La Tabaski ou fête du mouton donne lieu à une grande effervescence sur le marché ovin au Sénégal. Durant cette période, où la consommation de viande de mouton atteint des pics exceptionnels, on assiste au développement d’une véritable « économie de la Tabaski », à laquelle les autorités étatiques portent une attention particulière.
L’Aïd El Kabir, appelé Tabaski en Afrique de l’Ouest, est un événement majeur au Sénégal et dans les autres pays sahéliens. La « grande » fête du calendrier musulman commémore le sacrifice d’un bélier par Abraham (ou Ibrahim) en lieu et place de son propre fils. Aujourd’hui encore, la « fête du mouton » est, dans les familles musulmanes, centrée généralement autour du sacrifice d’un bélier.
Chaque année, plusieurs centaines de milliers de moutons sont ainsi sacrifiés au Sénégal, le matin de la Tabaski. En 2008, les services vétérinaires ont dénombré 670 000 abattages, dont 230 000 dans la région de Dakar. La Tabaski correspond donc à un pic de la consommation de mouton et est à ce titre considérée comme le moment clé de la filière. La date de la Tabaski, qui change chaque année en fonction du calendrier lunaire musulman, constitue ainsi un objectif stratégique pour les éleveurs, les marchands et de plus en plus pour tout un ensemble d’acteurs économiques qui se déploie dans l’élevage, le commerce des animaux et dans une multitude d’activités connexes. Au total, une véritable « économie de la Tabaski » se met en place quelques semaines avant la fête.
Des circuits d’approvisionnement diversifiés et structurés.
Les types de moutons sacrifiés sont très variables. Ils dépendent du budget de chaque chef de ménage, mais aussi des habitudes familiales et des préférences pour tel ou tel attribut : âge, couleur de la robe, conformation, race, chanfrein, cornes, etc. À un marché de consommation de moutons de Tabaski fortement différencié et segmenté, répondent plusieurs systèmes productifs et différentes stratégies des éleveurs. Les élevages urbains fournissent probablement plus de 20% des moutons de Tabaski dans la région de Dakar. Il s’agit surtout d’un élevage de maison, de cour ou de rue, destiné à l’autoconsommation. Devant l’importance de la demande, un élevage périurbain s’est développé sur le marché spécifique de moutons de Tabaski « haut de gamme ». Ces bergeries périurbaines élèvent des moutons de grande taille issus de races sélectionnées (bali-bali, touabir ou ladoum) pour une clientèle urbaine. Enfin, l’élevage rural reste le principal fournisseur de moutons de Tabaski et cet élevage évolue lentement en réponse au marché. La Tabaski est un moment de déstockage important qui représente une part importante des ventes annuelles pour la plupart des éleveurs. Néanmoins, les pratiques permettant de répondre qualitativement à la demande spécifique de moutons de Tabaski (sélection d’animaux, embouche plusieurs mois à l’avance) ne sont pas encore majoritairement adoptées. Les béliers commercialisés sont essentiellement de race peul-peul et waralé. Le poids et la race sont les principaux déterminants des prix des animaux. Ainsi l’on peut trouver sur les marchés dakarois des moutons de race ladoum à des prix supérieurs à 500 000 francs CFA, mais les prix les plus fréquents observés en 2008 à Dakar étaient toutefois compris entre 45 000 à 55 000 francs CFA pour des animaux d’environ 40 kg. Les prix observés sont sensiblement plus élevés qu’en période normale (souvent plus de 10%) mais sont caractérisés par de fortes variations au cours des derniers jours précédant la fête. En plus de la production locale, les importations du Mali et de la Mauritanie (36 000 têtes en 2008 ; environ un tiers des animaux commercialisés à Dakar au cours des années 2000) jouent un rôle important dans la régulation des stocks et des prix. De plus, les animaux élevés au Mali répondent aux critères de qualité de la demande urbaine à laquelle la production locale peine à répondre. La race de moutons bali-bali qui constitue l’essentiel du cheptel malien produit en effet des animaux généralement plus grands et plus lourds que ceux élevés au Sénégal, dont le cheptel est surtout constitué par la race de petits moutons peul-peul.
Des opérations Tabaski mobilisant de nombreux acteurs…
L’une des particularités fortes de l’événement est le « gonflement » de la filière par l’arrivée d’une multitude d’acteurs profitant de la large fenêtre commerciale offerte par la fête. De nombreux sénégalais s’improvisent ainsi chaque année éleveurs ou marchands de bétail (les célèbres dioula) dans le cadre « d’opérations Tabaski ». Il n’existe pas un type d’opération Tabaski mais une multitude. Cette économie de « coups » est orientée selon les cas vers l’élevage, l’embouche, l’achat ou la vente. Le jeu commun, c’est celui de la spéculation, à l’image des opérations réalisées sur le mil, le maïs ou l’arachide achetés à bas prix juste après les récoltes et revendus beaucoup plus cher en période de soudure et de semis. Mais la réussite des opérations Tabaski n’est pas toujours celle espérée au départ, car il faut bien connaître l’élevage du mouton et son commerce pour réussir une telle opération. Ainsi, la fête bénéficie sans doute d’abord à ceux qui maîtrisent la filière du mouton, dans sa partie amont aux producteurs, et dans sa partie aval aux grands commerçants qui « (dé)tiennent » les marchés urbains. Les téfankés sont par exemple des personnages clefs du commerce de bétail. À la fois commerçants, intermédiaires, courtiers, hôtes ou garants, ils sont attachés à un marché où ils jouent le rôle d’intermédiaires. Leur compétence tient à leur connaissance du marché et des multiples acteurs des lieux ; leur pouvoir est basé sur leur réputation.
L’agglomération de Dakar compte quelques 2,5 millions d’habitants, soit 22% de la population sénégalaise, mais selon les statistiques du ministère de l’Élevage, environ un tiers des abattages de l’Aïd ont lieu dans la capitale. L’approvisionnement de Dakar est donc un enjeu important pour les différents services de l’État qui sont mis chaque année à contribution pour créer les conditions favorables à la vente et à l’achat de moutons. De nombreuses mesures d’accompagnement sont décidées : suspension des taxes et prélèvements sur le commerce de moutons au niveau des frontières et des marchés ; tolérances en matière de transport ; aménagement de points de vente à Dakar ; subvention d’aliment de bétail ; crédit d’appui aux « opérations Tabaski », etc. « Une famille, un mouton ! », tel était le solgan du Gouvernement du Sénégal pour la Tabaski 2008, témoignant des enjeux politiques de cet évènement. Mais l’impact de ces mesures reste difficile à évaluer tant l’(in)organisation des flux de moutons convergeant sur Dakar semble répondre à une force d’attraction irrésistible de la capitale. Finalement, le système qui se met en place est assez bien résumé par un téfanké de Dakar : « plus ça vient, mieux c’est ! ». Ce système s’appuie sur un dispositif spatial dans lequel de grands marchés ruraux (Birkelane près de Kaolack, à 200 km de Dakar ; Khombole et Touba-Toul entre Thiès et Djourbel, à 100 km de Dakar environ) font office de lieu de rassemblement des troupeaux à relative proximité de la capitale, durant plusieurs semaines. Mais si ce système de stockage des animaux hors de la ville permet de contourner les problèmes d’espace et d’alimentation, il est fortement dépendant de la disponibilité de pâturages dans les campagnes concernées sur lesquels il exerce en outre une pression qui n’est pas toujours bien acceptée.
… pour faire face à l’effervescence que connaissent les systèmes de production ovins durant cette période.
Dans le système mis en place pour approvisionner la capitale, les importations, qui sont les instruments garantissant l’abondance et les invendus (estimé à 18% des effectifs en moyenne), font figure de variable d’ajustement. Sur le plan logistique, le véritable défi de la Tabaski tient à l’ampleur et la multitude des mouvements produits dans un laps de temps court. L’économie de la Tabaski se substitue au système habituel : les transports sont plus chers, les moutons remplissent les trains venant du Mali, les marchés ruraux et les villes se transforment en immenses foires à bestiaux et bergeries, on assiste aux plus grands embouteillages de l’année. Enfin, au-delà de la filière ovine, l’impact de la fête est tangible sur nombre d’autres activités qui se développent à ce moment ou sont dynamisées par l’événement. La vente d’accessoires (cordes, couteaux, etc.), le commerce d’aliments de bétail, le transport, mais aussi la couture et le commerce de tissus, ou la coiffure, connaissent pendant la Tabaski une réelle effervescence, la fête étant l’occasion d’importantes dépenses pour les ménages.
Cette « économie de la Tabaski » montre la très grande popularité de l’élevage ovin et sa capacité à offrir des opportunités de revenus complémentaires à une large catégorie de populations urbaines et rurales. Mais elle révèle en même temps les limites des systèmes de production actuels et les prémices de leurs évolutions. Le système marchand qui a parfaitement répondu aux attentes des populations ces dernières années est-il durable ? La conjonction du calendrier musulman et du calendrier cultural entrera bientôt à nouveau dans un cycle qui ne sera plus favorable, et rendra difficile la cohabitation entre agriculture et élevage dans les sites d’attente des troupeaux de moutons de Tabaski en zone agropastorale. On voit ainsi se dessiner le besoin d’une filière de production spécifique, par exemple urbaine ou périurbaine. De fait, il existe déjà à Dakar plusieurs bergeries spécialisées dans la production de moutons de Tabaski, mais leur contribution à l’approvisionnement de la ville reste très minoritaire et l’hypothèse de leur développement pose la question de la viabilité d’une filière de production dont les ventes se concentrent sur un seul moment de l’année. De plus, il ne faut pas négliger la diversité des aspects culturels de cette consommation. Car dans l’effervescence qui l’entoure, la fête du mouton est aussi la célébration des liens organiques qui relient les villes à la campagne. C’est ainsi l’un des évènements qui contribue à rappeler ses origines et ses attaches rurales à une société sénégalaise aujourd’hui fortement urbanisée.
Le présent article est tiré d’une étude réalisée en 2008 en partenariat avec le Cirad et l’Isra. Voir : Ninot O., Dia N., Gassama T.; Seye E.H.M. (2009). La fête du mouton, des moutons pour la fête. Rapport de recherche sur la Tabaski 2008 au Sénégal. Document de travail Icare. Cirad, Montpellier, 58 p.