Plusieurs acteurs d’horizons divers livrent dans cet article leur point de vue sur les principaux obstacles à la mise en œuvre de pratiques agroécologiques à plus large échelle en Afrique de l’Ouest et du Centre.
Valentin Beauval a été agriculteur en France et consultant pour différentes structures sur des problématiques de développement rural et d’agroécologie.
Ibrahima Coulibaly est vice-président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa) et président de la coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP).
Marc Dufumier est ingénieur agronome et enseignant-chercheur français. Il dirige la chaire d’agriculture comparée à AgroParisTech.
Lionel Guezodjé est Président de la Fédération des unions de producteurs du Bénin (Fupro-Bénin).
Christian Legay est agronome. Il travaille au Burkina Faso pour l’ONG Autre Terre qui contribue au développement de l’agroécologie en Afrique de l’Ouest.
Anne Legile est chef de projets au sein de la division Agriculture, Développement rural et Biodiversité à l’Agence Française de Développement (AFD).
Babacar Samb appuie techniquement le Collège des jeunes du Conseil national de concertation des ruraux (CNCR) au Sénégal.
Grain de sel : Quelles sont pour vous les grandes contraintes à la mise en œuvre à plus large échelle de pratiques agroécologiques ?
Valentin Beauval (VB) : En premier lieu, la sécurisation du foncier. Comment peux-tu investir dans une parcelle, en luttant par différentes formes contre l’érosion, si potentiellement tu ne peux la cultiver qu’un an ? Dans des régions d’Afrique densément peuplées, les paysans savent que le propriétaire de leur parcelle louée pourrait la récupérer s’il se rend compte que la fertilité a été notablement améliorée. Les paysans avec lesquels AVSF travaille dans le Nord Togo sont bien conscients de ce problème et certains d’entre eux ont réussi à négocier un bail écrit de 5 ans avec leurs propriétaires.
Marc Dufumier (MD) : Ce qui est essentiel, c’est que les gens aient les moyens de production pour mettre en place de telles techniques : la charrette, la traction animale et quelques autres outils. Or si les agriculteurs sont en concurrence avec les excédents agricoles européens, ils n’arriveront jamais à dégager l’épargne nécessaire à l’acquisition de tels outils. L’exemple des cultures arborées dans la région cotonnière du Sud Mali est très inspirante : c’est parce que ces agriculteurs avaient du crédit — gagé sur la production cotonnière — qu’ils ont pu acquérir des charrettes et des outils et mettre en œuvre une transition agroécologique, basée sur une nouvelle forme d’association agriculture-élevage.
Christian Legay (CL) : Les principaux freins relèvent selon moi des politiques agricoles qui mettent l’accent sur l’agriculture conventionnelle, avec l’idée que la modernisation du secteur passe par plus de motorisation, d’intrants dérivés du pétrole, de grandes exploitations, des agrobusinessmen etc. La présence de multinationales ou de projets de type AGRA (Alliance pour une révolution verte en Afrique) renforce cette tendance car ils disposent de puissants moyens de lobbying pour influencer les politiques nationales et internationales. La formation (des producteurs jusqu’aux agents d’agriculture) et la recherche agricoles restent quant à elle dominées par l’agronomie classique.
Anne Legile (AL) : Un des obstacles principaux relève de la formation des techniciens agricoles, qui repose toujours majoritairement en Afrique sur l’apprentissage d’itinéraires techniques recommandés, culture par culture. Or l’agroécologie repose sur la compréhension des éco et agro-systèmes dans leur ensemble. Elle ne se satisfait pas de « recettes universelles » : elle est plus technique et plus intensive en connaissances que le modèle « Révolution verte », elle doit s’adapter aux conditions spécifiques du milieu. En conséquence le schéma classique de développement agricole fondé sur la recherche agronomique qui met au point « la » solution technique et des vulgarisateurs chargés la diffuser auprès de paysans censés l’appliquer, fonctionne mal dans le cadre de l’agroécologie. Les techniciens ont du mal à intégrer les savoirs locaux dans leurs conseils, à envisager des adaptations des modèles proposés mais aussi à expliquer clairement et simplement aux agriculteurs l’intérêt (mais aussi les limites) de ces pratiques et à les accompagner dans leur mise en œuvre. Ainsi pendant des années on a dit aux paysans qu’il fallait labourer et puis d’un coup on peut leur dire tout l’inverse. Un tel changement représente un risque très important pour les agriculteurs. Il faut donc a minima que le technicien soit en capacité d’expliquer les raisons de ces nouvelles recommandations, que l’agriculteur puisse les tester progressivement avec une certaine forme de sécurisation (groupes d’échanges, appuis techniques…).
Lionel Guezodjé (LG) : La réussite de pratiques agroécologiques ne peut que s’inscrire dans une politique globale. Il faut un éveil des consciences aussi bien des pratiquants que des structures d’appui, car pour ces dernières la réussite de leur mission réside dans le conseil aux exploitants d’utiliser systématiquement des engrais chimiques.
Ibrahima Coulibaly (IC) : L’agroécologie demande beaucoup plus de travail que l’agriculture chimique. Vous devez ramasser de la fumure organique, la faire décomposer, la mettre dans vos champs, il faut trouver des plantes qui agissent comme bio-pesticides, désherber à la main… Il faut par exemple 40 charrettes de fumure organique décomposée pour un hectare de terres. Alors qu’il vous suffit d’acheter et de transporter un sac d’engrais en agriculture chimique.
GDS : N’y a-t-il pas un certain paradoxe au niveau du discours sur l’agroécologie pourvoyeuse d’emplois ?
VB : Dans les pays ayant une agriculture très motorisée, certains itinéraires de semis direct reposent sur des équipements coûteux mais très performants sur le plan de la productivité du travail. Plusieurs études montrent que ces équipements contribuent à réduire l’emploi dans les zones rurales. En revanche, lutter contre l’érosion (avec des diguettes, bandes enherbées et terrasses) ou diversifier les cultures nécessite beaucoup de travail. Dans plusieurs cas, comme la construction de diguettes ou la mise en place de haies, ce surplus de travail n’est pas économiquement valorisable à court terme par les paysans.
LG : Il faut relativiser cette idée d’agroécologie pourvoyeuse d’emplois. Le grand nombre de chômeurs en Afrique de l’Ouest sont dans les villes, pas dans les villages. Et ceux qui viennent gonfler ces effectifs sont ceux qui quittent les villages parce qu’ils ne veulent plus des travaux agricoles.
AL : On ne cesse en effet de dire que l’agroécologie, intensive en main d’œuvre, va permettre de résoudre les problèmes d’emplois mais c’est notre vision de citadins de pays développés. Les jeunes agriculteurs africains ne veulent pas passer leur temps courbés sur leur houe pour sarcler ou transporter du fumier dans des paniers… Il faut leur proposer des modèles d’agroécologie avec de l’agriculture mécanisée, des conditions de travail et de rémunération compatibles avec leurs aspirations, sinon ils ne resteront pas dans l’agriculture. On a encore besoin de beaucoup de recherche sur ces aspects là.
Babacar Samb (BS) : Il est vrai que si les jeunes ne réfléchissent pas avec cette notion de durabilité, ils vont se tourner vers des pratiques qui demanderont moins d’effort et qui permettront — à court terme seulement — de produire plus et de gagner plus d’argent.
MD : Il est clair qu’une agriculture qui exige plus de travail et d’efforts ne pourra s’imposer que si le produit est bien rémunéré.
Pourquoi de nombreuses pratiques agroécologiques de nos anciens ont-elles disparues ?
GDS : Les consommateurs sont-ils prêts à payer plus cher ces produits agricoles ?
MD : Il faut nuancer cette question. Certaines pratiques agroécologiques permettent d’accroître les rendements sans produits chimiques et sans augmentation importante de la charge de travail. Le prix du mil et du sorgho cultivé sous des parcs d’Acacia Albida par exemple ne sera pas plus élevé qu’en agriculture chimique. Mais les pratiques exigeant plus de travail ne pourront se développer que si le prix du produit rémunère cet effort.
IC : S’il y a une chose en Afrique dont les gens commencent à douter c’est bien l’alimentation. On entend dans toutes les conversations qu’il y a de plus en plus de diabète, d’hypertension et que ces maladies émergentes sont liées à l’alimentation, aux engrais et aux pesticides chimiques. Il y a un contexte favorable au niveau des consommateurs, mais il faut que les paysans communiquent sur ce qu’ils font, qu’ils organisent des visites à la ferme par exemple, pour présenter leurs produits et leur intérêt pour la santé et l’environnement.
BS : Les consommateurs sont de plus en plus conscients des effets de l’agriculture productiviste sur l’environnement et leur santé, mais je pense que la majorité des consommateurs sénégalais regardent encore d’abord le prix des produits, avant la qualité.
GDS : N’y a-t-il pas une limite des rendements dans les pratiques agroécologiques ?
CL : De plus en plus d’expériences montrent que la mise en œuvre de pratiques agroécologiques permettent de conserver voire d’augmenter les niveaux des rendements. Le zaï et les demi-lunes associés à d’autres pratiques permettent facilement de tripler les rendements à l’hectare dans le Sahel. Le problème, c’est quand on passe d’une agriculture conventionnelle vers l’agroécologie où la phase de reconversion peut se traduire par une baisse des rendements. Mais après quelques années, les processus biologiques du sol se rétablissent et les rendements atteignent voire dépassent leur niveau d’avant.
MD : La culture sous les parcs d’Acacia Albida dans les zones sahélo-saoudaniennes, les systèmes agro-forestiers dans maintes régions soudano-guinénnes… : la région offre de nombreux exemples de techniques connues, éprouvées et beaucoup plus efficaces que l’emploi d’engrais chimiques sur des sols à peine argileux et pauvres en matière organique.
GDS : Certaines techniques agroécologiques demandent néanmoins plusieurs années pour produire leurs effets. N’est-ce pas un obstacle pour certains agriculteurs ?
MD : Dans le strict court terme, l’emploi d’engrais chimiques est évidemment alléchant car il permet d’emblée d’accroître un peu les rendements, du moins les engrais azotés de type urée. Mais ce n’est qu’une solution de court terme car sans amendements organiques, ces engrais contribuent à l’acidification et l’appauvrissement des sols.
LG : C’est une question importante. De quelle force disposent réellement les petits producteurs pour dire « non » aux engrais qu’on leur propose et qui doivent permettre d’augmenter rapidement leurs rendements ?
IC : Promouvoir l’agroécologie, c’est aussi une question de lutte contre la pauvreté : il faut permettre aux familles d’accéder à un certain niveau d’équipements et de financement et d’adopter des pratiques agroécologiques de manière plus soutenable.
BS : Pour l’instant au Sénégal, la priorité pour la majorité des producteurs, c’est de pouvoir assurer la sécurité alimentaire de leur famille, en produisant plus. Dans l’esprit des gens, produire plus, c’est mettre beaucoup d’engrais et de pesticides chimiques. À très court terme — si on ne se situe pas dans une notion de durabilité — l’agriculture productiviste est plus attrayante. C’est pour cela qu’il est essentiel de développer cette notion de durabilité chez les jeunes.
GDS : Le modèle à suivre ne reste-t-il pas pour les acteurs de la région celui de la Révolution verte ?
MD : Il y a encore une vision très largement partagée en faveur de la soit disant « Révolution verte ». Beaucoup de responsables politiques et de techniciens des ministères de l’Agriculture — formés dans nos universités d’ailleurs — ont une vision de l’agriculture « moderne » qui est celle d’une agriculture qui doit s’industrialiser sans prise en compte des effets sociaux et environnementaux.
AL : C’est une grande difficulté dans les pays où nous travaillons. La majorité des responsables politiques et des chercheurs ont comme référence la Révolution verte et nous disent : « Laissez-nous aussi passer par la Révolution verte et après on verra ! ». C’est pour cela que j’insiste souvent auprès de nos interlocuteurs sur le caractère intensif et productif de l’agroécologie, afin de convaincre que ce type d’agriculture pourra (aussi) répondre à leur souci de sécurité alimentaire et que ce n’est pas le maintien d’une forme d’agriculture rétrograde.
CL : Les discours dominants actuellement à tous les niveaux de société associent la Révolution verte à une agriculture supérieure, scientifique, hautement productive et à la solution pour nourrir les masses. L’agroécologie en revanche est pour beaucoup synonyme d’une agriculture primitive ou traditionnelle, non éclairée, bonne pour les riches et inefficace pour nourrir les populations. Il est essentiel d’arriver à démystifier ces discours.
GDS : Quels leviers vous paraissent essentiels pour promouvoir l’agroécologie à plus grande échelle ?
MD : Il faut des droits de douane conséquents permettant de garantir une rémunération du supplément de travail et de la pénibilité du travail en question. Ces droits de douane permettraient d’ailleurs de redistribuer les revenus, notamment en faveur des populations urbaines pour leur permettre d’acheter leur alimentation, surtout si celle-ci devient plus chère. Il faut passer d’un droit coutumier sur le foncier et l’accès aux ressources naturelles à un droit — qui n’est pas nécessairement celui de la propriété privée — favorisant davantage l’association agriculture — élevage et réglementant différemment l’accès aux terres indivises (non attribuées individuellement), ce qui nécessite des discussions entre groupes sociaux et parfois ethniques différents, ce qui est loin d’être évident.
IC : Il existe dans le monde entier des connaissances comme le zaï, les cordons pierreux, les cultures associées… Il faudrait construire une sorte de capital commun pour mettre à disposition de tous ceux qui le souhaitent ces connaissances, tout en permettant aux agriculteurs d’avoir accès aux équipements et financements nécessaires. Les échanges de paysans à paysans sont indispensables.
VB : Il y a de nombreux exemples de sociétés paysannes qui ont développé des formes efficientes d’agriculture durable. Il est nécessaire toutefois de pouvoir améliorer la productivité du travail et réduire la pénibilité des travaux dans ces systèmes traditionnels, sinon ils ne seront pas assez attractifs pour les paysans et en particulier pour les jeunes.
CL : Travailler davantage en réseau, pour capitaliser et diffuser les bonnes pratiques est essentiel.
AL : Il faut travailler sur la formation des paysans, des techniciens et plus largement sur les démarches et outils de conseil. Les dispositifs faisant appel à des agriculteurs modèles par exemple sont largement répandus avec l’idée du développement « par-dessus la haie » ou « en tâche d’huile ». Dans de nombreux pays d’Afrique se démarquer, y compris par des pratiques agricoles différentes ou par des appuis spécifiques, c’est prendre un risque socialement très élevé. Il faut donc plutôt favoriser des approches de groupes, où les gens vont intégrer et assumer collectivement un changement de pratiques.