Les leaders paysans sont souvent critiqués pour leur éloignement progressif des préoccupations de ceux qui les ont élus. Si nous n’avons pu recueillir la vision des producteurs membres des organisations paysannes (OP), les leaders se sont largement exprimés sur leur perception du lien qu’ils tissent avec eux et sur les stratégies qu’ils adoptent pour l’entretenir.
Les membres des OP à la base sont souvent déconnectés des débats régionaux ou nationaux, du fait des contraintes quotidiennes qui les empêchent de s’y investir. Herman Kumara, leader sri lankais, l’explique : « Nos pêcheurs sont complètement débordés par leurs problèmes quotidiens. Ils n’ont pas de temps à passer sur les questions d’envergure nationale ou internationale. Pour eux, c’est chaque jour une lutte pour la vie car, s’ils ne vont pas en mer aujourd’hui, ils n’auront aucun revenu pour la journée. En même temps, leurs capacités sur des sujets comme la réforme de l’aquaculture, la privatisation de l’eau ou la commercialisation sont limitées ! Ils ne connaissent pas particulièrement les causes de leurs propres problèmes. Ils sont donc dans une situation particulièrement vulnérable pour tenir une position déterminée. Nous voyons beaucoup de problèmes dans les communautés de pêcheurs, mais c’est difficile de les faire se regrouper pour les analyser ».
Outre un simple manque de temps, le niveau de compréhension et des explications insuffisantes sur les concepts peuvent aussi être une raison de ce détachement. Au sein de son OP, Faliry Boly, leader malien, essaye de pallier à ces manques : « Pour certains enjeux, il faut expliquer le contexte. Par exemple, au départ, en bambara, je traduisais littéralement l’OMC ¹ comme “le marché mondial”, mais aujourd’hui dans mon syndicat tout le monde connaît ce langage et sait ce qu’est l’OMC. Il en va de même pour le reste. L’important est que les producteurs comprennent dans l’ensemble quelles sont les forces qui sont en jeu, quelles sont les grandes influences, et quelle place nous avons dedans. Il faut qu’ils sachent ce qui peut les influencer positivement ou négativement. C‘est primordial ». Il précise également quel rôle clé doit jouer un leader pour connecter sa base avec les enjeux agricoles qui concernent les membres de son OP : « Mon premier rôle, c’est d’abord de partager avec les camarades à la base, de leur expliquer. Il faut que les réflexions et les informations soient partagées si l’on veut avoir une base qui suive, sans quoi on n’est qu’une locomotive décrochée de ses wagons ! »
Une raison essentielle pour rechercher la proximité avec les membres de son OP réside dans l’importance pour un leader de connaître les difficultés des paysans et ainsi pouvoir les défendre avec efficacité. Ousmane Tiendrébeogo, leader burkinabé, explique : « Le bon leader paysan, c’est celui qui maîtrise les difficultés du monde paysan. Paysan lui-même, il se bat pour la défense des intérêts de la paysannerie. Pour cela, il doit être un peu plus au fait des choses que le commun des paysans ». De la même façon, Korotoumou Gariko, leader burkinabé, témoigne : « Je crois qu’on devient leader en vivant réellement l’action pour laquelle on s’est engagé. Je ne peux pas prétendre défendre véritablement les intérêts des transformateurs de lait local si moi-même j’ignore tout de cette activité ! Il faut que je sois du milieu, que je m’imprègne de tous les rouages du métier et que je vive également les problèmes. Le leader, c’est celui qui porte l’opinion, la position d’un groupe. Aussi est-il important qu’il comprenne cette position, qu’il puisse l’expliquer et la justifier ».
Plus que connaître, il faut également vivre les réalités de ses membres et les affronter collectivement, comme insiste Korotoumou Gariko: « En ce qui me concerne, je me confonds à ma base. Nous cheminons ensemble lentement mais sûrement. Nous travaillons main dans la main pour l’entretien de nos vaches. Si mes animaux sont vaccinés, ceux des autres femmes du groupement le sont également. Soit on progresse, soit on recule, mais toujours ensemble ».
Différentes stratégies pour garder le contact avec sa base. Pour entretenir ce lien avec leur base, les leaders développent des stratégies diverses. Certains insistent sur l’importance de respecter les réunions formelles imposées par les textes de l’organisation pour communiquer régulièrement et gagner le respect de leur base, comme le fait par exemple Moacir Klein, leader brésilien : « La communication dans l’association doit être formelle ; on ne communique pas lors d’une fête ou d’une rencontre occasionnelle, mais lors d’une réunion ou par le biais d’un support de communication de l’association (journal, radio, etc.) ».
Des leaders ont aussi mis en place des espaces de discussion informelle suite aux réunions d’assemblées officielles ; Elisabeth Atangana, leader camerounaise, précise : « L’assemblée, ce n’est pas juste pour présenter que vous avez eu tant d’argent, réalisé telle action. C’est aussi pour dérouler toute la vision pour que tout le monde soit au même niveau que vous. C’est pour cela que nous avons deux phases : la phase protocolaire avec les autorités et les observateurs, où nous pouvons donner des informations, puis une phase profonde avec les membres uniquement, où nous déroulons la vision et où tout le monde doit prendre la parole pour mieux comprendre cette vision ou proposer quelque chose pour améliorer la vision. Cela permet aussi d’avoir une remontée d’informations de chaque organisation ».
Parmi les différentes stratégies recensées au fil de nos interviews, il est ressorti que le fait de maintenir un contact régulier avec ses mandants via des rencontres informelles est essentiel pour le leader. Cela peut se faire par des visites ponctuelles comme l’explique Moussa Joseph Dagano, leader burkinabé : « Je vais régulièrement à la rencontre des producteurs dans les villages, dans leurs champs. La province de la Sissili compte 200 villages que je connais assez bien. J’essaie toujours d’apporter des réponses aux difficultés que certains rencontrent. Les paysans savent qu’ils peuvent à tout moment compter sur ma disponibilité. Au passage dans chaque village, les gens m’interpellent sur leurs préoccupations. Je prends toujours soin de les écouter ». Également, certains leaders profitent d’événements ou de rencontres sportives locales pour échanger avec leurs membres, comme en témoigne Rigoberto Turra, leader chilien : « Pour que tu connaisses les problèmes, il faut que tu sois à la base. C’est donc là que je passe mon temps libre. Je vais au match de foot, aux courses de chevaux. Les gens sont là et même si ce ne sont pas des réunions formelles, on discute. Ça te sert donc de repos mais ça te permet aussi d’échanger avec les gens et de connaître leurs problèmes ».
Pour les leaders de vastes régions ou pays, il n’est cependant pas évident d’être partout à la fois et de pouvoir fréquemment rendre des visites aux membres des OP de base. Certains s’adaptent à cette situation en utilisant des informateurs relais dans les villages pour transmettre ou collecter de l’information. Ainsi, Moussa Joseph Dagano explique sa stratégie : « Des 200 villages, il n’y en a pas un seul où je n’ai pas d’ami sûr. Ces amis me servent de relais pour faire circuler les informations. C’est quelque chose de personnel que j’ai développé pour pouvoir me retrouver partout où je passe ». Faliry Boly apporte aussi un éclairage sur la valorisation des leaders retraités comme relais de terrain : « Les anciens responsables qui sont restés longtemps à la tête d’une organisation peuvent ensuite devenir des relais lorsqu’ils décident de revenir à la base. Ils peuvent expliquer beaucoup de choses aux producteurs, car ils disposent eux-mêmes de beaucoup d’informations. Je pense donc que l’ancien leader doit être un relais auquel les gens peuvent avoir recours lorsqu’ils ont besoin de comprendre les choses, de se les faire expliquer ».
Mieux connaître sa base pour mieux la défendre ! Maintenir le contact avec sa base et rester au fait des réalités du terrain permet par la suite au leader de faire passer des messages à un plus haut niveau et d’espérer influencer des décisions politiques. Ainsi témoigne Jean Coulibaly, leader malien : « Toutes les missions que je fais, c’est pour que les paysans du Mali puissent gagner leur vie dans ce métier, être écoutés, formés. On parle de la même chose, que ce soit dans le champ ou bien dans les bureaux ». Seynabou Ndoye, leader sénégalaise, va dans le même sens : « Il faut toujours avoir conscience que, si l’on est en voyage, c’est pour plaider les problèmes des paysans. Les réunions internationales et les forums me permettent d’étaler les problèmes de mes membres et si, de par ces forums, il y a des changements, je me dis que j’ai réussi ».
Ainsi, pour être à l’interface entre les enjeux nationaux et les préoccupations de sa base, le leader se doit d’être à la fois un bon communicateur, autant que possible proche de ses membres, et à leur écoute pour saisir toute la complexité de leurs préoccupations. Ce n’est qu’en connaissance de cause qu’il pourra au mieux les défendre et effectuer les revendications nécessaires en fonction des problèmes de terrain. Il faut cependant avoir conscience que la plupart des leaders au niveau national n’ont pas le temps d’être au contact de l’ensemble des membres et que l’utilisation de personnes relais, ainsi que le développement des moyens de communication modernes seront sûrement, à l’avenir, une clé pour le partage et une meilleure circulation de l’information.
Pour en savoir plus sur les leaders interrogés et leurs OP, vous pouvez consulter leurs présentations et les versions complètes de leurs interviews.