Auteurs: El hadji Abdou Gueye, Isabelle Touzard et Christophe Lesueur
A l’heure où la communauté internationale s’alarme sur la situation alimentaire mondiale, et que les politiques agricoles des pays en développement font l’objet d’une attention de tous les instants, il serait facile dans l’urgence d’oublier « l’urgence de long terme » de refonder les socles du développement agricole, particulièrement en Afrique subsaharienne. Parmi eux le capital humain est essentiel. Un regard attentif sur les systèmes sensés le développer montre l’ampleur du chantier à engager, car ni les efforts actuellement déployés ni les méthodes employées semblent pouvoir efficacement traiter le problème.
1) Les systèmes de formation agricole et rurale : où en sont-ils ? pourquoi ?
La formation, parent pauvre du développement
Dans le contexte Ouest Africain aujourd’hui, la formation s’opère de façon diffuse, dans des lieux très divers : dans les projets, quelques structures privées et professionnelles, les ONG et de moins en moins dans des organismes publics, obsolescents. Du côté de l’enseignement technique et de la formation professionnelle les effectifs d’élèves sont ridiculement faibles au regard du nombre de jeunes impliqués dans l’agriculture, et du nombre d’agents de développement. Les formations sont peu efficaces : les objectifs affichés d’insertion professionnelle sont rarement atteints, les dispositifs sont très peu efficients, les faibles ressources disponibles mal employées. La formation continue quant à elle, est prise en charge par des organismes et des projets nombreux et variés. Alors qu’elles s’adressent à des « publics » communs et affichent des objectifs similaires, les formations, prennent des formes diverses, peuvent être plus ou moins longues, plus ou moins coûteuses. Au sein des territoires ruraux, les offres de formation sont rarement coordonnées. Du fait de déséquilibre existant entre les financements accordés à la formation continue et à la formation initiale, c’est le système global de formation qui devient d’autant moins efficient, les coûts de la formation continue étant bien plus élevés que ceux de la formation initiale.
Des raisons historiques
La formation a d’abord été conçue pour former les personnels des administrations correspondant aux structures de production des années 70. Le désengagement de l’Etat observé depuis la fin des années 80 a engendré une baisse de la qualité et de la quantité des personnels et des équipements. Le manque de moyens s’est accentué avec la priorité accordée à la professionnalisation de l’agriculture, et à la relative « méfiance » des partenaires au développement, vis-à-vis des dispositifs étatiques, désormais jugés inadaptés et sclérosés. Ainsi depuis 20 ans, les initiatives privées, ou celles des organisations professionnelles, attirent les financements. Les expériences s’avèrent souvent intéressantes, les contenus et démarches développés étant ancrés dans les évolutions des problématiques et des métiers. Mais leur impact, dans la durée, s’avère faible car les expériences sont dispersées, et ont rarement de support institutionnel pour garantir la « capitalisation » des expériences dans des dispositifs durables.
Des politiques qui tardent à se mettre en place
A quelques rares exceptions près, il est aujourd’hui admis que la plupart des pays d’Afrique Sub Saharienne n’ont pas de politique nationale de formation agricole et rurale globale et cohérente. Avec le déclin des politiques dirigistes, des alternatives tardent à se dessiner. L’influence accrue des organisations professionnelles a contribué à modifier les rapports de forces mais globalement, les acteurs en charge des politiques de formation restent désarmés. Du fait de ce manque de cadre politique, les acteurs de la formation ne sont pas dynamisés par une vision commune des enjeux du développement du capital humain du secteur agricole. Cela se traduit par le fait que la formation se trouve noyée dans des documents de stratégie qui changent souvent d’orientation, dont l’appropriation est faible parce que souvent inconnus du plus grand nombre. Par ailleurs, la formation est rarement considérée comme un outil de développement des activités productives, au même titre que les autres formes d’investissement (dans le foncier, dans le capital technique et financier). Elle ne forme pas à des métiers et sa perception se limite au mieux à celle d’une courroie de transmission des paquets technologiques. Les projets et programmes d’investissement et de développement, s’inscrivent dans cette dynamique et prévoient des volets « formation » sans schéma de cohérence, qui répondent de façon parcellaire aux besoins de développement du capital humain, en fonction des seuls objectifs spécifiques desdits programmes. Si au niveau régional le cadre politique semble mieux défini (ECOWAP et PAU), les politiques sectorielles communautaires n’accordent toujours qu’un rôle marginal à la formation agricole.
Un positionnement institutionnel inopérant
Le dispositif d’enseignement technique et de formation professionnelle est particulièrement fragmenté, déséquilibré et peu coordonné. Il dépend de plusieurs Ministères de tutelle (qui connaissent des remaniements fréquents) cloisonnés. Les inter-actions entre les établissements de niveaux différents étant inexistantes,.l’enseignement technique et la formation professionnelle agricole se retrouvent isolés au sein de l’ensemble du dispositif éducatif. Cette situation affaiblit leurs capacités à prendre en compte les enjeux de formation agricole des jeunes, qu’ils soient élèves de l’enseignement général, sortants diplômés ou déscolarisés. De plus, les systèmes nationaux de formation sont fortement déséquilibrés, la part faite aux dispositifs d’enseignement technique et de formation professionnelle est extrêmement faible (voir les travaux du pôle de Dakar). Enfin, et cela est sûrement une explication clef de leur faible réactivité, rares sont les dispositifs ayant des relations institutionnalisées avec la demande. Face à l’absence de cadre national de réflexion, de nombreux acteurs non étatiques, par des financements dispersés, ont émergé. Leurs interventions et stratégies restent individuelles, peu coordonnées.
Des conceptions du savoir et de la formation obsolètes
La formation souffre depuis longtemps d’une confusion avec la vulgarisation. Les finalités accordées aux formations reposent plus sur des idéologies, sur des modèles de développement plus ou moins explicités, que sur une prise en compte raisonnée de la demande des acteurs. C’est ainsi qu’après le « tout fonction publique », le « tout installation » prive de formation initiale les techniciens intermédiaires destinés aux nouveaux métiers du développement. Dans le domaine de la formation des producteurs, les visions monolithiques des enjeux du développement agricole se traduisent par une offre standardisée, qui ne prend pas en compte les préoccupations fondamentales, locales et différenciées, des producteurs ruraux. Au-delà des démarches utilisées, la faiblesse des ressources humaines et de l’expertise dans le secteur doit être soulevée. Les questions de formation agricole ne font pas l’objet de travaux de la part de la recherche agricole ou universitaire. Ce contexte ne permet pas de développer les références nécessaires à l’accroissement du capital humain dans le secteur agricole.
II ) Des processus participatifs de construction de politiques de formation encore timides
Le bilan – diagnostic des ressources humaines du secteur agricole réalisé dans quatre pays (Mali, Bénin, Sénégal, Burkina ) avec l’appui de la Banque mondiale a permis de dresser un panorama des évolutions passées et prévisibles du secteur agricole et des besoins de développement de ses ressources humaines. Il a intégré trois parties : i) les évolutions démographiques, ii) les résultats du système d’éducation et de formation en place, iii) les enjeux du secteur agricole et rural. Par la suite, des documents de stratégie ont été élaborés ou sont en voie de l’être. Ils montrent que la nécessaire transformation de l’agriculture, en raison des enjeux démographiques, environnementaux, et de compétitivité, se fera par le renouvellement des générations qui s’installeront ou hériteront des exploitations. L’enjeu est ainsi posé : préparer les ressources humaines nécessaires à ces mutations. Selon le même type de démarche, le Cameroun a initié la réforme de son système d’enseignement technique professionnel et le Tchad a mis sur pied un Comité Pédagogique Inter-Ecoles (COPIEC), appuyé par le un programme de renforcement des capacités du monde rural (RENCAR).
Cependant, dans ces différents cas observés, l’implication forte, formelle, et financière des États dans les questions de formation agricole n’est pas encore vraiment acquise partout, malgré l’affichage de la formation dans les stratégies de réduction de la pauvreté. Ces dynamiques sont encore le fait d’individus voire d’équipes limitées.
Dans ce contexte, l’investissement des organisations paysannes pour la formation professionnelle ne fait pas encore l’objet de débats unanimes et argumentés en leur sein. Certaines fédérations investissent elles-mêmes la problématique de la formation agricole de masse pour pallier l’absence d’offre, et développent à cet égard une pratique intéressante. Présentes localement, les OP s’impliquent peu dans des démarches de construction sociale de la demande encore très peu usitées par les professionnels de la formation. Elles -mêmes comme les autres acteurs, n’ont que de faibles moyens localement pour susciter et animer ce type de démarche. Aux échelons d’intervention nationaux, les OP sont présentes à des degrés variés selon les pays. Cependant, même quand elles en ont l’espace politique, les OP les plus fortes relaient peu dans leurs priorités les enjeux liés au développement du capital humain et leur lien étroit avec les politiques sectorielles connexes. Globalement la problématique mérite encore un débat animé au sein du mouvement paysan sur les stratégies de formation agricole à l’œuvre. Ceci permettrait progressivement aux OP, chacune à son échelle d’intervention, de décliner la vision que le mouvement porte, en actions concrètes de lobby pour mettre en place des dispositifs de formation agricole à la hauteur des objectifs de développement agricole.
A ce titre, l’exemple du Sénégal, décrit dans le compte-rendu de la table ronde, illustre le rôle que peuvent jouer les OP, aux côtés des autres acteurs, dans la construction d’une politique agricole qui inclue la formulation d’une stratégie nationale de formation agricole et rurale. Finalement, au regard des expériences variées vécues en Afrique subsaharienne, les rôles des différents acteurs pourraient être décrits de la façon suivante : – L’Etat définit et pilote la stratégie de formation agricole et rurale, en collaboration avec les régions, la profession agricole et le dispositif de formation en place ; – Les régions produisent les éléments de diagnostic ; – Les OP participent au diagnostic dans les régions et sont associées aux choix politiques au niveau national, ainsi qu’à son suivi-évaluation; – Les structures de formation, les ONG porteurs de projets participent au diagnostic dans les régions, à la définition des orientations et à leur mise en œuvre (Formation de formateurs, formation de base et continue, centre de ressources ou spécialisés) ; – Les autres prestataires développent des capacités à concevoir et mettre en œuvre des offres adaptées à la demande. –
III) Les questions qui se posent
Comment combiner une politique de la demande à une politique de l’offre ? L’éducation et la formation constituent des investissements, pour les États comme pour les familles et les agents économiques (« Le savoir ne s’offre pas, il s’achète » (un agriculteur des Terres Neuves, Sénégal). Cette forme d’investissement est considérée comme « rentable » mais peu accessible par la plupart des familles rurales aux revenus faibles. Or, les dispositifs développés ou simplement imaginés jusqu’à présent empruntent encore largement à des modèles conçus et développés dans d’autres environnements historiques et géographiques, dans des contextes d’économie agricole forte. A court terme, est-il possible d’imaginer des systèmes éducatifs efficients, qui soient à la portée de ces économies ? A long terme, acteurs de l’éducation et de l’agriculture peuvent-ils se rejoindre pour défendre une politique agricole de soutien aux revenus, dont les effets sur l’éducation et la formation ne pourraient être que positifs ?
Comment s’accorder sur « la façon de construire une politique »?
Les divergences de point de vue qui s’expriment sur les rôles des acteurs reflètent des appréciations différentes des démarches à suivre pour construire une politique de formation. De façon pragmatique, deux mouvements sont observés, qui ont souvent du mal à s’amorcer et encore plus à inter-agir :
- Des démarches de type « programme », avec une entrée macro, justifiée par l’importance des enjeux. Elles laissent entrevoir un rôle important de l’État dans la conception et la mise en œuvre des projets.
- Des démarches qui visent à partir de l’existant, à susciter les innovations à partir des opportunités qui se présentent, en mobilisant les acteurs autour de priorités et de démarches reconnues, qui les valorisent, les évaluent, pour les diffuser. Les deux démarches sont complémentaires mais ni l’équilibre à trouver ni le processus qui y conduit n’ont aujourd’hui pas été expérimentés dans le contexte subsaharien. Les blocages constatés au niveau technique, sont probablement à mettre en lien avec le fait qu’il existe aujourd’hui peu de perspectives de financement d’ampleur, qu’ils soient étatiques ou qu’ils émanent de la coopération internationale. Les réflexions sur les systèmes de FAR semblent enfermées dans un « ghetto ». Elles posent de nombreuses questions complexes parmi lesquelles : l’intégration des FAR dans les enseignements primaires traitant des sciences du vivant, positionnement par rapport au post primaire, articulations avec les politiques agricoles. Les avancées permises par les outils aujourd’hui disponibles (Réseau FAR, Hub rural, réseaux DGER, réseaux nationaux (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Bénin…), Inter-réseaux ) ont contribué à clarifier les concepts, élargir l’expertise et mutualiser des expériences. Un traitement complet des problèmes posés devrait donc passer par la mobilisation des acteurs et institutions de tous les secteurs impliqués aux différents échelons d’intervention.
Mesurer l’efficience ou la « productivité » d’un système éducatif ou de formation, revient, de manière simple, à mettre en rapport les moyens humains et matériels mis en œuvre, et les résultats obtenus. Il s’agit non seulement d’évaluer « combien » investir, mais aussi « comment » : les ressources allouées sont-elles utilisées efficacement à l’intérieur de ces « unités de production du savoir » que sont les écoles et centres de formation ? De ce point de vue, une évaluation interne considère des résultats du type « nombre d’élèves formés » ou « nombre de diplômés ». Dès lors, des indices partiels de productivité tels que le taux d’encadrement (rapport du nombre d’enseignants ou formateurs au nombre d’élèves ou de formés) ou le taux de couverture (rapport entre charge d’enseignement et potentiel d’enseignement) pourront être mobilisés. Apprécier les systèmes éducatifs « de l’extérieur » nécessite de considérer d’autres types de résultats, tels que des indicateurs d’attractivité des dispositifs, qui permettent de juger de la capacité des dispositifs à répondre à la demande sociale, celle des apprenants et de leurs familles. D’autres critères de performance externes reposent sur la confrontation des « produits » du système au marché du travail : taux d’insertion, salaires, temps de chômage…