Rejoindre l’Europe ? Tel n’est peut-être pas le seul but des milliers de migrants d’Afrique subsaharienne. Nombre d’entre eux s’arrêtent en effet aux abords de la Méditerranée, s’installant dans les pays d’Afrique du Nord. Une région devenue « zone de transit », mais surtout lieu de nouvelles migrations, plus variées qu’il n’y paraît…
DEPUIS QUELQUES ANNEES, les médias braquent essentiellement leur attention en direction des milliers de ressortissants subsahariens qui encourent des risques mortels à bord de pirogues, au large des côtes atlantique et méditerranéenne, pour rejoindre l’Europe. Pourtant des recherches récentes montrent que seule une minorité de migrants africains poursuit sa route vers l’Italie ou l’Espagne. La plupart d’entre eux s’installe durablement dans les pays nord africains labellisés aujourd’hui, par les instances internationales, « pays de transit ». Assurément, en lien avec le durcissement des politiques migratoires en Europe du Nord, la signature d’accords de réadmission avec les pays du Maghreb, les changements démocratiques intervenus en Europe centrale et orientale et les turbulences politiques en Afrique, on assiste à une recomposition des modèles migratoires en vigueur et à une accélération de la migration de transit. Mais cette expression mérite d’être éclairée dès lors qu’elle est déclinée en lieux (espaces de transit) et en hommes (« transiteurs et transités »).
Le Sahara, espace de migrations « historique » qui évolue avec le temps. Tout d’abord, le Sahara n’est pas seulement traversé. Déjà à la veille des Indépendances, les jeunes Touaregs nigériens et maliens partent s’employer dans le Sahara algérien. À partir des années 1970, les flux migratoires se densifient lorsque les populations du Sahel subissent les cycles de sécheresse qui déciment les troupeaux. Jusqu’à 20% des hommes partent travailler dans les champs de pétrole algérien et libyen mais aussi dans les oasis et les villes. Rappelons-nous également que les insurrections et guerres poussent des dizaines de milliers de réfugiés Sahraouis dans des camps frontaliers en Algérie mais aussi des Touaregs nigériens et Toubous qui essaiment dans nombre de localités du désert libyen pendant la guerre contre le Tchad (1973-94). Le seul développement de nouvelles zones de turbulences en Côte d’Ivoire et au Darfour ne saurait donc expliquer la présence de migrants au Sahara. Cependant, durant les années 1990, la conjonction de facteurs géopolitiques et économiques explique qu’un nombre croissant de Subsahariens empruntent les réseaux migratoires et marchands créés par les Sahéliens.
Leur présence transforme toutes les régions traversées. Dans la plupart des localités du Sahara algérien et libyen, la présence subsaharienne est estimée à 20 % au moins de la population et contribue notablement à la renaissance des campagnes et des villages anciens délaissés par la maind’oeuvre locale.
Les changements sont spectaculaires dans les villes nouvelles créées par les pouvoirs publics dans le Sahara central. Après avoir accueilli les paysans des oasis, les nomades et les réfugiés, des villes comme Tamanrasset et Djanet (Algérie), Nouadhibou (Mauritanie) ou Sebha (Libye) comptent plusieurs dizaines de milliers d’habitants et des quartiers africains s’y structurent. Les « villes d’États » renouent avec la fonction de carrefour, se spécialisent dans l’économie de transit en constituant les pivots des circulations transsahariennes contemporaines. Pour autant leur pérennité n’est pas assurée car dès lors qu’une frontière se ferme, que de nouvelles alliances se dessinent, elles périclitent. C’est ainsi qu’à Sebha, les quartiers qui accueillaient il y a trois ans encore une multitude de migrants subsahariens sont à présent rasés depuis que M. Kadhafi a renégocié des accords avec l’Union européenne. On ne saurait donc passer sous silence à la fois la réversibilité des flux migratoires ni les capacités d’adaptation ou de recyclage des entrepreneurs-migrants transsahariens.
À la diversité des mouvements s’allie la diversité des acteurs. Les nomades d’hier sont devenus les acteurs de la mobilité d’aujourd’hui. Convoyant aussi bien des hommes que des marchandises à bord de leurs camions, ils contribuent, à leur manière, à l’essor de ces villes de transit. Quant aux migrants subsahariens qui participent à la revitalisation des cités sahariennes ou des villages alentour, ils présentent des profils hétérogènes, des motivations diversifiées et leurs statuts, de surcroît, sont marqués par une forte plasticité. Si les hommes sont les plus nombreux, on rencontre également des femmes, plus rarement des familles. Quelques-uns encore arrivent directement de la campagne, analphabètes. Mais la majorité d’entre eux cumulent expérience urbaine et bagage scolaire. Si les ressortissants des pays frontaliers sont les plus nombreux (Niger, Mali, Soudan), ils proviennent d’un nombre croissant de pays d’Afrique subsaharienne. Des migrants légaux inscrits en tant qu’étudiants cohabitent avec des colporteurs de rue agissant sous couvert de commerçants de la place mais devenus illégaux pour n’être pas repartis dans leur pays au terme de leur visa touristique. Ils côtoient des footballeurs qui n’ont pas voulu repartir après leur entraînement sportif ainsi que des commerçants transnationaux peu concernés par la logique des visas. Il est fréquent que des alliances stratégiques soient contractées entre tous ces protagonistes. Les plus nombreux s’installent durablement dans ces lieux considérés par d’autres comme étapes provisoires, d’autres s’aventurent plus loin, quelques-uns enfin préfèrent rebrousser chemin, disposés à affronter la famille restée au pays plutôt que de supporter encore humiliations et emprisonnements. Une fois encore, ce serait tronquer la réalité que de vouloir limiter la figure du migrant en transit à celle de la victime coincée sur une patera au large de Lampedusa ou des Canaries ou à celle du nomade développant avec dextérité des entreprises transnationales.