The content bellow is available only in French.

Ceci est un article de la publication "Agriculteurs et accès au financement: quel rôle pour l’État?", publiée le 6 décembre 2016.

Pourquoi est-il si difficile de financer l’agriculture familiale ?

Betty Wampfler

FinancementAnalyse, synthèse

Cet article dresse un panorama des besoins et des difficultés d’accès au financement des exploitations familiales. Il revient sur les différentes stratégies qui ont été mises en œuvre depuis les indépendances pour permettre à ces agricultures d’accéder au crédit et souligne les défis qui restent à relever.

Les agricultures familiales ont un rôle majeur à jouer dans le développement des pays du Sud mais les contraintes à leur développement restent importantes. Les aléas naturels et climatiques se renforcent ; les marchés agricoles restent incertains et fortement asymétriques ; la compétition sur les ressources se renforce ; la structuration des agriculteurs reste insuffisante ; les politiques agricoles rénovées peinent à se mettre en place.
Malgré ces contraintes, les agricultures familiales se transforment, s’équipent, intègrent des productions à plus haute valeur ajoutée, intensifient l’élevage, s’insèrent dans une diversité de marchés et de filières, consolident leurs organisations économiques et renforcent leur participation aux politiques publiques. Dans certains pays, une dynamique d’installation de jeunes agriculteurs formés, gage d’espoir et d’innovation, constitue un embryon de renouvellement des agricultures familiales.

Une offre de crédit défaillante. Pour se transformer, ces agricultures ont besoin d’investir et, souvent, faute de ressources propres suffisantes, d’accéder à des services financiers adaptés : crédit, épargne, assurances…. Or ces services financiers, et l’offre de crédit en particulier, restent défaillants face à la demande des agricultures familiales. Les volumes financiers disponibles pour le crédit à l’agriculture sont faibles au regard de l’ampleur de la demande et ils se concentrent sur du crédit de court terme. Les crédits de moyen terme et de long terme font largement défaut. Les éleveurs, les jeunes agriculteurs et les organisations agricoles sont particulièrement défavorisés dans l’accès au crédit.
De plus, les taux d’intérêt proposés, notamment par la microfinance, sont souvent difficilement compatibles avec le niveau de rentabilité des activités agricoles familiales. L’offre de services financiers est peu adaptée à la nature systémique des besoins de financement des agriculteurs familiaux qui combinent des productions agricoles vivrières et commerciales, différentes formes d’élevage et souvent des activités non agricoles ; les besoins de financement familiaux (sécurité alimentaire, école, santé, …) sont étroitement liés aux besoins productifs. Enfin, la méconnaissance et la méfiance restent grandes entre secteurs agricoles et financiers, entravant les efforts d’innovation.

Un détour théorique pour éclairer le problème. Le développement économique peut être appréhendé comme un cercle vertueux : la production génère des revenus qui couvrent les besoins de l’unité économique ; les surplus génèrent de l’épargne mobilisable pour faire face aux chocs mais aussi pour investir ; l’investissement productif permet d’intensifier la production et de générer davantage de surplus. Si la production est faible, le cercle peut devenir vicieux et ouvrir sur les « trappes de pauvreté ».
Les services financiers de crédit, d’épargne et d’assurance peuvent transformer ce cercle. Le crédit, est un apport de capital permettant d’augmenter la capacité d’investissement. Il sera rentable pour l’emprunteur s’il permet une augmentation de la production suffisante pour couvrir le cout du crédit et générer un bénéfice en sus.
Le prêteur doit quant à lui se prémunir des risques liés à une transaction différée dans le temps : il prend des garanties et intègre le risque dans le cout du crédit. Celui-ci est la somme du coût de la transaction, du cout de l’argent, du cout du risque et de la marge bénéficiaire de l’emprunteur. Toutes ces composantes de coût sont élevées dans le contexte de l’agriculture familiale : cout de transaction élevé liés à la difficulté d’accès, à la petite taille des crédits, coût de l’argent élevé du fait de sa rareté, cout du risque élevé lié à la diversité et l’ampleur du risque en agriculture (risques de production, de marché, risques familiaux…).
Financer l’agriculture familiale est donc une clé du développement, mais aussi une opération complexe nécessitant une coordination appropriée.

Les réponses ont évolué au fil du temps. Dans les années 1960 et 1970, c’est l’investissement public et la coordination verticale de l’économie par l’État qui apparaissaient comme les réponses appropriées. Reposant sur l’hypothèse de l’incapacité des paysanneries pauvres à épargner et à investir, les politiques de cette période ont été fondées sur le crédit agricole public, appréhendé comme un levier pour amorcer le cercle vertueux du développement agricole, du changement technique et de l’innovation. Le coût du crédit était partiellement assumé par l’État à travers des taux d’intérêt subventionnés et le risque de non remboursement était limité par des prélèvements à la source dans des filières de production fortement intégrées. La coordination du système de financement était étatique et verticale. La faiblesse des résultats obtenus, conjuguée à la défaillance des structures publiques impliquées et à la généralisation de la pensée économique libérale, ont conduit à délaisser cette approche.

A suivi dans les années 1980 une réponse par les marchés financiers ruraux. Les services financiers ne sont alors plus considérés comme des outils politiques d’orientation du développement, mais comme des composantes d’un marché qui met en relation les offreurs et les demandeurs de capitaux, par la médiation d’un prix – le taux d’intérêt. La coordination « naturelle » du marché doit permettre aux capitaux de se loger dans les secteurs les plus à même de les faire fructifier. Mais les banques commerciales ne se sont pas emparées du marché agricole, jugé peu attractif. Même la microfinance qui se développe à cette période peine à répondre à la demande de l’agriculture familiale. Pendant vingt ans, les agricultures familiales resteront ainsi très peu financées.

L’innovation au secours des marchés financiers imparfaits. Les dix dernières années ont été marquées par deux évolutions. La première, lente, résulte de la saturation des marchés financiers urbains et de la progressive consolidation des agricultures familiales. Les institutions financières se sont ouvertes — très prudemment — aux agricultures familiales. Les banques commerciales s’aventurent en milieu rural et financent les exploitations agricoles les plus sécurisées. La microfinance développe des services pour l’agriculture. Des alliances se multiplient entre les banques commerciales, qui détiennent les ressources financières, et la microfinance qui dispose de réseaux décentralisés capables de toucher les agriculteurs.
La seconde évolution est assez clairement liée au choc de la crise alimentaire de 2008. La prise de conscience de la nécessité de soutenir le financement agricole s’est affirmée et les politiques de financement de l’agriculture ont été re-légitimées, pour corriger les imperfections des marchés financiers. D’importants fonds publics et privés (fondations, investisseurs…) sont mobilisés pour développer des dispositifs d’appui au financement agricole (fonds de garantie, lignes de crédit dédiées, voire création de banques agricoles). Des innovations de produits, de services, d’organisation, (warrantage, microleasing, assurances agricoles, finance digitale…) se sont également développées avec un soutien public significatif. Cette double mobilisation, des marchés et des politiques publiques, est le plus souvent inscrite dans une approche de finance de filière. Les coordinations de filière sont invoquées pour faciliter la circulation de l’information, sécuriser les transactions, encadrer les organisations agricoles et, plus globalement, impulser le développement des agricultures familiales et des entreprises agricoles.

Renforcer les compétences et mobiliser les organisations de producteurs. Le financement des agricultures familiales a donc quelque peu progressé, mais il reste des défis majeurs à relever. Le manque de connaissance sur les besoins de financement des agricultures familiales reste un handicap important pour le développement de services financiers adaptés. Les institutions financières connaissent mal les réalités des agricultures familiales ; les organisations agricoles sont peu à même de définir les besoins de financement de leurs membres ; les services d’appui aux agricultures familiales manquent de compétences en finance agricole.

L’offre de crédit agricole existante est faiblement adaptée aux besoins systémiques de financement des agricultures familiales. La finance de filière qui tend à se généraliser, ignore ces réalités systémiques. Alors que les ménages agricoles ont besoin d’accéder à une gamme de crédits, les institutions financières peinent à diversifier leur offre de crédits et limitent fortement les possibilités pour un même ménage de combiner différents crédits, car elles jugent que c’est trop risqué et complexe à gérer.
Les compétences financières de l’ensemble des acteurs du système financier restent largement insuffisantes. Trop peu d’agriculteurs familiaux maitrisent la gestion courante de leur exploitation. Les organisations agricoles peinent à formaliser leur problématique financière et à négocier de manière équilibrée avec les institutions financières. À l’exception de quelques institutions de microfinance et banques rurales, les personnels des institutions financières sont peu familiers avec les réalités des agricultures familiales. Les décideurs politiques et les partenaires techniques et financiers organisent leur action autour de quelques concepts dominants — la finance de filière, l’assurance agricole, l’entrepreneur agricole — qui gagneraient à être confrontées à la complexité des réalités. Le renforcement de compétences est donc un enjeu essentiel pour tous les acteurs du système financier agricole.
La coordination du système financier agricole, enfin, reste une difficulté majeure. La finance de filière est une forme de coordination, mais elle reste partielle. Une large mobilisation, incluant les organisations agricoles, est aujourd’hui une condition forte pour construire, à l’échelle des territoires, une réflexion stratégique sur le financement des agricultures familiales.

Betty Wampfler (betty.wampfler@supagro.fr) est professeur d’économie du développement à Montpellier SupAgro où elle coordonne une spécialisation de master sur l’accompagnement du développement des agricultures familiales. Elle est chercheur de l’Unité mixte de recherche Marchés, organisations, institutions et stratégies d’acteurs (UMR Moisa) et a des activités d’appui au développement, en partenariat avec des acteurs d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique Centrale et de Madagascar.
Le dessin a initialement été publié par Marc Roesch sur son site marc-roesch.fr. Marc Roesch est ingénieur agronome, docteur en économie rurale, chercheur au Centre international de recherche agronomique pour le développement (Cirad). Il a en particulier travaillé sur des analyses d’impact de la microfinance en milieu rural.

Restez informé⸱e !

Abonnez-vous à nos publications et bulletins pour les recevoir directement dans votre boîte mail.

  • Ce champ n’est utilisé qu’à des fins de validation et devrait rester inchangé.

Autres articles qui pourraient vous intéresser

Editorial : Vers un retour de l’État
François Doligez, Liora Stührenberg

Entre 1999 et 2000, l’Inter-Réseaux Développement rural a animé un groupe de travail sur le financement des exploitations familiales. En réunissant des membres en France et au Sénégal et en produisant différents documents de travail, la dynamique avait permis de déboucher sur un numéro de Grain de Sel en 2000[[n°16, en ligne sur le site d’Inter-réseaux]] et une synthèse en 2001[[Gentil D., 2001 : Le financement des exploitations agricoles dans les pays en développement, synthèse des groupes de…

Lire PDF
Des agriculteurs en manque de financement ?
Inter-réseaux

Financement agricole, services financiers, microfinance, financement des chaînes de valeur… De quoi parle-t-on précisément ? Nous vous proposons quelques repères sur cette double page. 1. Le financement des dépenses publiques allouées au secteur agricole (le fonctionnement des administrations et services publics agricoles, les biens publics comme les infrastructures, les incitations à une orientation comme les subventions et les bonifications). 2. Le financement des exploitations agricoles : c’est-à-dire les services financiers permettant aux exploitations agricoles de couvrir leurs différents…

Lire PDF
Pourquoi est-il si difficile de financer l’agriculture familiale ?
Betty Wampfler

Cet article dresse un panorama des besoins et des difficultés d’accès au financement des exploitations familiales. Il revient sur les différentes stratégies qui ont été mises en œuvre depuis les indépendances pour permettre à ces agricultures d’accéder au crédit et souligne les défis qui restent à relever. Les agricultures familiales ont un rôle majeur à jouer dans le développement des pays du Sud mais les contraintes à leur développement restent importantes. Les aléas naturels et climatiques se renforcent…

Un retour des banques dans le financement de l’agriculture ?
Inter-réseaux, Mustapha Ben El Ahmar

Suite aux difficultés rencontrées dans les années 1960- 1970, les banques ont largement déserté le secteur agricole, et plus encore le financement des exploitations familiales. Depuis quelques années, un retour des banques vers l’agriculture semble toutefois se dessiner, sous différentes formes. L’expérience du Maroc en particulier est riche d’enseignements. Les banques et l’agriculture, une histoire compliquée Dans les années 1960 et 1970, les pays ouest-africains ont mené plusieurs politiques visant à faciliter l’accès au financement des agriculteurs. Ils…

Lire PDF
Microfinance en Afrique de l’Ouest : histoire, défis et limites
Alpha Ouedraogo

Depuis ses origines à la fin des années 1950, la microfinance en Afrique de l’Ouest a parcouru beaucoup de chemin. A s’en éloigner en cours de route de ses objectifs initiaux ? Cet article retrace l’histoire de la microfinance en Afrique de l’Ouest, insistant sur les évolutions récentes et les défis qu’elles soulèvent. L’histoire de la microfinance en Afrique de l’Ouest est étroitement liée à la mise en place des coopératives d’épargne de crédit (cf. encadré) en milieu…

Lire PDF
« Financement par et dans les chaînes de valeur » : de quoi parle-t-on ?
Mathilde Gasperi

Cet article interroge le concept de financement par les « chaînes de valeur », présenté comme une solution aux difficultés d’accès au crédit des agriculteurs. Recouvrant des réalités diverses, ce concept résout partiellement la question du financement des exploitants familiaux et ne doit pas éluder la question de la place — essentielle — de l’État dans ce domaine. Le concept de « financement par les chaînes de valeur » (« value chain finance » en anglais) est très…

Lire PDF
Le warrantage paysan : stocker pour accéder au crédit ?
Inter-réseaux

En Afrique, les institutions financières hésitent à prêter aux agriculteurs car ils présentent rarement des garanties suffisantes. Le warrantage permet aux agriculteurs de stocker leur production afin d’obtenir un crédit. Le warrantage dit « communautaire » ou « paysan » existe depuis plusieurs années en Afrique de l’Ouest. Développé au Niger à partir de la fin des années 1990 par la FAO, il s’est répandu dans la région, en particulier au Burkina Faso. Stocker pour se financer. Le…

Lire PDF
Les leçons du fontionnement du financement informel en Algérie
Ali Daoudi

Dans les pays en développement, le crédit agricole ne s’est pas développé pour répondre aux besoins des agriculteurs. En Algérie, seuls 2,2 % d’entre eux ont bénéficié de crédit bancaire en 2015. L’étude des pratiques informelles de financement — largement développées — peut-elle inspirer la mise en place de systèmes de crédit adaptés ? La relation entre développement agricole et accès régulier au financement n’est plus à démontrer ; la transformation des exploitations agricoles est un processus permanent,…

Lire PDF
Des téléphones portables au secours du crédit agricole ?
Ken Lohento, Élise Bouëdron

La téléphonie mobile pourrait-elle révolutionner l’accès au crédit en milieu rural ? De plus en plus d’initiatives visent à améliorer l’accès au financement des agriculteurs par la téléphonie mobile. Cet article passe en revue certaines d’entre elles et interroge le potentiel et les limites des services bancaires mobiles pour le financement des agriculteurs. C’est en Afrique subsaharienne que les services bancaires mobiles sont le plus développés. Selon la Banque mondiale, 10 % des adultes y détiennent un compte…

Lire PDF
L’assurance agricole : un levier en panne ?
Pierre Casal Ribeiro, Yaya Koloma

En réduisant les risques pour les institutions financières, l’assurance agricole doit faciliter l’accès des petits producteurs agricoles au crédit. Pourtant, elle peine encore à se développer en Afrique de l’Ouest. Pourquoi ? Ces deux articles examinent cette question, du point de vue des institutions de microfinance et des producteurs. IMF et assurance agricole : un amour impossible ? L’agriculture a toujours été une activité économique risquée, notamment parce qu’elle est soumise aux aléas de la nature. Des conditions…

Lire PDF
Les organisations paysannes face aux besoins de financement des agriculteurs
Andriamparany Ranoasy, Tahirou Amza

Dans la mesure où les organisations paysannes visent à proposer des réponses aux difficultés rencontrées par leurs membres, la question de l’accès des agriculteurs au financement est cruciale pour elles. Quelles solutions y apportent- elles ? Grain de sel (GDS) : Pourquoi les exploitations familiales ont-elles des difficultés à accéder au financement dans vos pays ? Andriamparany Ranoasy : À Madagascar, la plupart des agriculteurs ne savent pas écrire, ils n’osent donc pas demander un crédit. Seuls environ…

Lire PDF
Financement des exploitations familiales : quel rôle pour l’État ?
Augustin Wambo Yamdjeu, Claude Torre, Erick Sile, Ibrahim Coulibaly

Comment améliorer l’accès au financement des agriculteurs familiaux ? L’État peut-il ou doit-il intervenir dans ce domaine ? Comment ? Sur ces questions, nous avons interrogé un leader paysan, deux responsables des politiques régionales africaines et un représentant d’un partenaire technique et financier actif dans ce domaine en Afrique de l’Ouest. Grain de sel (GDS) : Quel est le principal obstacle aujourd’hui auquel les exploitations familiales sont confrontées quand elles veulent se financer ? Augustin Wambo Yamdjeu &…

Lire PDF
Vu de France : « l’endettement est inhérent au métier de paysan »
Patrick Bougeard

Tandis que les difficultés pour un agriculteur d’accéder au financement reviennent régulièrement dans les débats en Afrique de l’Ouest, c’est de plus en plus de l’endettement des paysans dont il est question en France. Nous vous proposons de lire un entretien sur ce phénomène avec Patrick Bougeard, président de Solidarité Paysans. Selon une étude de 2014 du ministère de l’Agriculture français, le niveau d’endettement des exploitations agricoles moyennes et grandes s’élevait en France à 171 600 euros en…

Lire PDF
Poursuivre la lecture
Inter-réseaux

Ce numéro de Grain de sel s’inscrit dans le cadre d’un cycle de réflexions et d’échanges animé par Inter-réseaux et qui a impliqué plusieurs membres et partenaires. Il restitue un certain nombre d’éléments de ces réflexions. Nous vous invitons à retrouver sur le site d’Inter-réseaux d’autres produits de ce cycle thématique consacré au financement agricole. Une autre publication en particulier a été réalisée par Inter-réseaux. Un Bulletin de synthèse n°21 : Peut-on parler d’une renaissance de l’APD agricole…

Lire PDF