La crise de 2008 a conduit à l’émergence et à l’implication croissante du secteur privé (SP) dans les politiques agricoles d’Afrique de l’Ouest. Cet article, à travers une étude de cas sur le Burkina Faso, se demande en quoi cette dynamique rompt avec les politiques antérieures et interroge la capacité du SP à assurer la sécurité alimentaire de la région.
La crise alimentaire de 2008 a amené les États d’Afrique de l’Ouest (AO) à prendre des mesures d’urgence pour soutenir leur offre nationale, être moins dépendants des marchés, et plus profondément, à revoir l’orientation de leurs politiques en faveur de la sécurité alimentaire et nutritionnelle (SAN). Le recours au secteur privé, renvoyant généralement pour les décideurs aux entreprises nationales et internationales pouvant investir en capitaux dans le secteur agricole et alimentaire, est devenu l’élément structurant de ces politiques.
Un changement de paradigme. Lorsque les deux politiques agricoles régionales sont définies au début des années 2000 — la politique agricole de l’Uemoa (PAU) et la politique agricole de la Cédéao (Ecowap) — la vision de la sécurité alimentaire et de la modernisation de l’agriculture qui prévaut repose sur les exploitants familiaux. Il est reconnu que ces acteurs produisent l’essentiel de la production alimentaire régionale et sont en même temps les premiers affectés par l’insécurité alimentaire. Le rôle du secteur privé est alors d’appuyer l’agriculture familiale dans des domaines bien précis en amont et en aval de la production (financement, intrants, transformation, etc.).
En réponse à la crise de 2008, de nombreux États d’AO ont mis en place des politiques de relance de la production agricole, en particulier dans la filière rizicole au travers de subventions aux intrants. Les efforts en matière de politiques publiques ont également porté sur l’opérationnalisation de l’Ecowap à travers les Plans nationaux et le Plan régional d’investissement agricole (PNIA et PRIA), la mise en place d’une Réserve régionale (lire aussi pages 30- 32), puis l’Alliance globale pour l’initiative résilience (AGIR) en 2012.
À l’échelle continentale cependant, l’impulsion donnée aux politiques agricoles et de sécurité alimentaire a été toute autre et s’est fondée sur le secteur privé, comme l’illustre l’initiative Grow Africa du Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA) du Nepad lancée en 2011 avec le Forum Economique Mondial. Cette initiative entend soutenir les entreprises par des mesures incitatives (notamment législatives et fiscales) pour aider ensuite les petits exploitants. Les Chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine ont confirmé cette orientation en s’engageant à créer un environnement favorable à l’investissement privé dans l’agriculture, l’agrobusiness et l’agroindustrie (Déclaration de Malabo, 2014). Dans cette vision, les entreprises apparaissent comme les éléments moteurs des transformations agricoles (mécanisation, irrigation, innovation, rendements, etc.) tandis que les exploitants familiaux prennent davantage le statut de bénéficiaires de ces transformations par des effets d’entraînement.
Une nouvelle vision de la SAN : le cas du Burkina Faso. On retrouve cette vision dans nombre de politiques de pays d’AO. C’est le cas du Burkina Faso, qui a adhéré à la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (Nasan) du G8 de 2012, s’appuyant elle aussi sur les investisseurs privés pour créer des opportunités économiques (emplois, marchés, contrats, etc.) et ainsi lutter contre la faim et la malnutrition. Le pays a également opté pour le développement de partenariats publics privés au travers des agropôles avec l’appui de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement.
Le Programme national du secteur rural (PNSR) 2011-2015 — correspondant au PNIA du Burkina — affichait une vision équilibrée entre soutiens aux exploitations familiales et à l’entrepreneuriat agricole mais misait sur les entreprises pour dynamiser le secteur agricole. La Nasan est venue amplifier ce mouvement en donnant un coup de projecteur aux mesures visant à encourager les investisseurs privés (par exemple le Code des investissements agricoles) et en renforçant leur poids politique. Dans le même temps, la création de Bagrépôle en 2011 se traduisait par des incitations fiscales et des mesures foncières favorables aux investisseurs et consolidait l’orientation entrepreneuriale des politiques de sécurité alimentaire. L’agrobusiness est ainsi devenu le crédo des autorités politiques pour stimuler la croissance agricole et atteindre la sécurité alimentaire. Dans cette vision, les exploitants familiaux ne sont pas voués à disparaître et à tous se transformer en ouvriers agricoles, mais ils ne sont plus considérés comme les « fers de lance » du secteur agricole.
Un tracteur de maïs à Bagré, symbole de modernisation de l’agriculture
Une réalité contrastée de l’émergence du secteur privé au Burkina Faso. L’appel au secteur privé au Burkina Faso ne s’est cependant pas traduit sur le terrain par une vague d’investisseurs internationaux et nationaux. Le bilan de la mise en oeuvre de la Nasan montre les difficultés des entreprises nationales à respecter leurs engagements d’investissement. Les prévus n’ont pu être entièrement réalisés (problèmes de retard et de financement) et la production agricole s’est heurtée à des contraintes techniques, d’accès à la main d’oeuvre, etc. Il faut aussi souligner que le processus Nasan était avant tout politique et que les engagements ont été pris dans l’urgence, avec la promesse de bénéficier du soutien des pays du G8. Les entreprises internationales ont formulé des engagements très vagues et n’ont pas investi au Burkina Faso pour des raisons diverses (y compris politiques et de sécurité). Les « agrobusinessmen » se sont révélés être des acteurs politiques, issus de l’élite urbaine qui avaient un accès facile au foncier et au capital mais n’étaient pas en mesure d’impulser une dynamique agricole (manque de compétences en agriculture, logiques d’accaparement foncier, désintérêt pour l’agriculture, etc.).
Ce constat ne doit cependant pas occulter l’existence d’un secteur privé en plein développement, constitué de nombreuses petites et micro-entreprises qui se lancent dans l’aviculture par exemple, pour répondre à la forte demande des consommateurs urbains, ou dans des unités industrielles de transformation du riz à Bagré.
Un nécessaire débat de politique publique sur le rôle du secteur privé. La crise de 2008 a constitué un élément de justification du renouveau des politiques agricoles et de la SAN. Le virage entrepreneurial pris par ces politiques s’inscrit dans un contexte post-crise marqué par des ressources publiques sous tension, une forte promotion du monde de l’entreprise (notamment auprès des jeunes), une montée en puissance des entreprises transnationales dans la gouvernance alimentaire et la persistance du paradigme néolibéral comme référentiel global des politiques. Le décalage entre les discours exhortant les investisseurs privés à investir à grande échelle dans l’agriculture et l’agroalimentaire et la réalité du terrain qui, dans le cas du Burkina Faso, rappelle que le dynamisme rural vient principalement des exploitations familiales et des micro-entreprises est frappant.
Or, ces exploitations familiales et micro-entreprises réalisent l’essentiel des investissements agricoles et agroalimentaires et disposent d’atouts non négligeables en termes de flexibilité et d’adaptation face aux risques croissants sur les systèmes alimentaires. Outre l’aspect « miroir aux alouettes » que revêt l’attrait pour les grosses entreprises, celui-ci soulève des enjeux importants en matière d’équité dans l’allocation des soutiens publics entre les différents types d’acteurs privés. L’objectif affiché des politiques entrepreneuriales est d’aider les petits exploitants familiaux mais trop peu d’attention est portée à la parole de ces acteurs et au recueil de leurs besoins dans l’élaboration de ces politiques.
Des exploitants-entrepreneurs ? Les représentants des organisations paysannes au Burkina Faso font valoir que nombre d’exploitants familiaux sont aujourd’hui des entrepreneurs agricoles et, loin de diaboliser les entreprises, voient l’intérêt de leur développement dans le domaine de la transformation par exemple. Certains responsables d’entreprises considèrent que seules les entreprises formelles constituent le secteur privé en mesure de répondre au défi de la SAN, y compris sur le maillon de la production. Plus que jamais, un débat de politiques publiques s’impose sur le rôle respectif des différents acteurs du secteur privé (grandes et moyennes entreprises formelles, micro-entreprises, exploitants familiaux, etc.) au regard des transformations à conduire dans les systèmes alimentaires et sur les soutiens différenciés dont ils ont besoin. Ce débat doit expliciter et reconnaitre l’existence de visions différentes. Sur quels acteurs s’appuyer ? Pour faire quoi ? Dans quelles filières ? Sur quels maillons ? Pour répondre à quels besoins ? Quels défis ? Avec quels arrangements institutionnels ? Quels soutiens, etc. ? Autant de questions à mettre à l’agenda politique des pays d’Afrique de l’Ouest.
Arlène Alpha (arlene.alpha@cirad.fr) est chercheuse au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Ses recherches portent sur les processus d’élaboration et de mise en oeuvre des politiques publiques visant la sécurité alimentaire et nutritionnelle en Afrique de l’Ouest.
Lire aussi le Bulletin de veille n°343 d’Inter-réseaux sur le secteur privé, et le Bulletin de synthèse n°27, intitulé L’implication du secteur privé dans les politiques agricoles et alimentaires en Afrique.
Sur les agropôles, lire le Bulletin de synthèse n°24 d’Inter-réseaux qui s’intitule Les pôles de croissance agricole : la panacée aux maux de l’agriculture africaine ?