Les membres des OP et leurs partenaires attendent souvent beaucoup d’un leader : qu’il soit représentatif de sa base, qu’il maîtrise le contexte national et international ainsi que les sujets à débattre, qu’il ait été élu de façon légitime, etc. Mais les leaders peuvent-ils et doivent-ils réellement concilier toutes ces qualités ?
La majorité des petits producteurs africains ont des revenus très faibles, sont peu instruits et habitent dans des zones rurales souvent difficiles d’accès. Cette situation ne les met pas en position de pouvoir négocier facilement avec des partenaires extérieurs et des décideurs politiques. Dans ce contexte, la défense de leurs intérêts s’avère un acte militant capital et les leaders paysans, garants de la représentation de ce monde paysan, jouent en ce domaine un rôle primordial. Toutefois, des critiques sont parfois émises quant à la représentativité de certains leaders. Pour certains, l’identité paysanne et la proximité du leader avec sa base importent avant tout : un « bon » leader doit nécessairement être présent sur le terrain et, de ce fait, très concerné par les préoccupations de sa base. Pour d’autres, la force du leader réside dans ses compétences techniques : la connaissance des situations, la maîtrise de son organisation et la perception des enjeux nationaux et internationaux. Dès lors, comment déterminer les qualités qui font la force d’un leader, et comment les apprécier ?
Maîtriser les sujets de débats. Pour Lionel Guezodje, leader béninois, être paysan ne suffit pas pour défendre efficacement les intérêts des paysans. Il faut avant tout avoir des capacités, des compétences et une certaine connaissance du contexte national et international : « La représentativité d’une personne peut être définie sous l’angle de la maîtrise du sujet à débattre. Cette interprétation paraît importante lorsque l’on comprend que le rôle du leader est de discuter, négocier, etc. En effet, comment peut-on débattre d’un sujet si on n’a pas un minimum de connaissances ou d’aptitudes ? Dans un contexte de mondialisation des rapports où les négociations sont souvent d’un certain niveau, il serait utopique de vouloir mettre au centre des débats des producteurs peu instruits, peu éclairés et sous-informés. Vu sous cet angle, toute personne physique ou morale ayant la maîtrise des sujets et acquise à la philosophie de [la promotion de] l’agriculture familiale, peut être représentative des petits producteurs ».
Disposer de ressources suffisantes. La question financière peut être un élément discriminant. Un leader est, en principe, amené à passer une grande partie de son temps en dehors de son exploitation, et, dans bien des cas, l’organisation paysanne qu’il représente n’a pas les moyens de lui procurer un service de remplacement. Même s’il est reconnu que certains leaders mal intentionnés profitent de leur poste pour détourner des fonds et se procurer des revenus confortables, la situation est plus difficile pour de nombreux autres. Ils doivent disposer des ressources nécessaires pour se permettre de recruter de la main d’oeuvre et de faire face à d’éventuelles mauvaises récoltes souvent dues à leur absence. Ce cas de figure peut être un obstacle restreignant l’accès aux postes d’élus dans les OP pour certains producteurs ayant pourtant des aptitudes. Selon Ahmed Ouayach, leader marocain, « pour devenir responsable d’une organisation de producteurs, il faut avoir les moyens ! L’élément financier est très important, car vous pouvez trouver des gens qui pourraient être leaders, qui sont prêts à se jeter dans l’aventure, mais qui n’ont pas les moyens, qui ne gagnent pas assez ». Lionel Guezodje ajoute : « On comprend aisément que l’engagement en tant que leader dans une OP intègre la dimension de “sacrifice” de soi : on perd son temps et son argent pour les autres. Par ailleurs, ce nantissement minimum confère sans doute une certaine autonomie et liberté dans les actions du leader ; on est ainsi très peu corruptible ».
Être porteur d’une identité paysanne. Pour certains, un leader doit nécessairement être le reflet du groupe qu’il représente en exerçant lui-même la fonction de paysan, et en maintenant cette activité, y compris pendant la durée de son mandat. Korotoumou Gariko, leader burkinabé, défend cette idée : « Un bon leader paysan est tout d’abord un paysan. Il vit les problèmes du groupe qu’il représente et cherche avec lui les moyens de les résoudre. C’est celui qui travaille pour aider son groupe à résoudre les difficultés auxquelles il est confronté. Le mauvais leader, c’est un faux acteur. Il ignore complétement les réalités que vit son groupe. Il ne peut rien lui apporter parce qu’il ne partage pas ses préoccupations ». Denis Pesche, sociologue français, s’interroge cependant sur « les conditions d’existence d’un sentiment d’identité paysanne, qui n’est pas une donnée intangible liée à l’origine ou au statut des individus ». Selon lui, cette identité paysanne résulte plutôt d’un « apprentissage fait de prises de conscience et d’expériences vécues », et « ce n’est pas parce que l’exercice de ses responsabilités éloigne le leader de son village et des autres paysans que son attachement aux questions rurales disparaît ! »
Être élu. Le leader peut donc souffrir d’un défaut de crédibilité aux yeux de ses partenaires s’il n’est pas lui-même paysan, travailleur de la terre, ou s’il n’a pas fait ses preuves au service des paysans ; néanmoins, le niveau de représentativité formel et officiel reste celui du mandat. Pour Lionel Guezodje, « lorsqu’une personne est élue à la tête d’une organisation, une responsabilité lui est confiée pour défendre une/des cause(s) pendant son mandat, qui peut être d’une durée déterminée ou non selon le cas. Cela oblige à défendre une position claire et focalise l’attention des interlocuteurs. Le mandaté peut assumer des prises de décision au nom de ses pairs ». Tata Yawo Ametoenyenou, responsable dans une organisation d’appui aux OP au Togo, garde cependant une certaine réserve quant à la légitimité de certains leaders : « Il faut s’interroger sur le mode d’élection d’un leader et le nombre de mandats qu’on lui confère lors de son élection. Parce que même s’il est élu démocratiquement au départ, il est possible qu’il fasse ensuite tout pour se maintenir à ce poste sans être réélu. Cela fait que, durant son premier mandat, il peut être représentatif, mais ensuite, cette représentativité est mise en cause, car soit il n’organise pas d’AG pour le renouvellement des élus, soit il essaye de créer des scissions au sein de la structure pour se maintenir… Je connais des OP au Togo aujourd’hui où les leaders sont élus pour un mandat de 5 ans mais en fait au bout de 10 ans ils ne veulent pas organiser l’AG sous prétexte de ci, de ça, ce qui fait que vis-à-vis de la base ils n’ont plus de légitimité. Or, lorsqu’on n’a plus de légitimité, cela met en cause toutes les actions qu’on peut faire en faveur du monde paysan ! »
Des qualités en lien avec le type de mandat à exercer. Les différentes qualités d’un « bon » leader présentent toutes un intérêt évident, mais leur conciliation semble difficile, sinon impossible. Comment en effet un leader peut-il à la fois être un petit producteur vivant en milieu rural parmi ses pairs ; participer à des activités et des débats aux niveaux national et international ; disposer de ressources suffisantes pour assurer la subsistance de sa famille, la mobilisation de main d’oeuvre salariée et les sacrifices financiers au nom du groupe ; avoir les compétences requises pour participer activement aux débats et être capable d’avoir une vision prospective ? Finalement, si toutes ces qualités ne peuvent être réunies en une seule et même personne, les plus importantes, en fonction des caractéristiques de l’OP (type, envergure) doivent être présentes. Ainsi, une OP de niveau local préfèrera sans doute un leader proche des problèmes quotidiens de ses membres, tandis qu’une OP de niveau sous-régional aura intérêt à choisir un leader instruit et capable de négocier avec les partenaires d’une plus grande envergure.
La complexité du choix des leaders paysans tient à l’enjeu que représente leur rôle de porte-drapeau des préoccupations paysannes. Leur voix est d’autant plus audible que leur légitimité est forte. Mais elle ne suffit pas toujours, encore faut-il composer avec le regard que les partenaires de négociations et les politiques portent sur les leaders, ce qui peut compromettre l’appui attendu, pour peu que le leader ne soit pas reconnu comme représentatif de son organisation. Tata Yawo Ametoenyenou témoigne ainsi : « Lorsque vous n’êtes pas représentatif, il y a deux possibilités : soit le pouvoir vous soutient en disant qu’il vous reconnaît, mais cela vous délégitime encore plus vis-à-vis de votre base, parce que vous traitez avec les pouvoirs politiques alors qu’eux-mêmes ne se reconnaissent pas en vous. La stratégie du pouvoir politique, c’est alors de diviser pour mieux régner ! Soit le pouvoir politique dit “moi je ne vous reconnais pas, retournez faire vos élections, pour désigner un vrai leader”. Cela dessert aussi le mouvement paysan si le leader n’organise pas les élections, car il ne peut plus alors dialoguer avec l’État ».
Denis Pesche rappelle par ailleurs que, de façon plus générale, « les dirigeants d’un mouvement ne sont en général pas représentatifs sociologiquement de la moyenne des gens qu’ils représentent. Que ce soit en Afrique ou dans d’autres régions du monde, les responsables des organisations sont en quelque sorte en avance sur leur temps, et contribuent à stimuler les autres dans le cheminement qu’ils ont entrepris ».
Le choix des leaders paysans reste donc un challenge complexe, au centre d’enjeux de pouvoirs, en lien avec des capacités personnelles, mais aussi des légitimités à préserver. L’important n’est-il pas d’avoir des leaders cohérents qui joignent la parole à l’acte, avec leur niveau d’intervention, agissant dans la durée autour d’un projet partagé ?
Pour en savoir plus sur les leaders interrogés et leurs OP, vous pouvez consulter leurs présentations et les versions complètes de leurs interviews.