteurs et des techniciens du projet. En 1987, Semmauna, planteur de giroflier, initie la colonisation d’une vallée pour un groupe de paysans migrants et y plante aussitôt des cacaoyers. Dix ans plus tard, la réussite est totale. Avec une moyenne de 3 ha de cacaoyers par famille, des rendements proches de 2000 kg/ha, et l’absence de taxes, le cacao a changé leur vie. Cette réussite attire de nouveaux migrants. La vallée est rapidement occupée par 300 familles produisant près de 2000 tonnes de cacao.
Puis insectes et maladies viennent décimer la production et les arbres. En quelques années, les rendements chutent à 300 kg/ha. En 2008, Semmauna est sur le point d’abattre ses cacaoyers pour planter des palmiers à huile.
C’est à ce moment qu’intervient le projet Mars. Ses techniciens sont majoritairement des fils de planteurs. Chacun étant convaincu de la pertinence du greffage et le maîtrisant parfaitement, il mobilise ses propres réseaux familiaux pour contacter des planteurs influents. Jasi, responsable du projet dans le district, fait intervenir un cousin commun à lui et Semmauna, pour contacter ce dernier par téléphone. Le même jour, il l’emmène voir un champ de démonstration de 100 cacaoyers greffés chez un paysan. Jasi est aussitôt invité à revenir le lendemain pour greffer 100 arbres chez Semmauna, créant ainsi un nouveau champ de démonstration au village, et donnant simultanément une première formation sur la technique de la greffe. Le surlendemain, Semmauna retourne acheter des boutures et greffe lui-même 200 arbres supplémentaires. Ses fils se forment aussi à la technique. Dix mois après, en 2009, plus de 50 planteurs ont déjà suivi le mouvement. En 2011, alors que de mauvaises conditions climatiques font chuter les rendements, les arbres greffés sont les seuls à être couverts de cabosses. En comparant avec des voisins, Semmauna estime qu’à âge équivalent, les plantations greffées donnent un rendement 4 fois supérieur aux plantations non greffées.
Légende: Plantation, greffage et replantations à Luwu Est (150 planteurs) 1980-2011
Non loin de cette vallée, dans la plaine, Hasan ne possède que 2,5 ha de cacao mais il est reconnu comme un des planteurs les plus performants dans la région. L’équipe du projet tente depuis plusieurs mois de le convaincre sur le greffage. Rien n’y fait. Hasan a vu des échecs, probablement liés à une mauvaise maitrise de la greffe et de l’entretien des arbres après la greffe. En dernière tentative, en 2009, le responsable du projet mobilise un de ses agents, neveu d’Hasan, pour l’inviter à déjeuner. L’agent se « trompe » de chemin et passe « incidemment » devant la plantation d’un riche planteur qui a greffé 1000 cacaoyers avec le projet deux ans auparavant. Les cacaoyers sont couverts de cabosses. Hasan est stupéfait. Non seulement il accepte un « champ de démonstration » dans sa parcelle mais il décide de greffer la totalité de ses 2,5 ha. Pour pallier à l’absence de revenus pendant un an, il hypothèque ses bijoux en or et surtout la rizière qui lui reste dans son village d’origine. Il en tire plus de 2000 euros qui lui permettent de survivre le temps nécessaire pour que les arbres greffés amorcent leur pleine production. Certes, ce type de décision demande une capacité d’épargne et une prise de risque bien au-delà de la moyenne. Mais en gagnant la partie avec ce planteur courageux, recevant maintenant des centaines de visiteurs, l’équipe du projet devrait gagner plusieurs années dans la diffusion de la technique.
Ces détails peuvent paraître naïfs mais ils illustrent bien l’importance des réseaux familiaux à toutes les étapes de la diffusion de l’innovation : le choix de former et de sélectionner en priorité des fils de planteurs comme techniciens ; celui de s’appuyer sur les réseaux familiaux de ces agents, puis sur ceux des premiers adoptants, auparavant repérés comme planteurs d’élite et influents. On peut aussi souligner le rôle récent des réseaux de téléphones cellulaires. Aujourd’hui, 95% des planteurs en possèdent et sont joignables très facilement. Ils peuvent communiquer et vérifier les informations entre eux. Dix ans plus tôt, un tel projet tissant des relations de confiance personnelles aurait pris beaucoup plus de temps.
Le projet optimise également l’effet des champs de démonstration chez les paysans. La dissémination de parcelles de 100 cacaoyers greffés démultiplie la visibilité et le nombre de planteurs touchés. Le principe de les mettre en place chez des paysans et non sur des sites propres au projet permet de gagner du temps et renforce leur crédibilité.
2009 : Interaction d’un projet national. En 2009, un projet national contribue aussi à la diffusion de l’innovation, visant des objectifs quantitatifs. Les formations proposées aux planteurs sont souvent théoriques sur la base de photos ou d’images. Le greffage est opéré par contrat avec des entreprises payées à la greffe. Les équipes de greffeurs se préoccupent peu de leurs taux de réussite ; les paysans sont laissés ensuite sans suivi et évoquent des taux de réussite inférieurs à 30%, ce qui pourrait expliquer le déclin apparent du greffage en 2010. Après une première vague d’adoption, les autres paysans observent les résultats chez leurs voisins avant de prendre une décision. On voit aussi que l’alternative de la replantation émerge en 2009. Plutôt que de greffer les arbres adultes, une partie des planteurs visent à replanter avec des plants greffés en pépinière. Tous ces facteurs sont en cours d’évaluation, mais une conclusion se dessine déjà sur le « business model ».
Légende: Hasan et ses cacaoyers greffés en 2009
Conclusion : la confiance pour innover et investir. L’apprentissage de paysan à paysan, notamment via les réseaux familiaux, reste la meilleure méthode de transfert technologique mais le processus peut être lent et les connaissances transmises perfectibles. Comment l’améliorer ?
L’approche des contrats confiés à des entrepreneurs permet de toucher des milliers de planteurs par district, en une ou deux années, mais la fréquence des échecs peut casser la confiance des planteurs.
Du côté du projet Mars, au début, la démarche semble rester qualitative. La première année, le nombre de planteurs directement touchés se mesure en dizaines. Mais chaque technicien construit une solide confiance avec les planteurs, amplifie son impact en mobilisant plusieurs réseaux : famille, parcelles de démonstration, voisinage, sans oublier le réseau des téléphones cellulaires, sans lequel le modèle tournerait difficilement. Cette approche permet de gagner la confiance d’un planteur influent, puis de bénéficier de cette influence pour accélérer l’innovation au sein d’un village. Dans la vallée du planteur Semmauna, sans cette démarche, l’abandon des cacaoyers et la reconversion partielle vers le palmier auraient sans doute mis un terme à la production de cacao en quelques années. En lieu et place de ce scénario, les 300 familles de la vallée devraient avoir greffé une grande partie de leurs cacaoyers en 2012. Un cycle cacao peut ainsi repartir sans consommation de forêt. La démarche, qualitative en apparence, devient ainsi quantitative.
La « révolution cacaoyère » n’est en effet pas seulement technique. Les clones permettent à l’agriculture familiale de reconquérir une indépendance dans l’accès au matériel végétal alors que cette indépendance est perdue avec le recours aux hybrides (lesquels sont produits en station à partir d’un dispositif savant de doubles rangées de parents, et des techniques pour réduire les risques d’auto-fécondation). Au fur et à mesure que la technique se diffuse, le coût de la greffe diminue. Avec quelques arbres greffés avec différents clones, tout planteur capable de maîtriser la technique peut ensuite continuer à son rythme en prélevant les boutures sur sa propre réserve de clones. Celui qui ne la maîtrise pas peut faire appel à un greffeur dans le village à un coût modéré. Il ne dépend plus d’une lointaine station de recherche. Le greffage sur arbres matures peut donc aussi constituer le jardin à bois, nécessaire à la replantation avec des plants de pépinière greffés.
Voilà un changement qui va attirer nombre de planteurs dans bien d’autres pays producteurs, à commencer par la Côte d’Ivoire. Il faudra là aussi trouver le bon modèle d’intégration des paysans à la démarche.
La société Mars est un des géants mondiaux du chocolat. Non cotée en bourse, elle est restée propriété de la famille Mars. C’est peut-être une des raisons pour laquelle cette société a été pionnière dans les années 90 dans l’élaboration de projets de cacaoculture en soutien aux agricultures familiales, alors que les autres grands groupes n’y viennent que très récemment. En Indonésie, la société a démarré modestement ces projets, à l’échelle de quelques villages, par prudence mais aussi avec l’objectif de bien comprendre les contraintes et les objectifs des planteurs. C’est de cette façon qu’a pu être mis au point progressivement un modèle de vulgarisation, fondé sur un réseau de parcelles de démonstration et des relais de formateurs parmi les planteurs villageois.