Entretien avec Ousséni Salifou réalisé à Ouagadougou, le 3 avril 2008, par Roger Blein et Souleymane Ouattara, membres du comité de rédaction de GDS.
Grain de sel : Pouvez-vous nous rappeler l’essence, le contenu de la politique agricole de la Cedeao ? Qu’est-ce qui fait sa spécificité ?
Ousséni Salifou : Les 15 pays de la Cedeao et surtout les pays sahéliens sont confrontés à une instabilité chronique. C’est pourquoi les chefs d’État ont demandé d’élaborer une politique, et de la mettre en oeuvre avec comme objectif général d’assurer la sécurité alimentaire des pays membres. En faisant quoi ? En élaborant des programmes d’investissements directement au profit des populations. Depuis plus de 30 ans, les populations surtout rurales ne savent pas ce qu’est la Cedeao. C’est à travers cette politique agricole qu’on peut toucher les producteurs ruraux avec l’appui de toutes les parties prenantes : les parlementaires, les services de l’État, la société civile, etc. Les chefs d’État nous ont demandé de leur présenter d’ici la fin 2008 des programmes d’investissements bien ficelés et bancables, que ce soit au niveau national ou au niveau régional, pour leur trouver des financements. Ces programmes sont en cours d’élaboration avec l’appui de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et de l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (International Food Policy Research Institute, Ifpri). Les programmes nationaux porteront sur les priorités de chaque État. Huit pays ont déjà organisé leur concertation et préparent les tables rondes de financement. Les programmes régionaux sont quant à eux préparés en collaboration avec les institutions de coopération technique régionales, comme le Comité inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss), le Conseil Ouest et Centre africain pour la recherche et le développement agricole (Coraf) spécialisé dans la coordination de la recherche agricole, la Conférence des ministres de l’Agriculture de l’Afrique de l’Ouest et du Centre (CMA-AOC) qui travaille sur les filières et les marchés agricoles, etc. D’autres institutions ou organisations comme le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa), le Hub Rural ou le Club du Sahel sont mobilisées. Tous interviennent comme des chefs de file thématiques, des « bras techniques » de la Cedeao, responsables pour la conception des programmes, chacun dans son domaine de compétence. Ce sont des institutions expérimentées en la matière. Si vous prenez le Cilss en matière de sécurité alimentaire et de lutte contre la désertification, il est la référence. C’est pourquoi nous avons confié ces thèmes à ces institutions.
Les programmes régionaux seront mis en oeuvre en collaboration avec l’Union économique et monétaire Ouest africaine (Uemoa). Il ne faut pas perdre de vue que nous avons en référence la Déclaration de Maputo, engageant les pays à consacrer 10% de leur budget à l’agriculture. Très peu de pays le font déjà, et lorsqu’ils annoncent des chiffres, ceux-ci incluent souvent des dépenses qui ne sont pas strictement imputables au développement agricole. C’est le cas des infrastructures rurales par exemple. Lorsqu’on dit 10%, ce doit être des ressources qui relèvent des compétences des ministères de l’Agriculture. Donc les pistes rurales, ne jouant pas seulement un rôle pour l’agriculture, n’en font pas partie.
GDS : Quel est le modèle d’agriculture sous-tendu par la politique agricole ?
OS : Aujourd’hui, on dit que plus de 40% de la population de la Cedeao vit dans l’insécurité alimentaire. Est-ce l’agrobusiness qui viendra nourrir la population ? On est maintenant plus de 250 millions d’habitants en Afrique de l’Ouest. On sera plus de 400 millions dans 20 ans ! Et que propose-t-on aux paysans ? On constate que les villages sont en train de se vider au profit des villes. Mais dans les villes que font-ils ? Le marché de l’emploi est saturé et le banditisme se développe. Les jeunes aussi sont là, sans aucune perspective. C’est une bombe à retardement. C’est pourquoi il faut amener les gens à s’intéresser à la terre.
La politique agricole s’inscrit dans ce contexte. Aujourd’hui vous constatez que l’agriculture familiale assure l’immense majorité de la production et donne plus de rendement que l’agrobusiness. On ne doit pas abandonner l’agriculture familiale mais accompagner sa modernisation. On doit au contraire appuyer ces paysans pour améliorer les rendements avant de parler d’agrobusiness. Mais il faut aussi encourager les privés qui ont les moyens de se lancer. Il faut concilier les deux formes d’agriculture pour obtenir les meilleurs résultats possibles.
On a constaté que l’agrobusiness ne marchait pas en Afrique de l’Ouest. Parce qu’il y a plusieurs freins. Le premier c’est le problème foncier. Un privé qui veut faire de l’agrobusiness se confronte au problème foncier. Deuxièmement, c’est le problème d’écoulement des produits, parce que ce qu’ils produisent coûte plus cher que les mêmes produits importés. C’est pour cette raison que de nombreuses industries qui s’installent ferment en moins de deux, trois ans. À titre d’exemple, nous connaissons de grandes fermes qui produisent des fruits et les transforment. Mais ces produits ne supportent pas la concurrence des importations et ces agro-industries finissent par fermer. Cela finit par décourager les investisseurs et les populations.
Nous pensons qu’avec la petite agriculture, il suffit d’une volonté politique pour aider les paysans. La politique agricole de la Cedeao se propose d’améliorer leur accès aux intrants agricoles, au matériel agricole, à un encadrement rapproché et surtout à un marché régional. Car produire sans pouvoir vendre décourage les populations. Par exemple, ici au Burkina, en 2007 on a produit beaucoup de tomates et elles ont pourri. Les paysans ont voulu écouler au Ghana, mais celui-ci en a interdit l’entrée, malgré le traité de libre circulation des personnes et des biens au sein de l’espace Cedeao.
Les gens nous disent : « il faut que les pays développés cessent de subventionner ». Je leur réponds : « on ne peut pas empêcher les autres de le faire. Tout ce qu’on peut demander à nos pays c’est de subventionner tant qu’ils le peuvent ».
GDS : Tous les pays affichent fermement leur engagement au profit de l’intégration, mais en cas de problème, comme lors d’une crise alimentaire, la tentation du repli sur soi revient tout de suite. Comment peut-on dépasser cela ?
OS : Si les chefs d’État ont demandé de transformer l’ancien secrétariat exécutif de la Cedeao en « Commission », c’est pour donner une nouvelle vision ; car après plus de 30 ans, on voit que ça n’a pas donné les résultats escomptés. Il faut passer de « la Cedeao des États », à « la Cedeao des peuples ». Avec cette nouvelle vision, on peut arriver à une intégration effective. Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’on n’a eu aucun résultat. Le fait de circuler, le passeport Cedeao, la liberté d’installation dans n’importe quel pays, etc. C’est déjà un pas. Il faut que les chefs d’État appliquent les textes tout en les revisitant de temps en temps pour les rendre encore plus souples. Je reste optimiste. Par le passé, quand un pays était frappé par l’insécurité alimentaire, par exemple la famine dans les années 1970, ce sont les pays voisins qui aidaient. Maintenant les pays ferment leurs frontières avec l’espoir d’éviter « la contagion ». On est en train de monter le système d’information agricole, Agris, pour parvenir à une meilleure maîtrise du système agricole, une meilleure connaissance de la production, de ce qu’un pays a besoin par an et des excédents qu’il dégage pour exporter dans la région. C’est fondamental et je sais que cela peut aider. Souvent, les États ont peur car ils ont des informations pas assez fiables. Ils craignent de laisser sortir des denrées qui leur feront défaut à la période de soudure. J’espère qu’avec le système Agris, nous aurons les statistiques, le prix des denrées, là où on peut trouver ces denrées. Bien entendu, il faut aussi d’autres actions d’accompagnement, comme l’amélioration du transport.
GDS : De façon pratique, si on prend par exemple les questions foncières, le financement, le conseil agricole, l’information, etc., est-ce que la région peut vraiment agir ? Le niveau national n’est-il pas plus pertinent ?
OS : Les pays adoptent des politiques régionales mais ils doivent ensuite la populariser jusqu’au niveau du village. À mon arrivée à la Cedeao, les documents n’étaient pas distribués au sein des ministères concernés. Et dans les pays, rares sont les cadres qui peuvent vous décrire la politique agricole, à plus forte raison le monde rural. Dans notre budget 2008, nous avons de cela fait une priorité car il faut que les populations sachent ce que fait la Cedeao. C’est la nouvelle vision qu’on imprime à la Cedeao et nous allons faire ce travail en impliquant les parlementaires nationaux et régionaux.
Les organisations socioprofessionnelles ont un rôle à jouer parce qu’elles sont en rapport avec ces populations. C’est le cas du Roppa qui est bien implanté dans les pays de la Cedeao. Enfin, c’est aussi le rôle des médias, notamment les radios rurales, là où les populations à travers les langues locales peuvent apprendre, connaître ce qu’on est en train de faire. Et c’est sur cela qu’on va mettre l’accent. Si tout le monde a connaissance de ces textes, on peut arriver à des résultats. C’est le point de départ pour qu’ensuite les populations puissent être impliquées dans la préparation des programmes d’investissements agricoles, puisqu’elles sont les premières bénéficiaires de ces programmes. Nous privilégions une approche participative, associant les couches socioprofessionnelles, la société civile, les partenaires au développement. C’est tout le monde qui participe à la formulation de ces programmes.
GDS : Il y a une grande préoccupation autour de la hausse des prix des denrées alimentaires et sur le dossier biocarburant. Comment est-ce que ces questionslà sont traitées par la Cedeao ?
OS : Nous allons avoir une concertation avec les responsables de la sécurité alimentaire dans le cadre du réseau de prévention et de gestion des crises alimentaires animé par le Cilss et le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest pour analyser la situation et préparer les réponses que l’on doit apporter. Certains s’attendent à voir les prix baisser. Je crois au contraire que ce n’est pas une affaire d’un ou de deux ans. Ce problème préoccupe tous nos pays et la société civile a commencé à bouger dans certains pays. C’est donc un sujet très sensible. Beaucoup de pays seront confrontés à des problèmes sérieux, et pas seulement au niveau de l’Afrique de l’Ouest. C’est au niveau mondial. Alors il faut qu’on prenne des mesures très rapides, surtout pour la bande sahélienne qui est très fragile.
GDS : Selon vous, cette hausse des prix est-elle une bonne nouvelle pour les producteurs ruraux ?
OS : C’est tout à fait une bonne nouvelle. Les gens font un lien avec ceux qui produisent pour fabriquer du biocarburant. Nous, nous cherchons à manger parce qu’on n’arrive même pas à nourrir les 250 millions d’habitants vivant dans l’espace Cedeao. Quand vous voyez les potentialités de la région, vous en déduisez que c’est un problème d’organisation.
Le Nigeria dépense chaque année des centaines de milliards pour acheter les céréales. Mais quand vous partez au Nigeria, au Centre et au Sud, vous constatez qu’il n’y a pas un pays dans l’Afrique qui a de telles potentialités. L’eau est disponible et la terre est fertile. Le Nigeria peut faire beaucoup de chose pour l’Afrique, il suffit de mettre l’accent sur l’agriculture. Ils peuvent produire beaucoup.
Nigérien, hydraulicien de formation, Ousséni Salifou a accordé un long et passionnant entretien à GDS, dont nous publions ici une version abrégée. L’intégralité de l’entretien est en ligne sur notre site. Il y est notamment question du regain d’intérêt de la communauté internationale pour l’agriculture, la gestion des ressources naturelles et du changement climatique, la recherche, la sécurité alimentaire, etc.