The content bellow is available only in French.

publié dans Ressources le 30 octobre 2014

Le cacao au Ghana et le contrat « Abunu » : un échange terre-travail entre 2 générations

François Ruf

CacaoFoncier et politiques foncièresGhana

Malgré les aléas des cours mondiaux et des politiques de taxation, la possibilité de passer du statut de « cultivateur » (d’une culture annuelle pluviale comme le maïs), à celui de « planteur » (de cultures dites pérennes comme le cacaoyer ou l’hévéa) reste attractive pour de nombreux villageois (d’ailleurs concurrencés par les urbains dans le cas de l’hévéa). Une telle culture pérenne est un capital et un patrimoine, avec des avantages inhérents à ce statut, par exemple tenter de sécuriser la propriété de la terre par la présence de l’arbre planté, transmettre un patrimoine à ses enfants, obtenir un prêt en mettant son capital plantation en « garantie ».

Mais comment créer ce capital « cacao » quand on est jeune, plein de sa force de travail, mais sans terre ni épargne, sans perspective d’hériter d’une plantation? La question se pose autant pour les plus âgés, dans une situation quasi symétrique : ils possèdent la terre mais n’ont plus suffisamment de force travail. Même si on est planteur, comment maintenir son capital quand on est vieux face à une plantation toute aussi vieille, avec des revenus et une force de travail déclinants ?

Dans de nombreux pays producteurs de cacao, un des arrangements inventés par les planteurs est le contrat appelé « Domientchê » ou «Yomienkye » en langue akan de part et d’autre de la frontière ivoiro-ghanéenne, «Travailler/Partager » ou « Planter/Partager » ou plus simplement « partenariat » en Côte d’Ivoire, et « Abunu » au Ghana. Le principe est le suivant : un propriétaire cède une parcelle à un exploitant qui la défriche et crée une plantation. Lorsque cette plantation entre en production, elle est partagée à part égale entre le propriétaire et l’exploitant, lequel accède ainsi à un droit d’usage de long terme (rarement précisé mais implicitement lié à la « durée de vie » de la plantation), voire à un droit de propriété du sol. Dans les deux cas, après le partage le propriétaire doit gérer la parcelle qu’il récupère. S’il n’a pas la force de travail suffisante, il peut repasser un nouveau contrat avec l’exploitant qui travaillera en faire-valoir direct sur sa parcelle et en métayage sur la parcelle du propriétaire cédant. Pour cette raison, et aussi en situation de pression foncière, le contrat de « Planter-Partager » peut évoluer directement vers un partage de la production plutôt qu’un partage de la parcelle. Ce type de « Planter-partager » se rapproche alors d’un contrat de métayage, mais ce cas reste minoritaire. Tant au Ghana qu’en Côte d’Ivoire, ce contrat concerne principalement la culture du cacao mais il se développe aussi sur le palmier à huile et plus récemment sur l’hévéa.

En Côte d’Ivoire, ce contrat de « planter/partager » est relativement récent. Les toutes premières traces datent des années 1980. Il progresse au cours des années 1990 à 2000 mais représente encore moins de 10%, voire moins de 5% des surfaces plantées en cacao dans ce pays. Les «propriétaires » sont surtout des planteurs autochtones, les « exploitants » surtout des immigrants. Toujours en Côte d’Ivoire, la progression de ce contrat au cours des années 2000 peut s’interpréter comme une innovation sociale en réponse aux tensions foncières et crises politiques du pays. Dans un contexte où les cessions/ventes massives de terre aux migrants par les autochtones génèrent des conflits parfois violents, les uns et les autres cherchent un compromis. Certes, le « Planter-Partager » n’élimine pas tous les risques de conflits, notamment du fait des nombreuses « incomplétudes ». Mais avec ce contrat, les autochtones se font créer une plantation par les migrants, lesquels n’ont plus besoin d’acheter la terre et réduisent les risques de se faire expulser (1), (2).

Au Ghana, le contrat est beaucoup plus ancien, déjà identifié par des chercheurs comme Poly Hill dans les années 50 (3). En 2000, un excellent article de Takane montre que l’arrangement Abunu sécurise les droits des preneurs, tant qu’ils maintiennent la plantation en état de produire. Ainsi contrairement aux a priori d’experts sur ces contrats supposés décourager l’investissement parce que les exploitants ne sont pas propriétaires, l’arrangement Abunu représenterait une incitation à investir dans le cacao, à prolonger la vie d’une cacaoyère, à tel point que l’auteur y pressent un rôle important dans la production nationale de cacao (4). Or, après l’effondrement de la production de cacao dans les années 1980, le Ghana commence à remonter à la fin des années 1990 puis, à partir de 2003, connait un nouveau boom cacao (5).

Pourquoi cette adoption plus ancienne et plus rapide du contrat Abunu au Ghana ? Ce contrat joue t-il un rôle majeur dans le boom cacao de pays ? Qui sont ces planteurs cédant et prenant des parcelles en Abunu ? S’agit-il bien de la rencontre entre deux générations ? Ces contrats permettent-ils une diminution des risques de conflits ? Pour répondre à ces questions, nous mobilisons d’une part les résultats d’une grande enquête conduite en 2009 sur 800 exploitations et cinq monographies plus récentes, conduites entre 2009 et 2014, dans 5 ensembles de villages répartis sur la zone cacaoyère du pays : près de Kade (Eastern Region), de Cape Coast (Central Region), de Kumasi (Ashanti region) et près d’Axim et Manso Amenfi (Western region).

Ces enquêtes s’intègrent dans un observatoire (WCW, World Cocoa Watch) développé par l’auteur en collaboration avec des ONG dans les trois grands pays producteurs de cacao, la Côte d’Ivoire, le Ghana et l’Indonésie. L’observatoire s’appuie sur la construction d’un modèle des cycles économiques du cacao dans lequel la conjonction entre le cycle de vie du planteur et de sa plantation joue un rôle majeur. Au-delà de 25 ans, la production d’une cacaoyère tend à décliner et il faudrait replanter pour éviter la récession. Outre des difficultés technico-économiques (dégradation du milieu) et politiques (risques de sur-taxation du secteur), une des raisons pour lesquelles la replantation se fait peu et mal est le vieillissement du planteur, l’accroissement de la taille de la famille et des charges familiales se conjuguant avec l’affaiblissement de sa propre force de travail et l’augmentation des coûts (6). Les enfants scolarisés participent plus aux coûts qu’aux ressources en travail. Or le Ghana a longtemps été un des pays africains avec un taux de scolarisation parmi les plus élevés de la région.

Pour reprendre les termes utilisés par les planteurs villageois au Ghana, les propriétaires ou bailleurs sont appelés ici « Landlord » et les exploitants dénommés comme leur contrat : « Abunu ».

Pourquoi une adoption précoce du contrat « Abunu » au Ghana ?

« Au Ghana, on ne vend pas la terre ». Cette formule souvent entendue dans le pays relève en partie d’une représentation idéologique, notamment de la part des chefferies autochtones, tentant d’interdire les ventes. En fait, dans la plupart des villages, on recense des cas de cessions assimilables à des ventes, des cessions avec parfois des baux de 99 ans mais paraissant irréversibles, avec un prix de marché évoluant au fil des années. Néanmoins, comparativement à la Côte d’Ivoire, la chefferie est plus structurée, plus puissante et plus influente sur les cessions de terre (différence en partie liée à l’organisation précoloniale des sociétés Akan, relativement hiérarchisées, en partie liée à l’histoire coloniale puisque l’administrateur britannique renforce les pouvoirs de cette chefferie). La vente étant en principe interdite, tant les différents niveaux de chefferie que les simples familles contournent l’interdiction sous forme de ce contrat Abunu, avec un « pas-de-porte » un peu inférieur au « prix de vente ». Dans la mesure où il y a un partage de la terre ou de la plantation, le « pas-de-porte » n’est donc ni un achat/vente, ni un métayage, ni une location.

Lorsque le «Landlord » est un simple villageois, géographiquement proche de la parcelle proposée en contrat Abunu, le principe de partage de la plantation est souvent respecté, sauf dans les zones où la terre vient à manquer et où le partage de la parcelle se transforme en partage de la production. Paradoxalement lorsque le « Landlord » est un « paramount chief », géographiquement éloigné des parcelles, la cession dite en « Abunu » se transforme parfois en simple location : au moins pour quelques années, l’Abunu se contente de payer chaque année quelques dizaines d’Euros par hectare au Landlord tout en gardant le contrôle de la totalité de la parcelle. Néanmoins, même si l’application de ce contrat Abunu apparait à « géométrie variable » selon l’histoire locale et les rapports de force entre acteurs, sa diffusion précoce et massive semble bien liée à la relative structuration de la chefferie et à son contrôle partiel sur la terre, spécifique du Ghana.

En interaction avec le prix, un impact majeur sur le boom cacao

Nos enquêtes conduites entre 2005 et 2009, auprès de 800 exploitations, dans toute la zone cacaoyère du pays, démontrent un rôle majeur du contrat Abunu dans l’accès à la terre. Environ 45% des cacaoyères du pays ont été installées par le biais d’un contrat Abunu. Entre 2005 et 2009, la proportion monte à 75% (Fig.1, en annexe). Comme Takane l’avait pressenti, le contrat Abunu contribue à une certaine résilience de l’investissement cacaoyer durant la période d’effondrement du prix dans les années 1980-1995. Puis dans la période de remontée des prix, de 1995 à 2009, le contrat Abunu semble jouer un rôle de multiplicateur de l’investissement.

Qui sont les « landlords » et les « Abunu » ?

La rencontre entre deux générations.

La première grande caractéristique est bien la différence d’âge entre les deux acteurs du contrat. Les « landlords » sont de 20 à 30 ans plus âgés que leurs Abunu. Cette différence apparait comme la genèse de l’arrangement entre des planteurs âgés, n’ayant plus la force de travail suffisante pour créer une nouvelle plantation, et de jeunes immigrants qui y voient l’opportunité d’accéder à la terre et au statut de planteur (Tableau 1).

Ces âges de planteurs sont ceux recensés au moment des enquêtes. Parmi les 5 sites étudiés, Chichiso est celui où les Abunu sont les plus jeunes parce que le contrat Abunu se développe très récemment dans le village, vers 2012.

A l’opposé, les villages de Nyamebekyere et Pramkese/ Twum Owusu peuvent surprendre par l’âge en apparence avancé des Abunu. Le contrat est déjà régulièrement utilisé depuis de nombreuses années. A Nyamebekyere, au moment du contrat, les âges respectifs des landlords et des Abunu sont de 59 et 37 ans.

Contrat Abunu et durabilité cacaoyère

Dans les villages de Pramkese et Twum Owusu dans l’est du pays, la différence de seulement 11 ans s’explique par le phénomène d’héritage et par la spécificité du contrat : le partage ne se fait plus sur la parcelle mais sur la production de cacao. Lorsque le Landlord décède, l’Abunu partage les revenus du cacao avec l’héritier. Ainsi, le contrat « Abunu » se transmet d’une génération à l’autre. Tant que la plantation existe, le fils du landlord reprend le contrat avec l’Abunu, puis éventuellement avec le fils de l’Abunu. Ce relais entre générations est de nature à encourager l’Abunu à maintenir la plantation de cacao en état, voire à la renouveler progressivement. Dans ces 2 villages, 50% des superficies en cacao sont en contrat Abunu.

Durabilité cacaoyère et relations intra-familiales

Cette exception dans l’est du pays révèle une autre facette de la question en termes de durabilité de la cacaoculture. Pourquoi les vieux planteurs doivent-ils trouver des Abunu pour planter ou replanter ? Pourquoi leurs fils ou leurs filles ne prennent-ils pas la relève ? La réponse tient en partie à l’école. Un jeune scolarisé en ville jusque dans le secondaire peut hésiter à reprendre un mode de vie villageois. Mais le fait qu’il se trouve toujours un fils ou neveu pour hériter de la plantation révèle aussi une difficulté sociale. Au sein de la famille, travailler avec son père planteur de cacao suppose souvent peu d’indépendance de décision et une maigre part de revenus, à la discrétion du père. Dans le système matrilinéaire akan, ce problème est encore renforcé avec le risque de voir l’héritage de la plantation confié au fils de la soeur du planteur défunt. Au Ghana, ce risque joue un rôle dissuasif pour les fils de planteurs, restant plus marqué qu’en Côte d’Ivoire.

Après le contrôle de la chefferie sur les terres, ce risque de perte de contrôle du patrimoine à l’héritage peut constituer une seconde explication au développement historique du contrat « Abunu » au Ghana par rapport à son état encore embryonnaire en Côte d’Ivoire.

Autochtones et migrants

Les Abunu sont globalement immigrants ou fils d’immigrants. Les landlords sont encore à dominante autochtone, à commencer par la chefferie mais on observe une tendance croissante des planteurs immigrants vieillissants à céder à leur tour en Abunu leurs vieilles cacaoyères et forêts secondaires. Il s’agit de migrants arrivés tôt, alors que la région était encore couverte de forêt, à une époque où il était encore possible d’acquérir une terre pour un montant très réduit, symbolique. Dans certains cas, ils ont pu eux-mêmes accéder à la terre par un contrat « Abunu-terre », débouchant sur un partage définitif de la terre et devenir ainsi Landlords après partage.

Cette évolution vers des migrants rejoignant le rang des landlords cédant une partie des terres en Abunu constitue une autre différence avec la Côte d’Ivoire, pouvant s’expliquer en partie par l’ancienneté de la cacaoculture et des migrations au Ghana. Ainsi en « Eastern region » et « Central region », on trouve des populations « migrantes » de la 3e à 4e génération. Ils se considèrent autochtones. On rencontre aussi beaucoup de situations de migrations depuis des villages voisins, se réclamant du même groupe ethnique, « migrants » dans la mesure où ils doivent négocier l’accès à la terre, mais ayant eu néanmoins des facilités d’intégration.

Peu de relations familiales entre Landlords et Abunu

On voit quelques cas de familles d’un défunt choisir un héritier à qui la plantation est confiée en statut Abunu. Mais dans l’ensemble le contrat est dissocié de toute relation familiale. L’explication renvoie d’ailleurs aux fondamentaux du contrat : c’est précisément parce que leurs fils scolarisés s’intéressent de moins en moins au cacao que les pères cherchent une jeune force de travail immigrante à travers le contrat Abunu.

Landlords absentéistes

Dans la plupart des villages enquêtés, moins de 15% des landlords habitent dans le village où les Abunu vivent et travaillent. C’est d’ailleurs une des difficultés des enquêtes sur le contrat. Cette différence de résidence s’explique en partie par la dichotomie autochtones/migrants. Comme en Côte d’Ivoire, une partie des migrants vit dans des hameaux ou « campements » séparés, proches des terres qui leur ont été allouées dans le passé. Ce fait historique pourrait représenter 30 à 40% des différences de résidence. Mais pour une moitié des cas, l’explication est à rechercher dans une forme de retraite ou d’héritage. Quand il s’agit de landlords migrants de première génération, y compris de migrants du même groupe ethnique, ils passent leurs vieux jours dans leurs villages d’origine ou petites villes proches de leurs villages d’origine. Quand il s’agit d’héritiers, ceux-ci peuvent résider dans les grandes villes du pays, notamment la capitale Accra.

(www.inter-reseaux.org/IMG/html/index.html) Lien brisé (vérifié le 02/01/2024);

Les conditions de la rencontre

Comment se rencontrent l’offre et la demande de contrat Abunu ? Les « Landlords » hésitent à perdre le contrôle de leurs vieilles cacaoyères et craignent un manque d’expérience de nouveaux venus des savanes du nord du Ghana, du Burkina Faso ou du Togo. Mais il vient un moment où ils ne peuvent plus reculer. S’ils n’attribuent pas la vielle cacaoyère à un Abunu, ils prennent le risque de la perdre définitivement, surtout s’ils songent prendre leur « retraite » dans leurs villages d’origine, s’ils sont des immigrants eux-mêmes.

Quant aux jeunes immigrants, pendant quelques années, ils peuvent ignorer tel ou tel village de vieux planteurs et vieilles plantations et le potentiel d’offre de contrat Abunu. Mais les informations circulent dans les réseaux de migrants et finissent toujours par atteindre les intéressés. De jeunes migrants arrivent. Certes, une fois sur place, il leur faut souvent apprendre le métier de planteur de cacao. Ou même s’ils maîtrisent déjà la cacaoculture, ils peuvent hésiter à récupérer de trop vielles parcelles, accorder leur confiance à un patron qu’ils ne connaissent pas encore. Même si les risques sont minimes, ils ont besoin de se renseigner sur la personne pour écarter celle qui aurait déjà chassé un Abunu au moment où la cacaoyère entrait en production. Il leur faut aussi constituer une première épargne.

Car contrairement à la Côte d’Ivoire où les pas-de-porte sont encore inexistants ou dérisoires (sauf en cas de planter-partager « produit »), au moins jusqu’à ces dernières années, l’accès au contrat Abunu avec partage de plantation implique un pas-de-porte au Ghana. Le montant est certes moins élevé que pour un achat de terre, mais représente l’équivalent de 20 à 30 journées de travail pour obtenir un hectare. La recherche d’une superficie de 2 à 3 hectares en Abunu demande donc une première épargne préalable au contrat.

Celle-ci est à la portée des jeunes migrants. Ils prennent un contrat de métayage sur une cacaoyère adulte. Ici, l’immigrant se voit confier une plantation adulte, en production, et se fait rémunérer par un tiers de la production en échange de la récolte et de l’entretien de la parcelle. Les jeunes immigrants peuvent n’y travailler qu’un ou deux ans. Si par ailleurs ils peuvent produire une peu de bananes ou maïs pour se nourrir, ils épargnent de quoi payer le pas-de-porte pour quelques hectares.

Au Ghana, ces dernières années, les jeunes ruraux à la recherche de premiers revenus privilégient aussi le « Galamsay » ou recherche d’or. Cette fièvre de l’or contribue au manque de main d’oeuvre dans les cacaoyères. Vers 2009/10, les vieux planteurs du village de Chichiso se désespèrent de trouver des manoeuvres pour reprendre leurs cacaoyères et sortir de la spirale de récession. En 2011/12, les jeunes immigrants commencent à arriver, à une période charnière entre les premières épargnes issues du « Galamsey » et les premières déceptions de cette activité. Le prix de l’or retombe et des entrepreneurs d’origine chinoise sont expulsés par le gouvernement. Les jeunes immigrants entendent également parler de la hausse de prix continue du cacao au cours des années 2000 et des meilleurs revenus du cacao avec l’engrais.

Quant à la confiance entre partenaires potentiels, elle se gagne donc des deux côtés par ce contrat de métayage ‘Abusa’, jouant le rôle de phase probatoire : C’est un moyen pour le « Landlord » de juger du sérieux, des connaissances et de la prédisposition au travail du candidat Abunu. Réciproquement, le candidat Abunu améliore ses connaissances du cacao, apprend à connaitre son patron et à juger de la fertilité de la parcelle qu’il convoite.

Le fait qu’un nombre croissant d’Abunu soient des immigrants du nord du Ghana, mais aussi du Burkina Faso et même récemment du Nord Togo confirme qualitativement le rôle du contrat Abunu dans la production nationale, par la reprise et la replantation par de jeunes immigrants de vieilles cacaoyères abandonnées.

Incertitudes des contrats : source de conflits ou d’apaisement ?

En Côte d’Ivoire, une des grandes questions liées à l’arrangement équivalent de « Planter-Partager » est celle de l’incomplétude des contrats et donc des risques qui y sont associés (2). De fait, en Côte d’Ivoire, les contrats restent essentiellement oraux et résumés sur des « petits papiers » (Fig.1). Parmi les incomplétudes les plus criantes, il n’est jamais précisé si le partage de la plantation va jusqu’au partage de la terre ou se limite à la plantation. Dans le premier cas, le partage est définitif. Dans le second cas, le partage dure le temps de la vie de la plantation, avec toutes les incertitudes liés à la définition du seuil de vie ou de mort de la plantation.

Ces contrats Abunu sont-ils donc nécessairement plus sécurisants que les formes d’achat-vente pour les deux parties ? Malgré quelques aléas, malgré quelques cas de conflits, notre conclusion en Côte d’Ivoire, avec Jean-Philippe Colin, est plutôt positive. Le curseur des intérêts des deux parties se déplaçant en faveur des autochtones, la frustration et la marginalisation économique d’une partie des autochtones se réduit.

Au Ghana, dans un contexte de moindre marginalisation des autochtones, et de moindre superposition entre bailleur/exploitant et dualisme autochtone/migrant, le contrat peut nettement favoriser le bailleur landlord aux dépends de l’exploitant « Abunu » (encadré 1). Toutefois le conflit lié à incomplétude du contrat peut aussi être tranché en faveur de l’Abunu (Encadré 2).

Encadré 1. Exemple d’incomplétude du contrat Abunu cacao, conflit tranché en faveur du landlord.

En 1968, une parcelle est prise en Abunu par le père de Charles pour planter des cacaoyers. En 1980, l’ensemble de la plantation créée est en production et partagée. Un contrat est écrit et signé à ce moment mais ne précise rien sur la propriété de la moitié de la parcelle reçue par l’Abunu en cas de mortalité des cacaoyers.
En 1983, la sécheresse et les feux détruisent cette parcelle. (L’autre moitié appartenant au landlord est moins touchée). En 1984, l’Abunu décède (1). En 1986, sur sa propre initiative, le fils, Charles, replante la cacaoyère brûlée laissée par son père car la famille n’a bénéficié de la parcelle et de ses revenus que pendant 3 à 4 ans. Le Landlord refuse et amène le cas en justice. Le conflit est ici tranché en faveur du landlord (2).

(1) Au delà de la triste anecdote, la disparition simultanée de la plantation et du planteur est un exemple de cette « conjonction des cycles de vie » comme composante majeur des cycles économiques du cacao. Lorsque le planteur meurt, la plantation peut être abandonnée et finir par disparaître. Lorsque la plantation meurt, le planteur peut ne pas se remettre de la disparition du fruit de longues années de travail.
(2) En l’occurrence, probablement un exemple d’asymétrie dans la justice rendue, le landlord ayant des connexions politiques locales

Encadré 2. Exemple d’incomplétude d’un contrat Abunu, sur palmier à huile, tranché en faveur de l’Abunu.

En 1964, un planteur de cacao prend une parcelle en contrat Abunu pour planter des palmiers à huile, avec un accord sur le partage de la production plutôt que la parcelle, tant que les palmiers produisent. La plantation est finalement partagée en 1976 à la demande du Landlord qui souhaite abattre ses palmiers et en tirer des revenus par l’’extraction du vin de palme, ce qu’il fait.
En revanche, l’Abunu conserve les palmiers sur sa moitié. Le landlord se plaint en justice, demandant à l’Abunu d’abattre à son tour les palmiers et de lui rendre la parcelle. La cour donne raison à l’Abunu parce qu’il y avait rien de spécifié dans le contrat sur une limite d’exploitation dans le temps et sur la propriété de la terre après abattage des palmiers.

Dans l’ensemble, au-delà de quelques exemples, il nous semble que ces contrats Abunu, même incomplets, participent à une relative paix sociale associée au renouveau du cacao dans du Ghana, connaissant un véritable 3e ou 4e boom cacao de son histoire entre 2002 et 2012.

Par ailleurs, au Ghana, même s’il existe aussi des contrats assimilables à de simples “petits papiers”, notamment dans les régions pionnières (Fig. 2), la tendance dans les vieilles régions de production est à la signature de contrats plus élaborés, envisageant plusieurs critères (Fig.3). Le point le plus important, spécifiant si le partage concerne la plantation ou la terre est parfois explicité (Fig.4, point 10). En l’occurrence, dans cet exemple, la propriété de la terre, une fois partagée, est reconnue à l’Abunu, avec toutefois un « droit de regard » du bailleur : si l’ancien Abunu souhaite « vendre » ou « céder » sa parcelle, il devra informer au préalable l’ex landlord. Le contrat prévoit aussi que l’Abunu donnera quelques produits vivriers les premières années, et n’oublie pas une étape de vérification du travail de l’Abunu en 2e année ; enfin il anticipe la prolongation du contrat à la 2e génération, signe de la contribution de cette innovation sociale à la notion de « durabilité cacaoyère »

Conclusion

L’histoire spécifique du Ghana, précoloniale (société matrilinéaire et relativement hiérarchisée) et coloniale (renforcement des chefferies), a probablement joué un rôle dans le développement ancien et massif du contrat Abunu au Ghana.

Ce contrat Abunu, porteur d’un relatif équilibre social dans la rencontre entre autochtones et migrants, pourrait bien s’avérer un des facteurs expliquant que les multiples conflits fonciers se traitent de façon relativement apaisée au Ghana.

Le fait que les vieux migrants rejoignent le rang des Landlords pour céder leurs vieilles cacaoyères à de jeunes immigrants prêts à replanter renforce l’innovation sociale. Les risques de récession cacaoyère régionale liés à la conjonction des cycles de vie du planteur et de la plantation s’en trouvent diminués, ou plutôt les chances de rebondir après la récession s’en trouvent augmentées.

Ainsi, au Ghana, l’importance prise par ce rapport Abunu et la facilité qu’il donne à de jeunes immigrants d’accéder au statut de planteur démontre son rôle dans le nouveau boom cacao du Ghana depuis les années 2000. En dépit des discours relayés par les media sur “ces jeunes qui ne veulent plus se lancer dans cette culture ” (7), bien des jeunes continuent à être attirés par le cacao. Certes, ils auraient bien besoin d’être stimulés par de meilleurs prix pour se détourner de l’hévéa ou de la recherche d’or, et l’industrie du chocolat a bien raison de s’en inquiéter. Mais sans cette nouvelle génération d’immigrants venus des savanes du nord du Ghana, du Burkina Faso et du Togo, et sans le contrat « Abunu », la production de cacao n’aurait pas triplé au Ghana au cours de ces 20 dernières années.

Bibliographie

(1) Colin JP, Ruf F, 2009. The “Plant & Share” Contract in Côte d’Ivoire. Incomplete Contracting and Land Conflicts. 13th Annual Conference of The International Society for New Institutional Economics; University of California at Berkeley, Walter A. Haas School of Business, USA. June 18-20, 2009. (papers.isnie.org/paper/292.html) Lien brisé (vérifié le 02/01/2024);
(2) Colin JP, Ruf F, 2011. Une économie de plantation en devenir. L’essor des contrats de Planter-Partager comme innovation institutionnelle dans les rapports entre autochtones et étrangers en Côte d’Ivoire. Revue Tiers Monde (207) : 169- 187.
(3) Hill P, 1956. The Gold Coast Cocoa farmer. A preliminary survey. London, Oxford University Press, 140 p.
(4) Takane T, 2000. Incentives embedded in institutions: The case of Share Contracts in Ghanaian Cocoa Production. The Developping Economies, XXXVIII-3: 374-97.
(5) Ruf, F., 2007. Boom du cacao au Ghana, fruit de la libéralisation ? Grain de sel (38): 5-6.
(6) Ruf, F., 1995. Booms et crises du cacao. Les vertiges de l’or brun. Karthala, Paris, 459 p.
(7) Voir par exemple le dernier article du genre dans les Echos du 29 octobre “Quand le monde sera privé du chocolat”, citant le président de WCF, la fondation mondiale du cacao.

Annexes

Les facettes agroécologiques de l’élevage des ruminants en Afrique de l’Ouest et du Centre

Restez informé⸱e !

Abonnez-vous à nos publications et bulletins pour les recevoir directement dans votre boîte mail.

« * » indique les champs nécessaires

Ce champ n’est utilisé qu’à des fins de validation et devrait rester inchangé.

Autres articles qui pourraient vous intéresser