Au Tchad, l’association tchadienne des acteurs du développement rural (Atader) et l’association Afdi Poitou- Charentes travaillent en partenariat pour favoriser l’accès des petits producteurs à la traction animale et au tracteur, à travers la création de Groupements d’utilisation du matériel agricole en commun (Gumac).
Grain de sel : Quelles sont les activités du partenariat Afdi Poitou-Charentes et l’Atader au Tchad ?
M’Baïtelsem Betel Esaïe : L’Atader et Afdi Poitou-Charentes interviennent dans la petite région du Logone Oriental, qui est une région céréalière considérée comme le « grenier » du Tchad, avec pour principale production le sorgho, mais aussi le riz, le mil pénicillaire, le maïs, l’arachide et le coton. Leur intervention porte sur trois axes principaux : le premier est celui de la sécurité alimentaire, avec comme activités la création de banques de céréales : jusqu’à présent, 24 banques de céréales ont été créées et regroupent 7 035 producteurs. Elles permettent aux paysans de stocker leur récolte tout en bénéficiant d’un préfinancement, grâce à un fond de roulement accordé par l’ONG Oxfam. Le deuxième axe porte sur la formation et l’organisation de visites-échanges entre les OP. Et le troisième concerne le développement de la culture attelée, avec comme activités la formation des forgerons de brousse, la création d’ateliers de fabrication et de réparation de matériels agricoles et la création de Groupements d’utilisation du matériel agricole en commun (Gumac).
GDS : Pourquoi avoir choisi de venir en appui aux forgerons ?
MBE : Au Tchad, le métier de forgeron est très peu considéré parce que les forgerons sont considérés comme des personnes de basse classe. L’autre problème est que la majorité des forgerons se trouvent en ville, et que les agriculteurs sont donc obligés de se déplacer pour se procurer du matériel d’usure ou faire réparer leur charrue. En priorisant la formation des « forgerons de brousse » nous avons ainsi pu casser le mythe et développer un métier pour ceux qui sont en brousse. Ce ne sont même pas les fils de forgerons qui viennent aux formations, mais d’autres personnes qui en font leur métier et gagnent maintenant leur vie !
GDS : Comment s’organise la formation des forgerons ?
MBE : Il y a 3 étapes dans le processus de formation des forgerons et leur accompagnement. La première étape, qui dure 30 jours, c’est qu’à la demande des villageois on invite 6 personnes à venir faire la formation de base. Pendant cette première formation, ils apprennent d’abord à manipuler le marteau, l’enclume, en un mot ils apprennent les bases de la forge ! Ensuite, ils apprennent à fabriquer les pièces d’usure d’une charrue, puis ils repartent chez eux. La deuxième étape est ce qu’on appelle la formation complémentaire, et a lieu une année après. Les 6 personnes reviennent en formation pour apprendre à fabriquer divers outils : arrosoir, pelles, fourches, soufflet amélioré (qui permet d’utiliser moins de charbon). Puis ils repartent de nouveau chez eux. La troisième année, ils apprennent à fabriquer la charrue complète, le semoir et le sarcleur.
Entre chacune de ces étapes, un animateur les aide pour leur installation et assure le suivi. Il aide les forgerons d’un même village à créer un groupement, pour fabriquer et vendre leur matériel ensemble. Les forgerons reçoivent aussi un appui financier de la Banque africaine de développement pour leur installation, à travers la première formation : en fait, pendant cette formation chaque forgeron fabrique lui-même ses propres outils de travail, ce qui lui permet de s’installer directement après la formation.
GDS : Comment les forgerons ont-ils accès aux matières premières ?
MBE : Les matières premières neuves sont difficiles à avoir et coûtent très cher. Les artisans de chez nous ont la chance de bénéficier de ferrailles de récupération auprès du consortium qui exploite le pétrole au Tchad. Les tuyaux et autres matériaux qui ont été utilisés pour le pétrole sont rétrocédés aux forgerons, ce qui leur permet de fabriquer des houes, des charrues, des arrosoirs etc. Mais nous pensons aussi à l’après pétrole, et pour cela ils ont mis en place un fond de roulement.
GDS : Que représente l’activité de ces forgerons aujourd’hui ?
MBE : Depuis les années 90, 526 forgerons ont été formés. Ils fabriquent du matériel selon les besoins des villageois : la daba, des arrosoirs, des haches, des semoirs, des sarcleurs, mais le principal matériel fabriqué et vendu est la charrue. Une charrue est vendue 50 000 FCFA, et on estime qu’en moyenne, un forgeron fabrique une quinzaine de charrues par an. Aujourd’hui, avec l’avènement des tracteurs, les forgerons fabriquent aussi des pièces pour les matériels utilisés avec les tracteurs comme les socs de charrues par exemple pour l’Institut tchadien de recherche agronomique pour le développement (Itrad). Nous au niveau de l’Atader nous sommes en train de les former pour la maintenance, la réparation et la fabrication des pièces d’usure des machines.
GDS : Pourquoi avoir créé des Gumac ? Comment s’organisent-ils ? Quels matériels sont gérés en commun ?
MBE : Les Gumac ont été créés pour répondre aux besoins des agriculteurs en matériel agricole. Pendant les guerres successives qu’a connu la région, des matériels agricoles avaient été pillés et volés, et les équipements qui restaient n’étaient plus suffisants. Et tous les paysans n’avaient pas assez de revenus pour pouvoir racheter du matériel.
Les Gumac sont en fait des petits groupes de quelques personnes qui se mettent ensemble pour acheter du matériel de traction animale en commun ; en général, ce sont des personnes d’une même famille, qui se réunissent de façon informelle. Les principaux matériels achetés par les Gumac sont la charrue et la charrette. Pour acheter une charrue, il faut un groupe de 4 personnes, et pour la charrette, en général ce sont des groupes de 7 personnes, car la charrette représente un gros investissement.
Chaque Gumac a son propre règlement intérieur pour l’utilisation du matériel. Au début, il y avait parfois des difficultés car lors des premières pluies, chacun voulait utiliser la charrue en premier, ce qui créait des problèmes dans les groupements. Mais maintenant, ils ont fait une règle, ils font un vote pour savoir qui va utiliser la charrue en premier, en deuxième, en troisième et en quatrième, donc dès la première pluie ils savent qui peut labourer. Une fois qu’ils ont fini dans leurs parcelles, ils peuvent ensuite louer la charrue à d’autres personnes qui ne sont pas dans les Gumac, ce qui permet de rentabiliser mieux la charrue. On n’a pas les chiffres exacts, mais la location pour labourer un hectare c’est 15000 FCFA, et on peut compter qu’après le travail dans leurs champs les Gumac peuvent faire de la location pour environ 10 hectares.
Les Gumac achètent aussi d’autres types de matériel en commun, par exemple un genre de porte-tout, c’est un matériel qui permet de porter des sacs de 100 kg. Pour les autres petits matériels comme la daba, là ce sont des outils qui sont à la portée de la bourse des producteurs, qu’ils achètent individuellement.
GDS : Les Gumac ont-ils d’autres activités que la gestion de matériel en commun ?
MBE : En effet, les Gumac ne s’intéressent pas qu’au matériel agricole, car selon nous le développement ne peut pas se faire par secteur. Tous les secteurs sont liés entre eux : pour produire, les agriculteurs des Gumac ont besoin de charrues qui sont fabriquées par les forgerons ; ils ont aussi besoin de semences qui proviennent de la Komadji (Fédération des greniers communautaires) ; et si ces semences sont disponibles, c’est grâce aux femmes qui gèrent les récoltes.
Il y a aussi des moments où les producteurs n’ont pas suffisamment de liquidités pour acheter du matériel. Ils pratiquent alors le troc avec les forgerons, une daba en échange d’un sac de mil par exemple. Il y a donc une cohérence d’actions, qui est très importante, et qui fait la force de ces fédérations. C’est donc un développement « intégré », global.
GDS : Les Gumac ont-ils accès au crédit pour l’achat des équipements ?
MBE : Au début, entre 1998 et 2000, Afdi mettait à disposition de la Société tchadienne d’équipement agricole pour le développement (Soteqad, qui est l’atelier d’assemblage géré par les groupements de forgerons) un fond de roulement, qui lui permettait ensuite de vendre du matériel à crédit aux Gumac. Les taux d’intérêt pratiqués alors par la Soteqad étaient autour de 5%, calculés sur le montant total du crédit. Or pour les charrues, les Gumac prenaient des crédits sur 2 ans, et pour les charrettes c’était pour 3 ans, les 5% d’intérêts étaient donc répartis sur 2 ou 3 ans.
Un contrat était signé entre la Soteqad et les personnes qui prenaient le matériel. Dans ce contrat était stipulé que, si les personnes ne règlent pas leurs échéances, le matériel sera retiré s’il est en bon état, sinon les autorités compétentes pourront régler le problème. Le matériel était livré en présence du chef de village, qui était donc témoin, et qui était aussi signataire du contrat, ainsi que les intéressés (acheteurs) et le responsable de l’atelier.
Pendant cette période, au moins 300 charrettes et 500 charrues ont été vendues aux Gumac. Comme les charrettes sont achetées par des groupes de 7 personnes, et les charrues par des groupes de 4 personnes, cela faisait au moins 2000 producteurs qui ont pu bénéficier de ces matériels. Mais il y a eu des difficultés, des impayés, ce qui a freiné le développement de cette activité, et cette opération a été stoppée.
Ensuite, entre 2001 et 2003, il y a également eu une initiative du projet Promotion des entreprises privées (Pep) de l’ONG américaine Volunteers in technical assistance (Vita) qui octroyait des crédits de campagne et des crédits d’équipement aux paysans : de l’argent était mis à disposition des paysans (100 000 FCFA/paysan) pour acheter des semences améliorées, et payer la location de la charrue pour ceux qui n’en possédaient pas. Cette initiative a permis l’accès à 50 charrettes et 120 charrues pour les Gumac. Mais le grand problème, c’était le taux d’intérêt qui était de 1.5% par mois, ce qui fait 18% à l’année ! Comme les producteurs empruntaient sur 2 ans pour les charrettes, et sur 1 année pour les charrues, cela devenait exorbitant et n’a pas fonctionné longtemps.
GDS : Et aujourd’hui où en sont les Gumac ?
MBE : Depuis l’an dernier, il y a aussi une opération de l’État qui subventionne les charrues et les charrettes : on peut acheter une charrue pour 30 000 FCFA au lieu de 50 000, et une charrette pour 250 000 FCFA au lieu de 280 000. Mais il faut payer comptant. Or depuis 2004, les producteurs n’ont plus accès au crédit ! Le vrai problème pour les Gumac, c’est qu’il n’y a jamais eu de banque agricole !
Donc depuis 2004, les Gumac continuent à fonctionner avec leurs anciens matériels. Ceux qui en ont les moyens payent cash, mais cela ne représente pas beaucoup de producteurs. Seulement 80 personnes ont acheté du matériel dans cette période.
Par contre des Gumac se créent toujours, car les gens y trouvent l’intérêt de bénéficier de formations, non seulement sur la mécanisation agricole, mais aussi sur les itinéraires techniques des cultures. En fait les Gumac peuvent être considérées comme des cellules de développement locales ; à travers eux, beaucoup de nouvelles techniques sont enseignées. Les gens ont donc un intérêt à adhérer aux Gumac, et ont l’espoir de pouvoir un jour bénéficier d’un crédit de charrue, car nous sommes en train de chercher de nouvelles possibilités pour doter les Gumac de crédits pour les charrues et les charrettes.
Aujourd’hui, on compte 1600 Gumac villageois (groupes de 4 à 8 personnes), ce qui correspond à 286 Unions de Gumac au niveau cantonal.
GDS : Comment ces Gumac s’organisent-ils au niveau régional ?
MBE : Au niveau villageois les groupements familiaux (Gumac) se regroupent pour constituer des Unions de Gumac, qui elles-mêmes se regroupent au niveau de la Fédération régionale qui a un bureau et se réunit régulièrement. C’est au niveau de l’assemblée générale de la Fédération que sont prises les décisions.
La Fédération rassemble les besoins et demandes issues des Unions, tels que les besoins en crédit, le nombre de charrues et charrettes demandées, et résout les problèmes. Elle sert d’intermédiaire, par exemple c’est elle qui faisait les demandes auprès de Vita, c’est aussi la fédération qui s’engage, c’est la personne juridique, c’est elle qui était reconnue par Vita pour les crédits. Tout se joue en fait au niveau de la fédération.
C’est elle aussi qui organise les formations, qui envoie les invitations au niveau de l’Union, qui fait appel aux gens qui veulent venir aux formations.
L’Union, elle, joue le rôle d’interface entre la fédération et la base. C’est elle qui connaît le nombre de Gumac qui la composent et leurs besoins, elle assure aussi le suivi des crédits octroyés, et rend des comptes à la fédération, par exemple si des gens n’ont pas remboursé.
Pour permettre à cette organisation de fonctionner, chaque Gumac doit cotiser 5000 FCFA/an à son Union, qui reverse ensuite un pourcentage de ces cotisations à la Fédération.
GDS : Les Gumac s’intéressent-ils uniquement à la traction animale ou aussi à la motorisation ?
MBE : Nous avons au Tchad différents systèmes d’exploitation : les paysans qui n’exploitent qu’un hectare peuvent utiliser la daba ; ceux qui disposent de trois ou quatre hectares peuvent utiliser la culture attelée. Dans les zones de coton, la motorisation n’est pas adaptée et on doit aider les producteurs à avoir un meilleur accès à la charrue et à la traction animale, mais nous avons aussi de grandes plaines rizicoles (environ 22 000 hectares) où il est possible d’envisager la motorisation.
Les agriculteurs membres des Gumac veulent mettre ces zones rizicoles en culture, aussi bien pour la consommation que pour la commercialisation : c’est le cas par exemple d’une union de Gumac, qui a une plaine de 4 000 hectares, mais n’a mis en valeur qu’une centaine d’ha jusqu’à présent, car les gens utilisent la culture attelée et ne peuvent pas aller loin, car il faut deux jours pour le labour d’un hectare ! Pour le moment, la plaine n’est pas aménagée. Ce sont des sols argileux, qui doivent être travaillés en mai-juin pour pouvoir semer le riz à temps, car la plaine est inondée à partir du mois de juillet. Les Gumac souhaitent donc acquérir des charrues et des cultivateurs pour pouvoir faire un travail de surface, aplanir le sol.
L’objectif n’est donc pas de remplacer la culture attelée par le tracteur, mais d’adapter le niveau d’équipement à chaque système d’exploitation.
Nous avons la chance d’avoir pour partenaire l’association Afdi Poitou-Charentes, dont les membres sont des agriculteurs qui ont une longue expérience de l’utilisation de tracteurs. Ils peuvent donc nous conseiller et nous sensibiliser notamment sur l’importance de maîtriser les circuits de pièces de rechange, les conditions agronomiques, l’organisation du travail, la maintenance. Nous sommes ainsi déjà avertis, avant même l’arrivée des tracteurs. Les Gumac ont ainsi reçu des formations sur la gestion du tracteur, le travail du sol avec un tracteur, et comment rentabiliser un tracteur par exemple.
En ce qui concerne les problèmes de fertilité des sols, nous menons aussi des activités : jachère améliorée à base de mucuna ; plantation d’Acacia Albida, un arbre qui perd ses feuilles en saison des pluies, ce qui permet d’obtenir de l’humus.
Les tracteurs coûtent au Tchad 12 000 000 FCFA pour un tracteur de 60 CV, mais l’État les subventionne et on peut les acquérir pour 7 500 000 FCFA. Or les 600 producteurs de riz que nous comptons ne produisent à présent que 200 ha, l’acquisition d’un tracteur devrait leur permettre d’exploiter de plus grandes surfaces !
Ces tracteurs pourraient aussi être rentabilisés par des prestations de service. Nous avons calculé qu’en moyenne un tracteur pourrait faire des prestations sur 100 hectares par an, or la location du tracteur coûte 20 000 FCFA/ha. Il faut encore voir le coût d’entretien, le coût des tractoristes, et tout ça, mais je pense que ça peut être intéressant. Nous avons fait le compte d’exploitation, et comme les tracteurs ici sont subventionnés à 7 500 000 FCFA, on doit pouvoir les rentabiliser sur 5 ans.
Au niveau des réparations, des pièces de rechange, il y a aussi une usine d’assemblage de tracteurs à Ndjamena où l’on peut trouver toutes les pièces. Les Gumac sont d’ailleurs en train de négocier pour envoyer quelqu’un là-bas se former sur l’entretien des tracteurs.
GDS : L’État tchadien a donc mis en œuvre une politique de motorisation ?
La mécanisation fait partie de la politique agricole de l’État, et le Tchad a d’ailleurs été éligible au programme Team 10 : le Tchad a ainsi reçu des tracteurs, et une usine d’assemblage a été créée à Ndjamena. Elle produit 9 tracteurs par jour, ce sont des tracteurs de 60 ou 70 CV, de la marque Mahindra, équipés d’une charrue pour le travail du sol. Le gouvernement avait décidé de mettre ces tracteurs à disposition des associations, des groupements de développement rural, à travers les Projet national de sécurité alimentaire (PNSA), et de les subventionner à 7 500 000 FCFA, payables en 3 tranches sur 3 ans (2 500 000 FCFA chaque année).
Malheureusement, les Gumac n’ont jusqu’à ce jour pas encore eu accès aux tracteurs, la difficulté, c’est que des associations fictives se sont montées et ont bénéficié des tracteurs à leur place. Mais nous sommes en négociation pour en obtenir.
GDS: Quels sont les grands défis à venir pour l’Atader ?
Notre principal défi, c’est qu’à travers leur Fédération nos producteurs puissent produire de quoi manger à leur faim, et mieux commercialiser pour améliorer leur niveau de vie. En ce qui concerne la mécanisation, il s’agit d’abord de renforcer les agriculteurs dans l’usage de la culture attelée, car l’utilisation du tracteur peut avoir des inconvénients et les producteurs doivent d’abord être sensibilisés au respect de l’environnement !