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Ceci est un article de la publication "Agriculteurs et accès au financement: quel rôle pour l’État?", publiée le 6 décembre 2016.

Vu de France : « l’endettement est inhérent au métier de paysan »

Patrick Bougeard

CréditFranceAnalyse, synthèse

Tandis que les difficultés pour un agriculteur d’accéder au financement reviennent régulièrement dans les débats en Afrique de l’Ouest, c’est de plus en plus de l’endettement des paysans dont il est question en France. Nous vous proposons de lire un entretien sur ce phénomène avec Patrick Bougeard, président de Solidarité Paysans.

Selon une étude de 2014 du ministère de l’Agriculture français, le niveau d’endettement des exploitations agricoles moyennes et grandes s’élevait en France à 171 600 euros en moyenne en 2012. En 2012, le taux d’endettement moyen (rapport de l’ensemble des dettes au total de l’actif) s’élevait à 40 %. Il ne fait qu’augmenter, accompagnant un agrandissement des structures et un alourdissement des investissements (cf graphique). L’augmentation de l’endettement a aussi pu être favorisée par des taux d’intérêt relativement bas durant la dernière décennie (3,8 % en 2012 à comparer avec 7,4 % en 1990).
L’endettement diffère toutefois sensiblement selon l’orientation : il dépasse 375 000 euros en moyenne pour les éleveurs de porcins contre moins de 100 000 euros pour les éleveurs d’ovins et de caprins par exemple. D’autres facteurs différencient les niveaux d’endettement. Par exemple les très grandes exploitations sont plus souvent endettées que les petites. Une exploitation dont le chef est âgé de moins de 40 ans est endettée à hauteur de 231 000 euros en moyenne, en raison des dépenses d’installation.

Grain de Sel : L’endettement des agriculteurs est-il un phénomène qui ne concerne que la France ?
Patrick Bougeard : L’endettement est une caractéristique inhérente au métier de paysan en France, mais aussi en Europe car le modèle de production agricole est un modèle de capitalisation. Lorsque vous vous installez, vous êtes obligés d’acquérir des moyens de production, que ce soit un robot de traite, une stabulation ou un cheptel dans une très grosse exploitation ou une brouette, une bêche et un râteau pour un maraîcher qui démarre.

GDS : Il existe donc des différences entre les agriculteurs dans les niveaux d’endettement.
PB : Bien sûr. Les productions de type « industrielles intégrées » comme la volaille en général ou le porc sont monogastriques. Elles valorisent des aliments concentrés et ont souvent été pensées en hors-sol. Le cycle de production est court et il dépend dans bien des cas d’intrants importants. Pour le porc par exemple, on estimait à une époque qu’il fallait 60 € d’intrants (aliments) pour 100 € de production finale. En ce qui concerne en revanche les productions bovines, viande et lait (poly gastriques demandant du fourrage grossier dans la ration, la production est plus attachée au sol), le cycle de production — et ainsi la rotation des capitaux — sont plus longs. C’est donc à la fois le niveau et la nature de l’endettement qui peuvent changer. Dans le cas de la volaille et du porc, on trouve généralement plus de prêts à court terme ou d’ouverture de crédit.

GDS : Au-delà du modèle agricole en place, d’autres éléments permettent-ils d’expliquer les niveaux élevés d’endettement des agriculteurs en France ?
PB : Oui, bien sûr. Par exemple, lorsque vous avez des revenus en agriculture, les centres de gestion vous poussent à faire de « l’optimisation fiscale ». Concrètement cela veut dire que dans une bonne année, vous diminuez vos revenus en provisionnant une partie de ceux-ci pour des investissements que vous êtes obligés de concrétiser dans les trois années qui suivent. Vous rachetez donc un tracteur, une salle de traite, du cheptel, de la terre…
Il y a également une pression de notre secteur d’activité : il faut être opérationnel rapidement donc l’équipement individuel peut être plus intéressant que l’équipement collectif. Il y a aussi une incitation à faire grossir toujours plus les exploitations, ce qui nécessite des investissements : par exemple vous avez 100 vaches mais avec 50 de plus on vous explique que vous ferez des économies d’échelle. Enfin, il y a l’image que les agriculteurs veulent renvoyer au sein de leur environnement : il vaut mieux avoir un tracteur neuf de 100 chevaux qu’un tracteur d’occasion de 60.
L’endettement est aussi lié à la manière dont est structuré l’environnement social du paysan. Les retraites agricoles sont faibles. Ce qui permet de justifier cette rémunération basse des retraites paysannes, c’est le fait que lorsque le paysan cesse son activité il vend ses actifs. Il dégage ainsi une rente financière qui lui permet de compenser sa faible retraite. Mais du coup, entrer dans le modèle de production agricole oblige à acheter ses actifs à celui qui part. Sauf à disposer d’une fortune personnelle conséquente, vous êtes obligés dès le départ de dépendre des banques.
Un certain nombre de facteurs concourent ainsi — idéologiquement et de manière organisée par le modèle — à l’endettement des exploitations agricoles.

GDS : Cet endettement est-il un problème ?
PB : Au niveau de Solidarité Paysans, nous considérons qu’il s’agit d’un problème. Les syndicalistes majoritaires ne le pensent pas ; ils considèrent que c’est inhérent au métier, que l’agriculteur est un entrepreneur et que l’entrepreneur doit forcément capitaliser pour développer sa production.

GDS : Pourquoi cet endettement est-il un problème ?
PB : On a aujourd’hui des crises tous les deux ans, qui balaient un certain nombre de producteurs. Le dernier recensement (2010) montre qu’on a perdu en dix ans 26 % d’exploitations et 22 % d’emplois sur ces fermes. Ces crises sont toujours liées à un état de dégradation de la situation financière des exploitations. Les plus endettées disparaissent à chacune de ces crises. Et cela dure depuis l’après-guerre. Il n’y a jamais eu d’infléchissement de cette courbe, ce qui veut dire que le modèle a besoin de la disparition de paysans pour fonctionner.

GDS : Cette question de l’endettement n’est donc pas nouvelle ?
PB : Absolument pas. La question de l’endettement a été posée dès les années 1950, mais jusque dans les années 1980, un certain nombre de phénomènes protégeait l’agriculteur. La PAC distribuait encore des aides liées à la production : plus vous produisiez, plus vous touchiez d’aides. L’inflation était forte : quand vous empruntiez, elle remboursait vos taux d’intérêts. Mais dans les années 1980, lorsque l’inflation a disparu et que la PAC a modifié son mode de soutien à l’agriculture, l’endettement est apparu comme l’élément crucial de la situation des paysans.

GDS : A-t-on des chiffres sur le nombre d’agriculteurs qui ne sont aujourd’hui pas en mesure de rembourser leur crédit ?
PB : Pas vraiment, car personne n’accepte de communiquer de tels chiffres. On entend souvent dire que 10 % des agriculteurs sont en difficulté. Mais au coeur de la crise agricole actuelle, on parle de 60 000 paysans en état de cessation de paiement, soit plus de 10 % des agriculteurs. Ce qui veut dire que vraisemblablement les paysans qui sont en difficulté financière, qui ont du mal à honorer leurs encours bancaires, se situent plutôt entre 30 et 40 %.

GDS : Étant donnée cette situation, les banques ne sont-elles pas réticentes à prêter aux agriculteurs ?
PB : Les banques n’ont jamais pris de risques. Elles ont toujours bénéficié soit de garanties d’État sur des prêts d’installation, soit de fonds internes de garanties qui permettaient en cas de défaillance de l’emprunteur d’aller chercher les garanties là où elles étaient, soit de solliciter des garanties familiales, soit de prises de garanties sur des actifs personnels de l’emprunteur. Je n’ai jamais connu une banque qui a été mise en péril par le fait de prêter des sommes d’argent importantes aux agriculteurs. La limite que les banques donnent au prêt, c’est la limite de la garantie qu’elles ont. Lorsqu’elles estiment qu’un dossier est risqué, elles ne prêtent pas d’argent.

GDS : Existe-t-il des solutions face à cette situation d’endettement ?
PB : Il existe des solutions individuelles. Je connais l’exemple d’un Groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) dans le Maine et Loire qui fonctionne selon le principe suivant : lorsqu’un jeune rentre sur le Gaec, il y amène les moyens de production inhérents à l’exploitation mais il les abandonne en propriété au Gaec en partant. En contrepartie, le Gaec cotise lui-même pour une caisse de retraire complémentaire permettant d’assurer au paysan une retraite ne l’obligeant pas de vendre les moyens de production. On est dans un espace de propriété individuelle et collective des moyens de production.
Dans certains cas, des paysans ont pu aussi directement négocier entre eux : le revendeur se substitue à la banque et demande au repreneur de lui verser l’équivalent du capital progressivement, par exemple 600 euros par mois pendant 20 ans. Le revendeur a ainsi un complément de retraite et le repreneur n’est pas obligé de s’endetter auprès d’une banque pour s’installer.
Toutes ces solutions permettent à des agriculteurs d’avoir une carrière moins liée à la banque et plus sereine. Mais on reste sur des solutions individuelles. Malheureusement, nous n’avons pas aujourd’hui en France de réelles pistes de solution globale pour résoudre la question de l’endettement des paysans.

Patrick Bougeard (bougeardpatrick@gmail.com) est président de l’association française Solidarité Paysans. Solidarité Paysans est une association française qui vise à accompagner et défendre les agriculteurs confrontés à des difficultés sur leur ferme. En prenant en compte tous les aspects des problèmes rencontrés par les personnes (juridiques, financiers, techniques mais aussi sociaux, familiaux, de santé, de logement, etc.), l’association se fixe pour objectif de permettre à l’agriculteur de retrouver pleinement la maîtrise de sa ferme ainsi que sa place dans son milieu professionnel et son territoire.

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