_ Puissance agricole du Sud-Est asiatique, l’Indonésie compte la moitié de sa population dans le monde rural. C’est dire l’importance de la riziculture dans ce pays, principale culture et source de son aliment de base. Sur le plan des politiques, des évolutions notables ont eu lieu…
1966-1990 : Priorité au riz. À l’indépendance, une extrême pauvreté, la dépendance alimentaire, des rendements au plus bas et une forte pression foncière à Java, grenier à riz du pays, incitent le gouvernement de « l’Ordre nouveau » de Suharto à mettre en oeuvre une politique rizicole massivement interventionniste. Elle suivra la double voie de l’intensification, selon le modèle de la révolution verte et de l’expansion des surfaces cultivées. Les plans quinquennaux se succèdent, dont les mesures principales sont l’encadrement de masse de la production et l’intervention sur le marché par la création du para-étatique Bureau national de logistique (Bulog). Le Bulog a pour rôle de fixer des prix plafond et plancher, et d’assurer leur stabilisation par achat, stockage, redistribution et contrôle des importations. La réhabilitation et le développement des infrastructures d’irrigation est une priorité ; les intrants sont subventionnés (35% des dépenses publiques agricoles) ; un réseau national de coopératives villageoises fait le lien entre les producteurs et le Bulog. En 1984, l’autosuffisance en riz est atteinte. La production a triplé ; les systèmes de culture à deux voire trois récoltes annuelles sont généralisés. Le Bulog est crédité de ce succès par sa capacité à stabiliser les prix.
Les années 90 : Diversification et amorce d’une dérégulation. À l’atteinte de l’autosuffisance, le régime change ses priorités. Le coût de la politique de soutien au secteur rizicole, la pression des instances financières internationales, la pression écologique de la riziculture à Java et les changements de comportements alimentaires liés à l’urbanisation expliquent la réorientation des investissements vers les secteurs industriels et les services. Des mesures de dérégulation apparaissent avec l’abandon progressif des subventions aux intrants pour le riz. La pauvreté est en baisse mais les disparités ville-campagne s’accroissent et seule une frange favorisée de producteurs s’enrichit grâce à la politique rizicole. Les rendements rizicoles commencent à stagner et l’Indonésie recourt à des importations épisodiques de riz qui produisent à chaque fois des remous politiques. Le Bulog fait l’objet de critiques quant à la corruption rampante qui est associée à sa situation de monopole.
1998-2008 : Pilotage à vue. La crise asiatique de 1997-98 affecte particulièrement l’Indonésie où elle sera économique, climatique, sociale, financière et politique. La dérégulation du secteur riz est une conditionnalité de l’aide du Fonds monétaire international (FMI). Il n’y a plus de plan quinquennal. La « politique » rizicole est conduite par le ministère du Commerce ; le ministère des Affaires intérieures distribue du riz à bas prix aux pauvres. Le Bulog voit son rôle se réduire d’abord à la fixation du prix plancher. Mais les rendements stagnent toujours ; la conversion des terres agricoles à Java est préoccupante. Juste après la crise le pays doit à nouveau importer régulièrement d’importantes quantités de riz. En 2004, le gouvernement décrète un ban des importations. Le Bulog devient une « entreprise propriété de l’État ». Il assure désormais le stockage et la distribution de riz aux pauvres tout en pouvant intervenir sur les marchés, en compétition avec d’autres importateurs. La politique rizicole oscille entre protectionnisme et libéralisation au gré de la conjoncture et des jeux de pouvoir.
En effet, la politique rizicole a toujours été un instrument au service du pouvoir. L’encadrement de masse par les coopératives et les syndicats nationaux de paysans créés par l’État ont assuré pendant 30 ans le contrôle du paysannat. La stabilisation des prix et l’accroissement de l’offre domestique induisent des prix du riz au consommateur bas et permettent donc des salaires peu élevés propices au décollage économique de l’industrie et des services. La paix sociale qui en résulte est aussi garantie par les forces armées et la fonction publique, piliers du pouvoir, qui reçoivent en nature une partie de la manne rizicole pour la rémunération de son personnel. La satisfaction des besoins en riz dans un pays condamné à la famine il y a 40 ans et des taux de croissance supérieurs à 6% réduisent la pauvreté dans des proportions considérables et légitiment en retour le pouvoir autoritaire en place.
Malgré la pression de la globalisation, seule l’ampleur de la crise survenue en 1997-1998 pouvait remettre brutalement en question le système de régulation du marché du riz. Le contrecoup de la dérégulation sur les importations a décrédibilisé la politique de libéralisation et induit un retour au protectionnisme. Quelle régulation peut aujourd’hui assurer un équilibre entre croissance et équité ? C’est la question politique majeure actuelle dans le secteur rizicole.
Robin Bourgeois est chercheur, agroéconomiste, dans l’unité de recherche « Action collective, politiques et marchés » au département Environnement et Sociétés du Centre international en recherche agronomique pour le développement (Cirad).