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Ceci est un article de la publication "Agriculteurs et accès au financement: quel rôle pour l’État?", publiée le 6 décembre 2016.

Des téléphones portables au secours du crédit agricole ?

Élise Bouëdron/Ken Lohento

CréditTICAnalyse, synthèse

La téléphonie mobile pourrait-elle révolutionner l’accès au crédit en milieu rural ? De plus en plus d’initiatives visent à améliorer l’accès au financement des agriculteurs par la téléphonie mobile. Cet article passe en revue certaines d’entre elles et interroge le potentiel et les limites des services bancaires mobiles pour le financement des agriculteurs.

C’est en Afrique subsaharienne que les services bancaires mobiles sont le plus développés. Selon la Banque mondiale, 10 % des adultes y détiennent un compte permettant d’effectuer des transactions financières depuis un téléphone mobile, contre seulement 1 à 2 % en moyenne sur les autres continents. Ce chiffre atteint 60 % au Kenya.

La banque mobile pour les agriculteurs ? Ce succès s’explique surtout par la faible présence des institutions financières (IF) en dehors des grandes villes et par le succès de la téléphonie mobile. Ces services permettent d’effectuer des opérations financières depuis un téléphone mobile ; ils peuvent être proposés par des IF, des opérateurs téléphoniques ou des entreprises. Les services les plus couramment utilisés sont les paiements de particulier à particulier. Mais d’autres initiatives se développent depuis quelques années. Elles permettent par exemple de déposer et de retirer de l’argent, de consulter son relevé de compte, ou même de faire une demande de prêt.

Obtenir un prêt par téléphone. Ensibuuko par exemple est une start-up ougandaise qui permet à des coopératives d’épargne et de crédit — les Sacco (Saving and Credit Cooperative Organizations) — d’offrir des services financiers mobiles à leurs clients grâce à une application mobile : MoBis (Mobile Banking & information software). Les agriculteurs consultent leurs relevés de compte et effectuent des demandes de transactions financières depuis leur téléphone. Toutes les demandes de prêt et de transactions financières sont traitées au niveau de la coopérative, sur le serveur informatique où sont numérisées les données bancaires.
Ensibuuko a été au départ imaginé par des agriculteurs ougandais. Puis la plate-forme mobile a été développée en 2013 avec le soutien du CTA par un groupe de développeurs volontaires. Aujourd’hui le service rendu par Ensibuuko est facturé à chaque coopérative d’épargne et de crédit pour un montant proportionnel aux nombres d’utilisateurs de son serveur informatique (cela peut varier de 500 à 2 000 dollars par coopérative). Les agriculteurs eux ne paient à Ensibuuko que le coût de la transaction, soit 0,02 dollar l’unité.
Musoni Services vise également à faciliter l’accès au crédit. Il s’agit d’une structure de micro-crédit qui utilise presque exclusivement les services mobiles. Dans les zones isolées, l’agriculteur peut communiquer avec l’IF grâce à un système de SMS et, s’il n’a pas de portable, créer son compte et effectuer ses opérations grâce aux agents de terrains munis de tablettes. Cette entreprise est présente aujourd’hui dans plusieurs pays d’Afrique de l’Est ainsi qu’au Myanmar.

Améliorer la crédibilité des agriculteurs. D’autres services mobiles ne sont pas à proprement parler des services bancaires, mais facilitent l’accès au crédit des populations. FarmDrive par exemple est une application kenyane qui propose un outil de profil de crédit détaillé. Les agriculteurs remplissent des informations simples de productivité ou de comptabilité. Sur cette base, FarmDrive élabore des rapports permettant de confirmer la crédibilité et la solvabilité des paysans bénéficiaires. Ces rapports améliorent la compréhension des agriculteurs de leur propre exploitation et sont utilisés lors de la demande de prêt auprès d’IF. FarmDrive collabore avec Musoni qui fournit le crédit, et sa fonction d’intermédiation a permis à Musoni d’accroître de 30 % le nombre des paysans bénéficiaires de crédits.

Réduire les risques et les coûts, rassurer les banques. Le principal avantage d’un service mobile est la possibilité d’effectuer ses opérations à distance de l’IF et donc d’étendre l’accès aux services financiers aux zones rurales reculées. Les transactions sont aussi plus rapides ; traditionnellement, un versement de prêt peut prendre une quinzaine de jours, contre seulement une à deux heures avec un compte mobile.
Dans une certaine mesure, le service mobile pourrait amorcer un cercle vertueux. Il concerne en effet essentiellement des personnes qui n’ont jamais été bancarisées et familiarisent ainsi celles-ci avec les services bancaires et des notions de gestion des comptes.
Un certain nombre de petites coopératives de crédit peinent à fournir un service suffisant du fait d’une mauvaise gestion ; beaucoup sont sujettes aux fraudes et aux erreurs de saisies, notamment en raison de leur comptabilité manuelle. Grâce à la numérisation des données sur le serveur, les opérations sont consultables et vérifiables à distance par des fonctionnaires gouvernementaux.

Illettrisme numérique et financier. À part M-Pesa au Kenya (cf. encadré), ces initiatives restent toutefois encore relativement réduites. Aujourd’hui, près de 400 000 agriculteurs utilisent la plateforme d’Ensibuuko en Ouganda à travers les Sacco, soit un peu plus de 1 % des agriculteurs du pays. Ils étaient 100 000 à recourir à Musoni en Afrique et en Asie en 2015. FarmDrive, plus modeste, a déjà collaboré avec plus de 3 000 agriculteurs. Le principal frein au développement de tels services est le taux d’illettrisme numérique et financier en milieu rural, mais également les problèmes de connectivité et d’énergie.
Face à ces défis, les plateformes ont parfois besoin de soutiens financiers extérieurs. Au-delà de ces questions financières, certaines conditions qui se posent déjà depuis longtemps aux banques classiques — comme la formation des producteurs ou encore la réduction des risques inhérents au secteur agricole — resteront tout autant nécessaires au développement de la banque mobile.

M-Pesa: une révolution bancaire ?
En quelques années, M-Pesa est devenu le symbole de l’entrée des technologies de la communication dans l’univers des services financiers. Lancé en 2007, ce service est aujourd’hui utilisé par plus d’un Kenyan sur trois.
M-Pesa permet essentiellement d’effectuer des transferts d’argent par téléphone. Après s’être abonné gratuitement au service, l’utilisateur peut effectuer un dépôt en cash à un commerçant agréé à proximité. Le commerçant crée un compte virtuel et le crédite pour une somme minimum d’un dollar. L’utilisateur peut alors transférer l’argent par SMS à un autre compte en entrant le numéro de téléphone associé. Grâce aux 60 000 petits commerçants qui constituent son réseau d’agences, M-Pesa est présent sur tout le territoire, même en zone rurale.
Safaricom, l’opérateur de téléphonie mobile partenaire du service, a bien saisi l’opportunité d’un tel marché dans un pays où seuls 21 % des habitants sont bancarisés mais 81 % possèdent un téléphone portable.
Safaricom a aussi développé le service M-Shwari qui permet d’épargner de l’argent et de contracter un microcrédit. D’après une étude de Financial Inclusion Insights, 54 % des utilisateurs de M-Shwari en 2013 au Kenya n’avaient pas d’autres comptes bancaires, ce qui montre l’importance du service dans le processus de bancarisation. Bien que un Kenyan sur cinq se soit abonné à M-Shwari, seuls 30 % des clients déclarent s’en servir pour prendre un prêt. Les clients souscriraient au service par curiosité, puis déçus par les montants proposés ils l’utiliseraient surtout pour stocker des petites sommes d’argent sur de courtes durées.
Une autre limite, et non des moindres, réside dans le risque de fraude lié à de tels services. Selon une étude de la Banque centrale du Kenya, 37 % des transactions via un téléphone mobile sont frauduleuses, contre 10 % lorsqu’elles sont réalisées par des agents de banque classiques.

Ken Lohento (lohento@cta.int) est coordonnateur de Programmes TIC pour l’agriculture au Centre technique de coopération agricole et rurale ACP-UE (CTA). Il dispose d’une expérience de plus de 15 ans au Bénin, en Afrique et au niveau international en matière de politiques et usages des technologies de l’information pour le développement.
Élise Bouëdron (elise.bouedron@agroparistech.fr) est étudiante en agronomie à l’école d’ingénieur AgroParisTech. Elle a réalisé un stage au sein d’Inter-réseaux à Paris en 2016.
Cet article repose en grande partie sur les éléments contenus dans le livre Innover pour l’agriculture, publié en français et en anglais par le CTA en 2016. Vous pouvez télécharger cette publication sur le site du CTA : http://www.cta.int/ fr/article/2016-03-29/ innover-pour-lragriculture. html.

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