La revue Cahiers Agricultures a consacré son numéro de novembre-décembre 2015 aux « Trajectoires innovantes des jeunes ruraux en agriculture irriguée au Maghreb ». Il apporte de nombreux éléments d’analyse et des éclairages originaux sur la dynamique des jeunes ruraux au Maghreb, qui font écho aux contributions de ce Grain de sel.
Le numéro thématique des Cahiers Agricultures a pour objet de renseigner la diversité des trajectoires de jeunes ruraux et d’analyser les nouvelles formes d’agriculture qu’ils impulsent, avec un regard interdisciplinaire et transversal sur plusieurs territoires agricoles irrigués du Maghreb. Qui sont les porteurs de ces nouvelles dynamiques ? Assistons-nous à l’émergence de nouveaux modèles d’agriculture au Maghreb ? Comment rendre visibles, particulièrement pour les politiques publiques, les dynamiques portées par les jeunes ruraux ?
Une catégorie sociale dynamique mais faiblement prise en compte. La question des jeunes est à l’ordre du jour des agendas politiques dans de nombreux pays du Sud. Au centre des préoccupations, la problématique de l’insertion socioprofessionnelle d’une jeunesse qui tient une place importante au plan démographique mais qui est confrontée par des taux de chômage et de sous-emploi élevés. On assiste à l’arrivée à l’âge actif d’un nombre important de jeunes, de plus en plus qualifiés, qui restent sans emplois. Ces préoccupations, du fait des enjeux politiques et sociaux qu’elles portent, se sont essentiellement concentrées sur la jeunesse des villes et ont très peu concerné les jeunes ruraux.
La littérature internationale s’est beaucoup focalisée sur les facteurs favorisant le départ des jeunes ruraux vers les villes pour grossir le contingent des chômeurs citadins. Elle se fait aussi l’écho d’un désintérêt des jeunes vis-à-vis de l’activité agricole et de la vie rurale de manière générale. Pourtant, plusieurs travaux récents soulignent le poids démographique et socio-économique important de cette catégorie sociale et son rôle décisif au sein des exploitations familiales et dans l’émergence de nouvelles organisations rurales.
Les articles du numéro thématique montrent qu’au Maghreb les jeunes ruraux se positionnent, prennent des initiatives et portent des innovations techniques et institutionnelles qui sont à l’origine, par exemple, du développement d’une agriculture irriguée qui couvre aujourd’hui l’essentiel des besoins des villes au Maghreb.
Ces jeunes sont aussi actifs dans d’autres secteurs agricoles et d’élevage, mais ils sont particulièrement visibles en agriculture irriguée. C’est un secteur dynamique, propice à l’installation des jeunes et soutenu par les États. Cependant, en l’absence de mécanismes d’intégration et de programmes de développement spécifiques, les nouvelles dynamiques agricoles portées par les jeunes reposent souvent sur des accès informels et fragiles aux ressources productives. Les jeunes s’arrangent informellement, parfois collectivement, dans des dynamiques autour de ces ressources : foncier et capital, eau, savoir-faire et main d’œuvre.
Comment expliquer alors le paradoxe d’une faible prise en compte des jeunes ruraux dans les programmes de développement agricoles malgré leur implication réelle et active constatée dans ces zones ? Les contributions de ce numéro thématique reviennent sur les raisons d’un tel paradoxe en apportant des éclairages originaux sur deux principales thématiques.
Faire de l’agriculture autrement. La première concerne l’identité d’une jeunesse agricole née à l’ère de la libéralisation économique, après les ajustements structurels des années 1980. Cette jeunesse se définit non pas par son âge mais plutôt par un positionnement général marqué par une aspiration à faire de l’agriculture autrement, souvent en opposition avec l’agriculture pratiquée par leurs parents. Malgré la diversité des trajectoires des jeunes et des territoires agricoles étudiés, les jeunes hommes aspirent au développement d’un petit entreprenariat agricole (ni de subsistance, ni de grande entreprise) avec l’ambition de pratiquer une agriculture irriguée génératrice de revenus suffisants, voire confortables. Alors que pour les jeunes femmes, les aspirations se cristallisent essentiellement en dehors de l’agriculture car trouvant peu de reconnaissance sociale dans les activités agricoles. Elles cherchent d’autres activités économiques pour s’épanouir et se valoriser.
La deuxième thématique aborde les contraintes multiples, économiques, sociales et institutionnelles, auxquelles font face les jeunes ruraux dans leurs processus d’accès aux ressources productives (terre et eau particulièrement) et les différentes stratégies qu’ils adoptent pour les contourner. En effet, en plus du fait que les dispositifs institutionnels ne sont pas adaptés aux jeunes, ceux-ci se trouvent confrontés à des difficultés économiques, principalement par le manque de possibilités d’accès au capital, et à des barrières sociales et culturelles. Ces difficultés limitent leur accès aux ressources dans des cadres légaux sécurisés et réduisent leur autonomie vis-à-vis de leurs aînés.
Enfin, les contributions du numéro thématique sur les jeunes ruraux au Maghreb s’interrogent sur la place réservée aux jeunes en lien avec le devenir de l’agriculture irriguée dans la région.
Quelles places dans les nouvelles agricultures irriguées au Maghreb ? Le parti pris de « rendre visible » des dynamiques agricoles portées par des jeunes ruraux a pour objectif de documenter les trajectoires des jeunes ruraux hommes et femmes qui s’installent (ou tentent de le faire) en agriculture. Les articles de ce numéro montrent comment certains jeunes arrivent à saisir de multiples opportunités pour construire des trajectoires qui ne sont pas linéaires et qui se font souvent dans la douleur. Les jeunes développent plusieurs stratégies comme la location des terres et le métayage, l’organisation en associations et coopératives de producteurs, le montage de projets en négociation avec l’État et le positionnement comme leaders locaux.
Toutefois, nous avons aussi observé des processus de marginalisation de certaines catégories de jeunes ruraux : les jeunes femmes, mais aussi les jeunes qui n’ont pas pu s’engager dans des formations. Ces processus de marginalisation constituent à notre sens un chantier de recherche important dans un contexte socio-politique encore fragile.
Nous avons également montré que la plupart des jeunes ruraux ne se limitent pas à l’activité agricole ; la pluriactivité fortement associée à leurs mobilités permet de prendre certains risques et de s’engager dans des innovations institutionnelles ou techniques.
Ce numéro thématique se veut une contribution pragmatique par la documentation d’expériences concrètes sur un sujet non seulement passionnant mais aussi crucial pour l’avenir agricole et territorial des campagnes du Sud. Beaucoup reste cependant à faire pour bien amorcer et ensuite négocier la transition générationnelle qui peine à se faire au Maghreb. Il s’agit de questionner les limites des nouvelles formes d’agriculture portées par ces jeunes en termes de durabilité sociale, économique et environnementale. L’agriculture irriguée au Maghreb est désormais sur la voie de l’intensification et la nouvelle génération aura sans doute aussi à relever ces défis pour bâtir une agriculture saine et durable.
Zakaria Kadiri (zakariaa.kadiri@gmail.com) est sociologue à la faculté des Lettres et des Sciences humaines Ain-Chock-Casablanca. Hichem Amichi est agro-économiste, à l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA) UMR G-eau. Sami Bouarfa (IRSTEA, UMR Geau) et Marcel Kuper (Cirad, UMR Geau) sont chercheurs en sciences de l’eau.
Cet article s’appuie sur les articles du numéro 6, volume 24 de la revue Cahiers Agricultures (novembre-décembre 2015) :
- Naouri M, Hartani T, Kuper M, 2015. Mobilités des jeunes ruraux pour intégrer les nouvelles agricultures sahariennes (Biskra, Algérie).
- Collard AL, Riaux J, Massuel S, Raïssi M, Burte J, 2015. « Et si on faisait comme ceux de la plaine ? » Aspirations et limites d’une petite agriculture dynamique en Tunisie centrale.
- Bossenbroek L, van der Ploeg JD, Zwarteveen M, 2015. Broken dreams? Youth experiences of agrarian change in Morocco’s Saïss region.
- Quarouch H, Kuper M, Lejars C, 2015. Recevoir la parole des institutions et la leur retourner : parcours agricoles de jeunes ruraux diplômés-chômeurs dans le Saïss – Maroc.
- Hamamouche MF, Kuper M, Lejars C, 2015. Émancipation des jeunes des oasis du Sahara algérien par le déverrouillage de l’accès à la terre et à l’eau.