Ce témoignage retrace les évolutions de l’agriculture française depuis les années 50. Face aux coûts sociaux et environnementaux qui ont accompagné les gains de productivité du sol et du travail, il défend la mise en place de pratiques plus agroécologiques, qui préexistaient souvent avant que ne surviennent les révolutions vertes.
Valentin Beauval a été agriculteur de 1981 à 2010 dans un Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) ayant deux associés en Maine et Loire en France. Sa ferme produisait des grandes cultures et diverses semences. Il est agronome et a vécu de 1972 à 1981 au Nicaragua, en Algérie, au Cameroun et au Sénégal. Il a été consultant pour Agronomes et vétérinaires sans frontière (AVSF), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), l’Institut de recherches et d’applications des méthodes de développement (Iram), le Groupe de recherches et d’échanges technologiques (Gret) et le Fonds français pour l’environnement mondial (FFEM) sur des problématiques de développement rural et d’agroécologie.
Cet article est la version longue de l’article du même auteur publié dans le format “papier” de ce Grain de sel.
Le terme « ancien » est employé dans cet article pour évoquer les paysans français des années 50 à 60, avant que ne soient diffusées à grande échelle différentes formes de révolution verte.
Les systèmes de production français et de la majorité des régions agricoles d’Europe ont connu de très fortes évolutions dans la seconde moitié du siècle précédent. Ces évolutions se sont certes traduites par de fortes augmentations de la productivité du sol et du travail mais elles ont souvent été accompagnées d’impacts environnementaux négatifs sur la qualité des eaux, la fertilité et la vie des sols, la biodiversité des espaces cultivées et non cultivés, etc…
De nombreux facteurs ont contribué à ces évolutions. Parmi eux, quatre éléments ont été très importants : (1) la spécialisation des exploitations en lien avec des approches trop strictement filières ; (2) la disponibilité de paquets techniques basés sur de nombreux intrants chimiques (3) le développement très rapide de la motorisation et (4) des aspects macro-économiques (politiques agricoles des pays concernés, de l’UE, du GATT puis de l’OMC).
Avant d’examiner les incidences de ces facteurs, un rappel des modes de production dominants de nos anciens est nécessaire.
Quels étaient les modes de production de nos anciens dans les années cinquante ?
Si l’on excepte quelques zones rurales déjà très spécialisées comme plusieurs bassins viticoles ou bovins (viande ou lait), la grande majorité des paysans français pratiquaient la polyculture-élevage. La biodiversité végétale et animale était alors forte au sein des fermes. Les grands et petits ruminants remplissaient plusieurs fonctions dont la production pour la vente de viande et de lait mais aussi la production de fumier et la traction animale (bovins et chevaux). Pour nourrir ces ruminants, une part significative des surfaces agricoles utiles (SAU) de la ferme était consacrée à des cultures fourragères souvent diversifiées comprenant des prairies multi espèces ainsi que des graminées et légumineuses cultivées en association (mélanges raygrass-trèfle, luzerne-dactyle, vesce-avoine, orge-pois ou associations plus complexes comme le méteil).
L’alimentation des ruminants était complétée selon les régions par des betteraves ou choux fourragers et des sous-produits de diverses cultures (par exemple dans l’Est de la Picardie, pulpe et collets des betteraves à sucre). Une partie de la production céréalière (blé, orge, avoine, maïs) était également destinée à alimenter les monogastriques élevés dans les fermes (volailles et porcs).
A côté de ces productions végétales et animales diversifiées, une part de la SAU et du travail disponible étaient affectées à des productions dégageant une plus forte valeur ajoutée et qui étaient très variables d’une région à une autre. Ainsi, dans la plupart des fermes de ma région d’adoption, le Saumurois, on trouvait un peu de vignes, des lapins angoras, diverses semences et parfois des pépinières ornementales. Dans ma région d’origine (le Santerre en Picardie), les cultures « spéciales » dominantes étaient les pommes de terre et les endives.
Cette forte diversité de productions présentait de nombreux avantages que l’on classe aujourd’hui dans les « aménités environnementales positives » ou encore dans les « services agroécologiques » :
- La diversité de cultures se traduisait par de longues rotations, ce qui réduisait les problèmes d’enherbement, surtout si l’on alternait des cultures d’hiver et des cultures sarclées de printemps. Ces rotations longues d’espèces différentes permettaient également de limiter certains parasites et maladies fongiques et, en conséquence, l’emploi de pesticides.
- La part qu’occupaient les légumineuses dans les rotations était beaucoup plus importante qu’actuellement[[Un rappel : l’UE importe, principalement sous forme de tourteau de soja, environ les 2/3 des protéines végétales utilisées pour nourrir ses animaux.]]. Ces légumineuses (luzerne, trèfle, féverole, pois, flageolets, lentilles, etc.) contribuaient à la fixation d’azote atmosphérique rendant les fermes moins dépendantes des engrais azotés d’origine chimique.
- Au sein de fermes diversifiées, la complémentarité entre productions végétales et productions animales était plus satisfaisante que ce que l’on observe actuellement suite à la spécialisation des fermes et à la concentration régionale des productions. Le fumier produit permettait de fertiliser une partie des cultures sans entraîner les excédents de nitrates ou de phosphore si fréquents aujourd’hui dans nos zones d’élevage intensif (« excédents structurels » induisant de très graves pollutions des eaux superficielles et profondes, voire des pollutions des littoraux comme dans certaines zones de Bretagne). Conséquence des trois points précédents, les fermes étaient plus autonomes et les revenus des agriculteurs et éleveurs étaient moins dépendants des fluctuations de prix des intrants chimiques (pesticides et engrais) ou de ceux des aliments du bétail achetés à l’extérieur (dans nos élevages intensifs de volailles ou de porcs, les achats externes d’aliments du bétail et de produits vétérinaires représentent souvent 70% des coûts de production).
Ces modes traditionnels de production nécessitaient une très importante main-d’œuvre. Toutefois, un bémol important : le travail agricole était principalement manuel et souvent pénible et, vu la multiplicité des productions et des activités, les journées étaient longues.
En ce qui concerne le travail du sol, le labour était certes dominant mais, réalisé en traction animale ou avec des tracteurs de faible puissance, sa profondeur était moindre que dans les décennies qui ont suivi. En conséquence, dans les régions ayant des sols fragiles, les problèmes de dilution de la matière organique ou d’érosion étaient moins critiques.
En résumé, les modes de production de nos anciens présentaient de nombreux avantages en termes d’environnement et d’emploi. Ils ont pourtant été profondément bouleversés lors des décennies suivantes.
Depuis les années soixante, spécialisation des fermes et approches filières ont induit un développement déséquilibré de nombreux territoires ruraux
De 1960 à 1990 selon les régions, une grande part des agriculteurs se sont spécialisés dans un nombre réduit de productions. Ils ont souvent été guidés dans leurs choix par des organismes de conseil agricole (Chambre d’agriculture) et également par les organismes économiques (Coopératives, Crédit agricole, etc…) qui recherchaient le développement de filières régionales compétitives.
La disponibilité d’engrais peu coûteux (le prix du pétrole était alors bas), de pesticides et de variétés certes plus productives mais souvent plus fragiles a favorisé ces évolutions. Signalons également que la moto-mécanisation a très fortement progressé : or elle était d’autant plus accessible et rentable lorsque que l’agriculteur s’était au préalable spécialisé.
Ces évolutions ont certes été économiquement positives pour de nombreux producteurs même si une grande part de la valeur ajoutée supplémentaire dégagée a été captée par l’amont et l’aval de la production. En revanche, comme le met en évidence l’exemple figurant dans l’encadré ci-après, les aspects environnementaux et sociaux ont été fréquemment oubliés.
Exemple des évolutions survenues à Dénezé sous Doué, village du Saumurois
Dans les années cinquante, ce village comptait environ 300 actifs travaillant dans les fermes ou exerçant une activité d’artisanat liée à l’agriculture.
En 1990, le nombre de fermes avait fortement diminué et la majorité d’entre elles ne comportait plus de bovins. Deux agriculteurs avaient beaucoup agrandi la taille de leur ferme et développé des cultures de céréales fortement aidées par la politique agricole commune (PAC). Parallèlement, ils ont abandonné les cultures spéciales à forte valeur ajoutée et créatrices d’emploi comme les semences et pépinières. Deux fermes se sont spécialisées en production laitière (elles se sont depuis agrandies et ont augmenté leur sole en céréales). Un agriculteur a choisi de développer ses vignes et deux autres des pépinières ornementales.
Par rapport aux années cinquante, l’utilisation d’engrais chimiques et de pesticides s’est fortement accrue et la biodiversité a nettement diminué au sein des fermes alors que l’on sait maintenant que c’est l’une des clefs facilitant la mise en œuvre de pratiques plus agroécologiques.
De nombreuses fermes céréalières du Saumurois ne comportent ainsi que 3 à 4 cultures et leurs rotations sont bien plus courtes que par le passé. Avec des rotations de 2 à 4 ans, il est difficile de réduire les intrants chimiques tout en maintenant le niveau de productivité du sol ! Souvent en lien avec des problèmes de santé, la prise de conscience des impacts négatifs des pesticides émerge progressivement mais, vu la primauté de l’économique, un nombre limité d’agriculteurs limite concrètement leur usage[[Cette partie du Saumurois appartient au bassin versant du Layon-Aubance, rivières très polluées, en particulier par les pesticides. L’approvisionnement en eau potable des 90.000 habitants de ce bassin n’est plus assuré par des captages implantés dans le territoire mais provient de l’eau de la Loire.]].
En matière de travail du sol, beaucoup d’agriculteurs se questionnent et réalisent des tests avec du matériel diversifié parfois acheté en CUMA. On note une remise en cause des labours profonds systématiques diluant la matière organique et réduisant la vie des sols. Beaucoup de semis sont réalisés avec des techniques culturales simplifiés, en particulier pour les cultures d’hiver. On note également des essais de semoirs de semis direct mais ils souvent associés à des applications d’herbicides totaux accroissant les quantités d’herbicides utilisées…
Parmi les agriculteurs retrouvant l’intérêt de la biodiversité et de pratiques plus durables, on note à Dénezé sous Doué, une ferme produisant en bio et ayant des assolements diversifiés à base de grandes cultures, luzerne (production de foin pour la vente), deux légumineuses alimentaires (flageolets et lentilles) et un peu de sarrasin. Une petite ferme employant deux actifs a également développé un maraîchage biologique très diversifié (plus de 40 productions) et la productivité du sol est remarquable.
A noter qu’en 2014, ce village ne compte plus qu’une vingtaine d’actifs agricoles alors que le taux de chômage observé dans le canton avoisine les 12%.
GATT-OMC et PAC de l’UE ont-ils contribué à la régression des pratiques agroécologiques des anciens ?
Cette question mériterait un long développement. Nous ne retiendrons que trois exemples mettant plutôt en évidence des impacts négatifs :
- Suite à une décision du GATT prise au début des années 60, le tourteau de soja n’a plus été taxé à son entrée en Europe. Produit à faible coût aux Amériques, il a été massivement été importé dans l’UE et s’est progressivement substitué aux légumineuses fourragères européennes (pois, féveroles, lupin, luzerne, trèfle…) dont les superficies ont malheureusement fortement régressé.
- Non plafonnées par actif et octroyées sans prendre en compte les prix réels de vente, les aides à l’hectare de la PAC aux grandes cultures ont incité les agriculteurs disposant de terres favorables à s’agrandir et à développer ces productions en délaissant des productions de diversification que pratiquaient leurs parents.
- Dès les années 2000, les prix des grandes productions agricoles n’ont plus été garantis et sont devenus très fluctuants, entraînant dans certains cas des logiques spéculatives contradictoires avec les logiques agronomiques qui prédominaient jusqu’alors pour la construction des assolements et rotations.
Comment retrouver des pratiques plus agroécologiques en s’appuyant sur les vécus des paysans qui nous ont précédés ?
Une telle démarche est déjà mise en œuvre par des fermes ayant choisi le mode de production biologique et fonctionnant, pour une part significative de leurs productions, en circuit court (cf. bas de l’encadré concernant Dénezé sous Doué). Élément favorable, leurs prix de vente à la production sont plus élevés que ceux des filières longues conventionnelles (ce qui ne signifie pas forcément des prix aux consommateurs plus élevés lorsque le circuit court est bien construit). On note chez les agriculteurs ayant fait ces choix une forte prise en compte des pratiques des anciens mais aussi une amélioration de certaines de leurs pratiques (par exemple le désherbage mécanique avec du matériel beaucoup plus performant) et des pratiques nouvelles (comme des méthodes de lutte biologique ou nouvelles associations de culture). La créativité de ces agriculteurs est souvent remarquable, surtout s’ils sont membres de groupes dynamiques (groupes bio et Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural – CIVAM – par exemple).
Pour les agriculteurs fortement spécialisés, intensifs et commercialisant dans le cadre de filières longues destinées au final aux grandes industries agro-alimentaires et aux centrales d’achat de nos supermarchés, la problématique est bien différente et les marges de manœuvre sont plus réduites. Ces agriculteurs sont pourtant actuellement dominants en nombre et en occupation des espaces agricoles. Quels leviers utiliser pour les inciter à accroître leur biodiversité cultivée, à réduire les intrants chimiques, à mieux protéger leurs sols, à accroître leur autonomie, etc… tout en ne mettant pas en péril leur viabilité économique ?
Le renchérissement des coûts des engrais chimiques d’une part, l’interdiction d’usage de certains pesticides très toxiques, quelques conditionnalités environnementales imposées par la PAC[[Par ces conditionnalités environnementales de la PAC ayant un impact intéressant, on peut citer les bandes enherbées d’une largeur de 6m devenus obligatoires le long des ruisseaux et les dates plus tardives des labours d’hiver. D’autres mesures sont par contre très insuffisantes comme celles concernant le nombre de cultures (et le % occupé par chacune) que doit comporter une rotation de grandes cultures, les couverts végétaux, l’utilisation des désherbants totaux si néfastes pour la biodiversité, de nombreux pesticides et surtout insecticides reconnus comme néfastes sur le plan environnemental mais néanmoins toujours autorisés, etc…]] sont des facteurs qui incitent actuellement une partie de ces agriculteurs à la recherche de modes de production un peu plus respectueux de l’environnement.
Si l’on souhaite favoriser des transitions agroécologiques dignes de ce nom (cf. transitions décrites par S. Gliessman[[Cf. chapitre 20 de l’ouvrage de Stephen GLIESSMAN intitulé « Agroecology, the ecology of sustainable food system » – 2006, seconde édition]]) et permettant, par exemple de retrouver la qualité de nos eaux superficielles et profondes, il faudrait des mesures beaucoup plus fortes. En me basant sur ma propre expérience d’agriculteur français, je distingue 6 priorités tout en sachant que cette liste est incomplète :
- Renforcer les compétences dans le domaine des transitions agroécologiques des formateurs de l’enseignement agricole français, des conseillers agricoles des chambres d’agriculture et des organismes économiques prêts à aller dans cette direction (coopératives agricoles, certains organismes de conseil en gestion, …)
- Appuyer les chercheurs du public qui souhaitent mener en partenariat avec des organisations paysannes des programmes de recherche agroécologiques (plusieurs chercheurs INRA motivés par ces sujets déplorent leur manque de moyens, en particulier s’ils se comparent à leurs collègues spécialisés en biotechnologie…)
- Prendre des mesures incitatives de politique agricole favorisant les formes d’agriculture familiales et paysannes plus aptes à relever les défis environnementaux que les formes industrielles souvent trop spécialisées. Et dans ce cadre, refuser les accords de libre commerce défavorables à ces agricultures
- Aller beaucoup plus loin dans la mise en place de conditionnalités environnementales liées aux aides PAC et renforcer les moyens financiers attribués au « second pilier » (concernant le développement rural)
- Prendre des mesures incitatives de politique agricole favorisant la réintroduction d’une forte biodiversité au sein des fermes
- Interdire ou, à défaut, taxer fortement les pesticides présentant des risques santé et environnementaux reconnus (l’UE a contribué à améliorer la situation dans ce domaine mais, en collaboration avec les agences de l’eau et les commissions locales de l’eau, beaucoup de chemin reste à parcourir).
Promouvoir l’agroécologie par la certification bio au Burkina Faso
Cet outil moderne de binage des blés permet de se passer d’herbicides (© Valentin Beauval)