Au Sénégal, l’émergence d’interprofessions est encouragée par la législation. Elle prévoit de leur confier plus de prérogatives dans la gestion des marchés. Si l’État conserve son rôle d’arbitre, la légitimité des politiques repose sur une « co-construction » de règles entre services publics et organisations privées.

_ Depuis la mise en œuvre des Programmes d’ajustement structurel, l’État s’est progressivement désengagé des secteurs de la production et du commerce des produits agricoles au Sénégal. Comme dans beaucoup d’autres pays du Sud, l’économie a été confiée à une régulation par le « marché », notamment dans le secteur agricole. Pourtant, on constate que les services publics (projets et agences de développement) sont restés assez présents dans les zones les plus dynamiques du monde rural, notamment dans les Niayes, dans le bassin cotonnier et dans la Vallée du fleuve Sénégal. L’État a aussi gardé un rôle important dans la gestion des marchés alimentaires, malgré les politiques de libéralisation affichées. La participation des « services publics » serait-elle ainsi un garant du bon fonctionnement des marchés ?

Pourquoi réguler les marchés agricoles ?
L’intervention publique sur les marchés agricoles trouve sa justification dans divers arguments théoriques et politiques. Du point de vue théorique, le rôle des institutions dans le fonctionnement des marchés, l’instabilité des prix internationaux et l’existence de distorsion dans les échanges internationaux constituent des arguments en faveur de l’intervention de l’État. Du point de vue des choix de politiques publiques, l’aménagement du territoire, la promotion des emplois ruraux, la sécurisation alimentaire, ou la sécurité sanitaire conduisent les décideurs à intervenir sur les règles de fonctionnement des marchés. Les politiques de régulation des marchés agricoles sont ainsi le fruit de compromis politiques qui s’expriment par des arrangements institutionnels particuliers : subventions, régime fiscal, régime douanier, embargos, normes, etc.
Au Sénégal, l’État a ainsi manifesté son souhait d’intervenir dans la régulation des marchés par différentes mesures prises depuis les 5 dernières années : fixation des prix et fourchettes de prix (arachide, oignon, blé, etc.) ; subventions directes (arachide, minoteries, matériel agricole, intrants), remises de dettes (riz), exonération de TVA (intrants avicoles, produits laitiers) ; embargos sanitaires (notamment pour les produits avicoles suite à la crise de la grippe aviaire) ; projets nationaux d’appui à la production (programmes spéciaux, programme d’autosuffisance en riz), etc.
Ces décisions relevaient d’objectifs touchant à la sécurisation de l’approvisionnement en vivres des populations urbaines, à l’amélioration du niveau de revenus des paysans ainsi qu’à la volonté d’aménagement de certaines zones.
Cette mainmise de l’État sur la régulation des marchés agricoles correspond-elle à des résistances au processus de libéralisation enclenché depuis le début des années 80 ? En fait, le mode d’intervention de l’État a radicalement changé par rapport à la période où l’économie était administrée. Aujourd’hui, les services publics s’appuient de manière croissante sur un partenariat avec les organisations privées : organisations de producteurs, fournisseurs d’intrants, industries de transformation et, fait nouveau, avec les interprofessions.

L’émergence d’organisations interprofessionnelles.
En effet, l’État s’est engagé à transférer à des organisations interprofessionnelles certaines responsabilités dans la régulation des marchés. Cette décision a été prise à travers le vote de la Loi d’orientation agro-sylvopastorale en juillet 2004. Les articles 25 à 30 de la Loi considèrent en effet que les organisations interprofessionnelles doivent être encouragées à jouer un rôle plus important dans la gestion de l’offre (appui à la production, planification des importations), dans la gestion des marchés (fixation des prix et des normes de qualité, recours aux contrats) et dans le pilotage des filières (production de données, recherche appliquée, plaidoyer, etc.).
Trois types d’organisations existent au Sénégal dans le secteur agricole : les cadres de concertation, qui sont des espaces plus ou moins formalisés de dialogue interprofessionnel où les services publics sont souvent très présents ; les comités interprofessionnels, qui incluent souvent la participation des services techniques ; et les interprofessions privées au sens strict, qui incluent uniquement des acteurs privés des filières. Des exemples de ces 3 types d’organisations interprofessionnelles sont détaillés ci-dessous.
Un des cadres de concertation les plus dynamiques au Sénégal est le Comité oignon. Il repose sur des réunions organisées à l’instigation de l’Agence de régulation des marchés (ARM), un des démembrements du ministère du Commerce. Ces réunions permettent une concertation entre organisations de producteurs et commerçants importateurs en vue de limiter les baisses de prix liées à la concurrence entre l’oignon local et l’oignon importé. Cette concertation débouche chaque année sur un gel des importations pendant toute la saison de production de l’oignon local. Un grand nombre d’institutions publiques intervenant dans la filière participe à ces concertations.
Le Comité national de concertation sur la filière tomate industrielle (CNCFTI) est un exemple du deuxième type. Il s’agit d’un comité formel créé en 1998 dont le fonctionnement repose sur des statuts et un règlement intérieur. Il inclut à la fois les principaux acteurs de la filière tomate industrielle (Organisations de producteurs (OP) et industriels engagés dans la transformation), ainsi que des membres associés qui sont les prestataires de service et les services de l’État. Le CNCFTI intervient notamment dans la gestion de l’offre (négociation et gestion des crédits de campagne), dans la négociation des contrats de culture entre OP et industriels, et dans le pilotage de la filière (productions de données, plaidoyer, etc.). Il bénéficie d’un appui important de la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du delta du fleuve Sénégal (Saed).
Dans le secteur avicole, on compte deux interprofessions privées : la Fédération des acteurs de la filière avicole (Fafa) créée en 2002 et l’Union nationale des acteurs de la filière avicole (Unafa) qui est née en 2004. Ces interprofessions sont apparues en réaction aux graves crises qu’a connues la filière suite à la forte croissance des importations de viande avicole entre 2000 et 2005. Ces interprofessions jouent un rôle dans le plaidoyer auprès des services de l’État et auprès des autorités régionales de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (Uemoa).
D’autres organisations interprofessionnelles existent dans le secteur agro-alimentaire, notamment au sein des filières ayant bénéficié de politiques ou de projets d’appui : filière riz, filière arachide, filière pêche, filière lait, etc. À l’image des trois organisations présentées ci-dessus, elles permettent de résoudre des problèmes de coordination ou d’arbitrage par la mise en place de solutions institutionnelles concertées.

Les solutions institutionnelles aux problèmes posés.
Les décisions de gel des importations dans la filière oignon constituent le premier exemple d’arrangement institutionnel concerté. D’un commun accord avec la profession, une politique de gestion de l’offre est mise en œuvre par l’État. Il s’agit de fixer de manière consensuelle la période de suspension des importations d’oignon (en général du mois d’avril au mois d’août). Par la suite, des mesures sont prises par divers services publics intervenant dans le contrôle des importations pour la mise en application de ce gel. L’État intervient comme arbitre, mais c’est la décision consensuelle des règles qui légitime les décisions de stopper les activités des importateurs.
Le système de crédit dans la filière tomate représente un deuxième exemple d’arrangement institutionnel.
Dans les cas étudiés ci-dessous, les solutions aux problèmes de régulation des marchés sont le fruit d’ajustements, de négociations, de concertations. L’État arbitre, mais il ne définit pas les règles de manière unilatérale ; il s’appuie plutôt sur les négociations, les compromis entre acteurs.

Une évolution qui échappe à certains secteurs.
A contrario, dans certains secteurs, des décisions prises sans l’assentiment de certains acteurs créent des tensions. C’est le cas notamment de certaines mesures prises dans le commerce du lait et du riz au Sénégal. En effet, les mesures récentes d’exonération de taxe de la poudre de lait importée constituent des décisions largement contestées par les acteurs de la filière lait local, qui ne bénéficient pas de cette exonération. L’absence de cadre de concertation réunissant à la fois les importateurs de poudre et les transformateurs de lait local empêche l’émergence de compromis stabilisés. De même, dans la filière riz, les concertations réunissant les commerçants importateurs et les membres de l’interprofession de la filière riz local sont encore timides. Aucun compromis ne semble encore émerger de ces iscussions, même si le retour des céréales vivrières dans l’agenda politique pourrait conduire à l’émergence de nouveaux arrangements institutionnels.
Cette absence de règles communes dans les filières laitière et céréalière rend difficile l’élaboration de véritables politiques de régulation des marchés. Les programmes d’appui aux filières développés dans ces secteurs relèvent plus d’une conception « top-down » des politiques que de véritables politiques de régulation concertées. Au Sénégal, une partie du secteur agricole semble ainsi pilotée par des politiques partiellement administrées.

Régulation des marchés et concertation État-privés.
Au total, les politiques de régulation des filières tomate, oignon et aviculture au Sénégal, apparaissent ainsi basées sur une co-construction de règles, une expression de la co-gestion des marchés par les services publics et les organisations professionnelles. La définition de règles par la concertation constitue la source de leur légitimité et un gage de leur appropriation par les acteurs.
Cette régulation rend compte du niveau de partage des responsabilités entre l’État et les privés, et s’appuie sur des instances de concertation multiformes : réunions interministérielles, cadres de concertation filière, comités ou interprofessions. Ce type de régulation des marchés représente un modèle d’évolution des politiques publiques au Sénégal, sans toutefois en constituer l’unique référence. Ce mode de régulation témoigne enfin d’une certaine démocratie qui s’exprime dans des arrangements institutionnels plus ou moins concertés.

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