Les politiques agricoles ont connu, au cours des vingt cinq dernières années, une mutation qualitative tant du point de vue de leur orientation que du contenu des objectifs, des stratégies et des axes d’intervention envisagés. Elles sont passées d’un simple condensé d’ambitions stratégiques vaguement définies dans les plans quinquennaux ou triennaux des années 60 et 70, à des formulations qui prennent explicitement en compte le nouvel environnement du secteur.
On doit cette mutation aux dysfonctionnements introduits dans le secteur par les réformes économiques de l’ère des politiques d’ajustement structurel et à la place qu’occupe désormais l’agriculture dans les négociations multilatérales, notamment au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces deux phénomènes ont largement contribué à mettre en relief : – la multifonctionnalité du secteur agricole qui, dans les pays pauvres comme la plupart de ceux de l’Afrique de l’Ouest, revêt une importance singulière au regard de la place prépondérante qu’occupe l’agriculture dans les économies nationales ; – le caractère inadapté des stratégies, mesures et actions déployées par les pouvoirs publics pour promouvoir le secteur, notamment le rapide désengagement de l’État d’un certain nombre d’activités dont le transfert aux organisations professionnelles agricoles n’a généralement pas été suivi d’une véritable stratégie de renforcement des capacités des nouveaux acteurs ; – le rôle de plus en plus déterminant des organisations professionnelles agricoles dans l’élaboration, la mise en oeuvre et le suivi des politiques agricoles ; – les nouvelles contraintes du secteur dans le contexte des transformations économiques et sociales des pays ; continuer à garantir la sécurité alimentaire d’une population sans cesse croissante, assurer aux actifs des revenus décents, au moyen d’augmentation substantielle de la production sans bouleverser les équilibres environnementaux, démographiques et de peuplement.
Cette dernière équation constitue la véritable énigme que cherchent à résoudre les politiques agricoles. Les réponses à cette équation en termes de stratégies et options de développement dépendent du positionnement idéologique des acteurs qui s’intéressent aux questions agricoles.
Jeux d’acteurs : les visions des uns ne sont pas celles des autres. Les trois catégories d’acteurs (décideurs publics, partenaires au développement et organisations professionnelles agricoles) , désormais à l’interface de la gestion du secteur agricole, ne s’accordent pas sur les orientations, les moyens, les stratégies et surtout le schéma global que devra revêtir l’agriculture africaine de demain. Les décideurs (les pouvoirs publics et les partenaires au développement) optent généralement pour une gestion qui accorde une place prépondérante à la rentabilité financière, qui minimise les coûts des interventions publiques et assure un retour rapide à l’investissement. Par cette option, ils consacrent implicitement le désengagement de l’État et surtout le refus de reconnaissance de la spécificité du secteur agricole comparé aux autres secteurs de l’économie. La place que jouent les ministères des Finances, du Plan et du Commerce dans la gestion du secteur explique pour une large part cette attitude. Par contre, les nouveaux acteurs représentés par les organisations de producteurs penchent pour un traitement social du secteur, pour une gestion rationnelle de l’immense masse des petits producteurs que la quête effrénée de rentabilité peut contribuer à marginaliser. Cette position laisse transparaître le souci de privilégier les fonctions traditionnelles de l’agriculture : sécurité alimentaire, aménagement rural et garantie des traditions.
Dans ce contexte, les politiques agricoles et autres lois d’orientation agricole sont devenues le champ de compromis idéologiques qui transparaissent dans les visions, c’est-à-dire dans les constructions prospectives du secteur agricole. Si les stratégies de développement agricole sont sorties des empreintes ésotériques des ministères de l’Agriculture, elles sont encore loin de trancher clairement les débats qui agitent l’avenir du secteur.
Ecowap, une politique agricole qui tente de concilier agriculture familiale et agrobusiness. Le cas de la politique agricole de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), Ecowap, qui apparaît comme une des politiques régionales qui ont clairement dégagé une vision consensuelle, l’atteste. Si tous les acteurs s’accordent sur les objectifs de l’Ecowap — « Contribuer de manière durable à la satisfaction des besoins alimentaires de la population, au développement économique et social et à la réduction de la pauvreté dans les États membres »— la vision véhicule une sorte de compromis sur les moyens et stratégies pour les réaliser. En effet l’Ecowap dispose dans sa vision que : « La politique agricole s’inscrit dans la perspective d’une agriculture moderne et durable, fondée sur l’efficacité et l’efficience des exploitations familiales et la promotion des entreprises agricoles grâce à l’implication du secteur privé. Productive et compétitive sur le marché intra-communautaire et sur les marchés internationaux, elle doit permettre d’assurer la sécurité alimentaire et de procurer des revenus décents à ses actifs ».
Par cette option, les acteurs du secteur agricole ouest-africain tentent de concilier leurs positions sur les ressorts de la dynamique qu’ils veulent imprimer à l’agriculture ouest-africaine. L’évocation des deux formes majeures de systèmes d’exploitation — les exploitations familiales et les entreprises agricoles comme support potentiel du développement agricole de la région — trahit les difficultés de choix et surtout de réponses à un certain nombre d’interrogations fortes. Quel est le système d’exploitation qui est à même de permettre à l’agriculture ouest-africaine, dans le futur, de garantir les fonctions traditionnelles qui lui sont dévolues, notamment celle de satisfaire une demande alimentaire régionale qui aura plus que doublé dans trente ans et d’assurer une meilleure insertion dans le marché international ? La région est-elle capable de se donner les moyens d’une gestion adéquate de la population en général (freiner la très grande tendance à l’émigration) et de l’exode des actifs agricoles en particulier ? En filigrane transparaît clairement le débat que tous les acteurs tentent de fuir, celui de la gestion de la transition démographique du continent et des modalités de fixation de la jeunesse en milieu rural.
Cette vision de l’Ecowap relance également le débat sur le rôle futur des pouvoirs publics, plus enclins à consacrer leur désengagement amorcé depuis la mise en place des Programmes d’ajustement structurel du secteur agricole, et sur celui d’un secteur privé dont la présence jusque là n’a été réellement visible que dans les sous-secteurs tournés vers le marché international : cacao, coton, café, hévéas.
Enfin, il est à espérer que les visions des politiques agricoles régionales permettront de répondre aux préoccupations de tous les acteurs, c’est-à-dire comment on rend plus productive et compétitive une agriculture avec une pléthore de producteurs et des pouvoirs publics qui n’ont visiblement pas les moyens de leur politique affichée ?
Bio Goura Soulé est consultant au sein du Laboratoire de recherche et d’expertise sociale (Lares) au Bénin.