_ Parmi les acteurs émergents concernés par les politiques publiques, les organisations paysannes sont désormais incontournables. Au Mali et au Sénégal, deux responsables d’organisations paysannes, Nadjirou Sall et Ibrahim Coulibaly, relatent leur expérience…
Entretien avec Nadjirou Sall, secrétaire général de la Fédération des organisations non gouvernementales du Sénégal (Fongs – Action paysanne)
Grain de sel : Quelle a été la participation de votre organisation dans la mise en place de la politique agricole sénégalaise?
Nadjirou Sall : Notre participation a commencé avec le démarrage du processus de concertation pour discuter le projet de loi d’orientation agricole dont la rédaction a été non participative. Nous aurions préféré que le projet de loi soit préparé dans une démarche ascendante, mais cela ne nous a pas gêné car au niveau de la Fongs et à travers le CNCR, nous entretenons une réflexion permanente sur les questions de politiques agricoles et notamment sur le foncier.
Le processus de concertation a été porté par le CNCR et, en tant que membre fondateur, la Fongs y a participé à différents niveaux : lors des réunions organisées par le CNCR sur le projet de loi (Conseil d’administration du CNCR, atelier national de lancement de la réflexion, atelier locaux de concertation, ateliers régionaux d’échanges, séminaire national de validation) ; et dans l’organisation d’ateliers, tant au nom du CNCR (atelier de concertation sur le projet de loi et les filières) qu’au sein du réseau de la Fongs pour l’information, la sensibilisation et la concertation.
Nous faisons donc partie des 3 000 paysans impliqués dans le processus de concertation. À travers ses membres et par ses appuis techniques, la Fongs s’est donc fortement mobilisée tout au long du processus et à tous les niveaux.
GDS : Pour quelle raison souhaitiez vous être associé à la mise en place de la politique agricole de votre pays ? Quel point souhaitiez-vous défendre en priorité ?
NS : Depuis les années 80, la Fongs avait une vieille revendication : l’instauration d’un débat national sur le développement agricole et rural, ouvert à tous les acteurs prenant en compte les points de vue des paysans. Il est donc normal qu’en tant que membre fondateur du CNCR nous nous impliquions fortement dans la concertation.
Ainsi, nous avons défendu en priorité notre vision de l’agriculture paysanne. À travers le CNCR, nous disons que l’agriculture paysanne a une dimension qui ne peut pas être restreinte à la production. Toute la dimension sociale, culturelle, rurale doit être intégrée dans le concept d’ « agriculture familiale paysanne » et nous sommes pour la promotion socio-économique durable des exploitations familiales.
GDS : Quels acquis pouvez-vous mettre au bénéfice de votre participation à la mise en place de la loi d’orientation agricole ?
NS : Le principal acquis est celui du couronnement de notre revendication : la reconnaissance de notre identité paysanne. Le législateur sénégalais a voté une loi qui nous reconnaît en tant qu’acteurs et revalorise ainsi notre métier d’agriculteur. Mais cela n’est pas une fin en soi et on va continuer pour avoir plus d’acquis.
GDS : Quels éléments n’avez-vous pas pu défendre ? Quels sont les points que vous souhaitiez inscrire dans la loi et qui ne l’ont pas été, et pourquoi ?
NS : La problématique foncière n’a pas pu être abordée comme on l’aurait souhaité. La forme dans laquelle cela a été introduit dans le projet de loi a rendu la concertation difficile. Le débat a été remis à plus tard alors que, selon nous, cette question est fondamentale pour l’avenir de l’agriculture et des agriculteurs. Cependant, notre plate-forme est prête à s’engager dans le processus de réflexion car, c’est un sujet sur lequel nous travaillons en permanence. Depuis 2001, la réflexion au niveau local, régional et national a permis d’élaborer des propositions paysannes pour la réforme foncière.
GDS : Quels sont les événements à venir ? Comment votre institution va-t-elle y être impliquée ?
NS : L’élaboration des décrets d’application constitue l’enjeu majeur. La cinquantaine d’engagements pris par l’État dans le texte de loi est regroupée en 7 grandes thématiques. À travers le CNCR, nous sommes chef de file sur le thème de la reconnaissance formelle des métiers de l’agriculture, qui traite la question de la protection sociale. À partir des expériences de nos associations nous contribuons à la formulation des propositions. Nous suivons également les autres thématiques pour les alimenter et nous nous impliquons également dans les travaux de la commission de Réforme foncière chargée de préparer la réforme de la loi sur le domaine national. Notre implication nourrit la concertation, mais elle nourrit également nos pratiques dans notre propre réseau.
Entretien avec Ibrahim Coulibaly, président de la Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP)
Grain de sel : Quel rôle votre organisation a-t-elle joué dans la mise en place de la politique agricole malienne ?
Ibrahim Coulibaly : La politique agricole malienne est une demande des organisations de producteurs. Cette demande date de plus d’une dizaine d’années, avant même la création de la coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP) qui est le cadre national de concertation des organisations paysannes, dont la création a commencé en 1996. En effet depuis sa création en 1993, l’Association des organisations professionnelles paysannes du Mali (AOPP), première fédération d’organisations paysannes (OP) du Mali, revendique une telle politique concertée entre l’État et les acteurs du secteur rural.
Après la création de l’AOPP nous avons engagé le dialogue avec le ministère de l’Agriculture, pour discuter des problèmes de fond : le foncier rural, le crédit rural, les intrants et les équipements pour la production ; les marchés et les prix rémunérateurs, la responsabilisation des OP, la reconnaissance des services publics qu’elles rendent, etc.
Nous avons profité d’un événement politique, les élections présidentielles de 2002. La question d’une politique agricole concertée est venue au devant de la scène avec comme premier acte l’élaboration d’une loi d’orientation agricole. Lors de la journée paysanne, occasion de rencontre entre le chef de l’État et les OP, cette orientation a été réaffirmée par les autorités politiques ; ainsi le lancement du processus d’élaboration de la loi d’orientation agricole a été fait en février 2005 avec la responsabilisation totale par les autorités politiques de la CNOP pour l’ensemble des concertations et l’élaboration de propositions paysannes.
Pour piloter la réflexion paysanne et formuler des propositions devant avoir leur place dans la loi, la CNOP a alors mis en place un dispositif largement inclusif et participatif pour l’ensemble des acteurs, en particulier les OP. Un comité national d’organisation a été installé avec des démembrements à la base pour l’organisation des concertations. Un budget, un plan d’action et un programme ont été élaborés et soumis au gouvernement qui a financé l’ensemble des activités à plus de 90% sur les ressources nationales ce qui garantissait l’autonomie d’action dans le processus. Lancé officiellement en février 2005, le processus devait se conclure en octobre de la même année. C’était là un désir des autorités politiques ; le temps a été une contrainte assez difficile à gérer mais nous y sommes parvenus.
Tout a ainsi été mis en place pour que chacun participe et donne son avis. Des concertations locales régionales et thématiques ont été organisées, pour aboutir à un atelier national paysan, et à la production d’un document synthétique. Cet atelier, qui a duré 3 jours, a produit un memorandum reflétant l’essentiel des préoccupations du monde paysan malien : la souveraineté alimentaire, le foncier, le financement de l’activité agricole, et la reconnaissance et revalorisation du métier. Le memorandum a été défendu lors d’un atelier de synthèse national où la loi a été débattue, article par article. Outre les ministères de l’Environnement, de l’Agriculture, des domaines de l’État et des Affaires foncières, l’atelier de synthèse regroupait la CNOP et les chambres d’agriculture.
GDS : Pourquoi être impliqué en tant qu’organisation dans ce processus ?
IC : La demande de politique agricole nationale visait à faire face à l’incohérence des interventions publiques sur le secteur rural. Jusqu’alors, on avait affaire à des projets, des programmes en série, mais sans réelle vision pour l’avenir du monde rural malien ni de stratégies lisibles.
Notre objectif premier dans la revendication était donc de doter le secteur rural malien d’une vision d’avenir clair. Il existait dans le discours des politiques des allusions au développement de l’agribusiness, mais sans réellement savoir ce que c’était. Il y avait juste le mythe de l’investisseur étranger qui devait venir développer l’agriculture du pays. Pour nous OP, ceci était un rêve totalement déconnecté de la réalité car la seule réalité qu’il fallait soutenir et développer était l’agriculture familiale qui devait être placée au cœur des préoccupations.
GDS : Quel a été l’impact le plus positif de cette participation ?
IC : Nos préoccupations principales avaient trait à la souveraineté alimentaire, au foncier, au statut des exploitants. Et nous avons obtenu tout ce que nous souhaitions. Des discussions ont bien entendu eu lieu, par exemple sur la formation : cette question devait-elle être gérée par les OP ou par l’État ? Mais aucune confrontation n’est allée jusqu’à la rupture. Notre plus grande satisfaction, c’est le consensus sur la souveraineté alimentaire aujourd’hui accepté par l’ensemble des acteurs qui ont participé au processus, de même que les autorités politiques du pays.
GDS :Quel rôle aurez vous à jouer dans les mois qui viennent ?
IC : La loi maintenant disponible devra être votée le 1er juin 2006. Actuellement, elle est à l’Assemblée nationale. Nous revendiquions 20% du budget de l’État pour l’investissement dans le secteur agricole et réaliser les ambitions de cette loi.
Le ministère de l’Agriculture, à la fin du processus et au vu des résultats auxquels la CNOP était parvenue, a réaffirmé sa volonté de continuer à collaborer de façon rapprochée avec la CNOP ; ainsi nous souhaitons jouer un rôle majeur et proactif dans la suite du processus à travers les décrets d’application.