Quelles sont les perspectives démographiques de l’Afrique de l’Ouest d’ici 2050 ? Quelles sont les implications de ces transformations pour les agriculteurs et le monde rural ? Quelle est la responsabilité des pouvoirs publics face aux enjeux de demain ? Quelques questions auxquelles répond Sibiri Jean Zoundi dans cet entretien.
GDS : Quelles sont les perspectives démographiques en Afrique de l’Ouest pour les années à venir et leurs implications pour la sécurité alimentaire ?
Sibiri Jean Zoundi : Globalement, toutes les études prospectives menées sur la région envoient les mêmes signaux irréversibles. Tout d’abord, la population urbaine est en forte croissance. Elle a été multipliée par 20 entre 1950 et 2010 et cette tendance va se poursuivre. Ensuite, la population non agricole augmente aussi fortement, ce qui a des implications pour la production agricole et la sécurité alimentaire. En 1950, 10 producteurs devaient dégager, en plus de leurs besoins de consommation, un surplus pour la demande d’un consommateur non agricole. En 2010, ce ratio était de 1 pour 1. En 2030, ce sera un producteur face à la demande de deux consommateurs non agricoles. Autre élément important, près d’un quart de la population rurale ne vit plus de l’agriculture, mais d’autres activités, en particulier dans le secteur informel qui prend de plus en plus d’ampleur également en milieu rural. En ce qui concerne plus particulièrement les populations les plus vulnérables, on remarque aujourd’hui qu’elles couvrent, avec leur production vivrière, à peine 40 % ou 50 % de leurs besoins. Pour le reste, elles doivent recourir au marché et donc trouver des opportunités procurant des revenus. C’est une dynamique essentielle, sur laquelle il va falloir compter dans les années à venir. On ne peut pas nier que certaines populations devront quitter et quittent déjà l’agriculture. C’est inévitable.
GDS : Quelles populations vont devoir sortir de l’agriculture ?
SJZ : Pour survivre et se développer, une exploitation doit être davantage connectée au marché, dans un environnement de plus en plus compétitif. Cette tendance va se renforcer. Les supermarchés se développent et ont besoin d’une offre fiable, en quantité, qualité et régularité. Ces exigences requièrent un niveau de professionnalisme et imposent la modernisation des exploitations familiales agricoles. Certaines se sont adaptées pendant des décennies et continuent de s’adapter, ce sont ces exploitations qui vont rester en activité.
GDS : Existe-t-il de véritables perspectives d’emploi et de revenus pour les populations qui sortent de l’agriculture ?
SJZ : C’est une question cruciale et de nombreux éléments devraient aujourd’hui interpeller les décideurs politiques. Une cohorte annuelle de 200 000 à 300 000 jeunes, pour des pays avec une population de 15 millions d’habitants environ comme le Burkina Faso, le Sénégal ou le Mali, arrivent chaque année sur le marché du travail, selon les études RuralStruc. C’est une donnée fondamentale et je ne vois pas comment on pourrait contraindre les populations à rester ou revenir dans le secteur agricole. Il faut ouvrir d’autres types d’opportunités, en amont et en aval de la production agricole, créer des emplois salariés et rémunérés pour cette frange de la population qui quitte l’agriculture ou arrive sur le marché du travail. On ne peut pas avoir un taux de croissance annuelle de sa population à 3 % sans se poser la question de la création d’emplois. Ces jeunes, dont beaucoup sont issus du milieu rural, constituent la poudrière de demain, s’ils n’ont aucune perspective d’emploi.
GDS : Le secteur informel et le salariat agricole offriront- ils des opportunités d’emplois et de revenus suffisantes ?
SJZ : Le secteur informel joue un rôle incontournable, en particulier pour les populations les plus vulnérables. Il constitue le premier levier sur lequel les gouvernements de la région devraient agir pour lancer la dynamique de développement rural, en développant des outils connexes (microfinance, assurances etc.) permettant à ceux qui veulent se lancer dans le secteur informel d’avoir suffisamment de capitaux et d’outils de gestion du risque. Le salariat agricole offre en revanche aujourd’hui peu d’opportunités dans la plupart des pays de la région. Il y en a dans les cultures de rente (cacao, café, coton) mais très peu au niveau des productions vivrières, qui n’offrent des perspectives d’emploi que pendant de courtes périodes, au moment de la récolte des produits notamment. Mais avec le développement d’exploitations agricoles plus grandes et la modernisation des exploitations agricoles, ce salariat va se développer.
GDS : Quel est le rôle des pouvoirs publics face aux transformations à venir ?
SJZ : En premier lieu, il est fondamental pour les dirigeants de reconnaître les tendances actuelles, qui sont irréversibles. Ces signaux devraient suffire à construire des politiques intersectorielles ambitieuses, combinant des actions portant sur l’agriculture, le développement rural, le commerce, l’économie informelle mais aussi la croissance démographique, qui est aujourd’hui en inadéquation avec la production de richesses. En milieu rural, ces politiques devront aller au-delà du soutien à la production agricole pour se porter vers d’autres secteurs essentiels, comme l’agro-industrie, véritable maillon manquant en Afrique de l’Ouest, qui permettrait de créer des milliers d’emplois en zones rurales et d’encourager le développement de la production agricole avec des prix rémunérateurs aux producteurs. Enfin, la question de la mise en œuvre effective de ces politiques est cruciale. Pour éviter de se retrouver avec des « cimetières de politiques » — des dizaines de politiques élaborées qui ne sont jamais mises en œuvre faute de moyens — il est essentiel que les États de la région se dotent de capacités propres de mobilisation des financements. Les fonds nationaux, publics et privés, ne pourront pas tout financer mais les États ne peuvent pas continuer à voir leurs priorités stratégiques reposer à 80 voire 100 % sur des apports de fonds extérieurs. Cela doit passer par des réformes fiscales, afin de mobiliser davantage de recettes publiques. À l’heure actuelle les recettes fiscales contribuent pour moins de 15 % au PIB des États en Afrique de l’Ouest, contre environ 35 % dans les pays développés. Cela devra aussi passer par la création d’un environnement plus favorable aux investissements privés dans l’agriculture, à commencer par ceux des petits exploitants familiaux qui sont les premiers investisseurs du secteur.
Quelles perspectives pour les systèmes agricoles ?
Le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO) a publié en avril 2013 une étude intitulée « Peuplement, marché et sécurité alimentaire », dont la dernière partie offre une image prospective du peuplement et des transformations agricoles en Afrique de l’Ouest. Selon cette étude, les systèmes agricoles devraient connaître d’importantes transformations.
Trois grandes catégories d’exploitations agricoles peuvent être envisagées d’ici 2050 :
- les petites exploitations (surface moyenne estimée à 4 ha) représenteront 72,5 % de l’ensemble des exploitations. La majorité d’entre elles sera localisée dans des zones bien connectées aux marchés. Elles se spécialiseront dans des activités à forte valeur ajoutée (maraîchage, aviculture) et destinées au marché, ce qui pourrait être une source d’amélioration des revenus pour les producteurs mais également de diversité de l’offre pour les consommateurs. Les petites exploitations isolées auront des difficultés à intégrer ce processus de spécialisation, d’intensification et de création de revenu ;
- les exploitations de taille moyenne (surface moyenne de 14,5 ha) poursuivront leur dynamique de spécialisation et d’intensification. Recourant au crédit et aux capitaux accumulés, elles opéreront selon une logique d’expansion à travers l’agrandissement des superficies et la conquête de nouveaux marchés, dont le marché régional. Elles devraient représenter 17,5 % des exploitations ;
- un changement essentiel sera l’émergence croissante de très grandes exploitations (jusqu’à plusieurs milliers d’hectares), sous l’effet de l’augmentation de la demande intérieure. Cette production agricole extensive concernera essentiellement des produits vivriers, en particulier des céréales, à destination des industries de transformation et de la grande distribution. Ces exploitations viseront des zones de faible densité humaine. Cette dynamique commence déjà à émerger dans certaines zones, notamment au Nigéria, elle devrait concerner 10 % des exploitations.
Sources : CSAO/OCDE, « Peuplement, marché et sécurité alimentaire », avril 2013. Un résumé de cette étude est disponible sur le site d’inter-réseaux : http://www.inter-reseaux.org/IMG/pdf/Synthese_Etude_OCDE_CSAO.pdf