_ Il est des évolutions dans le choix des mots qui ne sont pas vides de sens. L’utilisation en Afrique subsaharienne du terme de « vulgarisation agricole » ces dix dernières années est de moins en moins « politiquement correcte » : elle tend à s’effacer au profit de celle du « conseil agricole et rural ». Ces subtilités de vocabulaire traduisent une évolution sensible de la façon d’envisager la création et la diffusion de la connaissance en milieu rural sur le continent africain.
Des indépendances aux années 2000, ce processus est passé d’un mode de penser et de faire linéaire, hiérarchique – une super structure transmets une information technique standardisée aux « masses » agricoles – à une démarche tendant à être interactive, plurielle et différenciée – l’agriculteur et ses divers partenaires construisent, non sans difficultés, un conseil répondant à ses préoccupations. La revue des dispositifs d’appui aux producteurs qui se sont succédés en Afrique de l’Ouest et Centrale est en ce sens exemplaire.
Aux indépendances : la poursuite d’un « encadrement paternaliste » des paysans. La période des indépendances dans les années 1960 marque l’ère du « tout État » en matière d’appui aux producteurs : il s’agit d’accompagner les grandes filières de produits d’exportation (coton, arachide, riz, etc.) via un encadrement très dirigiste basé sur un transfert des technologies agricoles occidentales et sur un interventionnisme étatique sur l’ensemble du système productif et de la commercialisation. C’est le temps des Sociétés régionales de développement, des Offices de commercialisation agricole puis de coopération et d’assistance au développement, mais aussi, dans la droite ligne des politiques socialistes des nouveaux États indépendants, des coopératives agricoles et des organisations d’encadrement technique du monde rural (les Centres d’expansion rurale polyvalents/CERP au Sénégal, les Centres d’action régionale pour le développement rural/Cader au Bénin). Une certaine ambiguïté prévaut alors dans le discours politique de cette organisation du monde rural. Ces différentes structures d’encadrement sont montrées comme autant d’outils permettant aux producteurs et populations rurales d’être étroitement associés par le pouvoir aux actions de développement rural en rupture avec « l’exploitation coloniale », alors même que les États se substituent aux anciens colonisateurs pour contrôler l’économie agricole des pays. Les producteurs sont globalement perçus comme désorganisés, pratiquant une agriculture traditionnelle archaïque. Ils sont juste bons pour être des « récepteurs passifs » d’informations techniques estimées adaptées — elles — à des objectifs d’amélioration de la productivité. De coloniale à étatique, l’approche reste paternaliste.
La crise des années 1970 et l’ère du système de « formation et visites » tout puissant. Cette confiance absolue dans la stratégie d’encadrement fort, du « tout État » tend à se fissurer dans les années 1970. Les services polyvalents de vulgarisation montrent vite leurs limites sur le terrain : ne prenant pas en compte la diversité des exploitations agricoles, faiblement reliés à la recherche, leur capacité à favoriser la croissance de la production agricole reste faible. L’idée que le producteur sait aussi être efficace et innovateur et qu’il peut améliorer sa production à condition d’avoir accès à des technologies adaptées, variées et rentables se développe. La crise alimentaire en Afrique sahélienne en 1973 contribue fortement à ce revirement : même si la sécheresse et les conditions climatiques expliquent l’effondrement des productions céréalières, l’irrégularité et les volumes insuffisants des productions locales tendent à remettre en cause l’efficacité des modes d’organisation de la production agricole. En contrepoint de la révolution verte en Asie, une nouvelle approche de la vulgarisation émerge également en Afrique, basée sur l’idée que l’agriculteur n’a pas suffisamment accès à des technologies adéquates : il faut intensifier le transfert sur le terrain en renforçant les moyens d’animation. Commence alors l’ère du système de « formation et visites » (ou « Training and Visit » en anglais), inauguré en 1967 par Daniel Benor en Turquie, et fortement diffusé par les programmes de la Banque mondiale. Cette méthode est reprise par la majorité des services publics et des projets de développement jusque dans les années 1990 et reste aujourd’hui présente, voire dominante, dans un certain nombre de pays. Elle est présentée comme une démarche plus proche des paysans alors même que les gouvernements cherchent à simplifier et améliorer l’appui au monde rural. Malgré tout, force est de constater que l’approche continue d’être linéaire et descendante : la démarche « formation et visites » (F&V), rigide et standardisée, est mal adaptée aux petits agriculteurs et aux contextes agro-économiques très diversifiés qui caractérisent le monde rural africain. La F&V donne au producteur un rôle de récepteur et de relais (agriculteur de contact) mais elle ne l’associe toujours pas à la construction de la « connaissance » transférée.
Le tournant de l’ajustement structurel : la remise en cause de la vulgarisation en tant que service public. Entre-temps, face à la crise économique et financière, les États s’engagent dans les années 1980, sous l’égide du FMI, dans une réorganisation de leurs économies notamment marquée par la dévaluation du franc CFA. L’une des principales mesures de l’ajustement structurel est la réforme du secteur public et le désengagement de l’État d’un certain nombre de fonctions au profit du secteur privé. Cette transition s’accompagne de nouveaux cadres de politiques pour l’agriculture — la Nouvelle politique agricole (1984) au Sénégal puis au Cameroun, la Lettre de Déclaration de la Politique de Développement Rural (1991) au Bénin, etc. — qui marquent la reconnaissance de nouveaux acteurs privés et notamment les Organisations professionnelles agricoles (OPA) dans les services aux agriculteurs (formation, vulgarisation, recherche). Corrélativement, les statuts des Sociétés régionales de développement spécialisées par filière évoluent vers plus d’autonomie, notamment financière. Enfin, les principales structures publiques de vulgarisation sont dissoutes. Dans ce contexte de désengagement de l’État et de volonté affichée de professionnalisation des agriculteurs, le modèle français des chambres d’agriculture est installé dans certain pays (Bénin, Mali) mais ce dispositif quelque peu « plaqué » et sans véritable implication des organisations de producteurs reste au départ peu opérationnel.
Pour autant, cette privatisation « à marche forcée » des systèmes d’appui technique aux producteurs se fonde essentiellement sur des objectifs de réduction des dépenses publiques. Elle ne s’accompagne pas d’une analyse des enjeux en termes de service public et des conditions de prise en charge de ces prestations par le secteur privé et la profession agricole. La fin des années 90 se caractérise ainsi par une période de flottement où il s’avère que le secteur privé et la profession agricole sont peu préparés et aptes à prendre le relais que les nouveaux cadres de politique agricole leur confient.
Face à ce constat et dans un nouveau contexte d’élaboration concertée de politiques agricoles, émerge alors peu à peu, portée par certains acteurs de la vulgarisation et notamment les mouvements paysans, une nouvelle vision de l’appui-conseil aux producteurs. Un appui-conseil qui intègre un système large de gestion des connaissances désormais interactif, comprenant diverses approches méthodologiques et une pluralité de partenaires privés et publics.
À la recherche de la troisième voie : pour un conseil pluriel et interactif. La fin des années 1990 marque un tournant dans les politiques agricoles de la sous-région, fortement marqué par la décentralisation. Globalement ces nouvelles politiques veulent promouvoir un secteur privé agricole fort et recentrer les services étatiques sur leurs missions de services publics en les rendant comptables des résultats devant les utilisateurs. Elles tendent à reconnaître le modèle d’une agriculture paysanne multifonctionnelle à travers des exploitations familiales polyvalentes.
Cette nouvelle vision du développement agricole s’appuie sur un renouveau du mouvement paysan en Afrique subsaharienne engagé dans une forte dynamique autonome fédérative ². La Banque mondiale engage alors, dans la ligne de sa nouvelle stratégie « From Vision to Action – 1997 », une nouvelle génération de projets nationaux et de restructuration défendant une démarche de conseil basé sur la diversité des approches, le multipartenariat, la réponse à la demande avec des Organisations de producteurs au coeur du dispositif : le Projet des services agricoles et d’appui aux Organisations de producteurs (PSAOP) au Sénégal qui est l’un des produits de cette nouvelle orientation, a jeté les bases institutionnelles de la création de l’Agence nationale de conseil agricole et rural (Ancar).
Dans cette dynamique et face à l’insatisfaction suscitée par les anciens dispositifs de vulgarisation, les acteurs du monde rural, services publics, États, bailleurs de fonds, OPA et ONG réfléchissent à un nouveau cadre théorique. La place du service public, la capacité du secteur privé et professionnel à assumer des missions d’appui aux producteurs et l’impact sur les agriculteurs et les populations rurales de telles réformes sont au coeur des analyses.
L’agriculteur est enfin placé au cœur du dispositif du conseil désormais perçu comme un service qui se doit d’être du « sur mesure ». Les grandes approches de vulgarisation uniformes laissent la place à un conseil de plus en plus personnalisé : le conseil doit être un outil d’aide à la décision pour le producteur sur son exploitation agricole et ses différentes activités. Les démarches de conseil de gestion, de conseil aux exploitations familiales, souvent portées par des organisations professionnelles avec l’appui de projets de bailleurs de fonds, relèvent de cette dynamique.
Ces grands principes sont traduits dans les années 2000 dans les nouveaux cadres de politique agricole que sont les lois d’orientation agricole développées au Sénégal (2004) puis au Mali (2006).
En près de 50 ans d’histoire du conseil agricole et rural en Afrique subsaharienne, les producteurs ont ainsi conquis un statut de clients, décideurs sur leurs exploitations, demandeurs d’un conseil adapté aux enjeux de l’exploitation mais aussi offreurs de services de conseil (dans beaucoup d’endroits, le conseil de proximité est le seul fait des Organisations paysannes). Face à l’actuelle crise généralisée de sécurité alimentaire, l’enjeu reste de taille : permettre aux producteurs d’avoir accès à un conseil efficace et adapté leur permettant de mieux produire pour contribuer à l’alimentation des populations de l’Afrique subsaharienne et améliorer leur niveau de vie.
Cheikh Mbacké Mboup est directeur technique de l’Agence nationale de conseil agricole et rural (Ancar).
Dominique Anouilh est assistante technique à la Direction générale de l’Ancar.
Créée en 1999 au Sénégal, l’Ancar a pour mission d’animer le Système national de conseil agricole rural (SNCAR) via l’amélioration et le suiviévaluation de l’offre de services, l’harmonisation des méthodes d’intervention et la mise en place d’un réseau de prestataires publics et privés de services de conseil agricole et rural.