Longtemps restreint à l’autoconsommation, le légume feuille est devenu un produit destiné au marché pour de nombreux producteurs kenyans ayant bénéficié de soutiens spécifiques. Ceux-ci touchaient en particulier à l’organisation collective et à la recherche de débouchés. Retour sur les enseignements de cette expérience
Les légumes feuilles sont un produit à double avantage : ils sont peu exigeants en termes d’itinéraire technique et sont vendus à des prix abordables pour les populations les plus vulnérables. Leurs bienfaits nutritionnels sont par ailleurs reconnus. Pourtant, la production de légumes feuilles est restée longtemps cantonnée à l’autoconsommation. Cette situation était imputable à des semences de mauvaise qualité et à l’absence d’organisation de la filière. De plus, les consommateurs citadins kenyans se désintéressaient de ces denrées traditionnelles perçues comme bas de gamme et dépourvues de vertus nutritionnelles. Toutefois, la demande est repartie à la hausse dans la région de Nairobi au début des années 2000. L’élément déclencheur : des campagnes de promotion des vertus des légumes feuilles auprès des consommateurs.
Rassembler les agriculteurs pour la production… La première étape du programme fut de constituer des groupements d’agriculteurs proches de Nairobi. 1 700 personnes, regroupées en près de 70 groupements, ont ainsi été retenues par une ONG, Farm Concern International (FCI), pour développer une production de légumes feuilles destinée au marché. Ces producteurs ont reçu des formations sur les techniques culturales et les semences de qualité. Ces initiatives, en améliorant la qualité des légumes produits, ont permis aux maraîchers de s’insérer dans les circuits de commercialisation.
…et trouver des marchés pour assurer les débouchés. Bien sûr, relancer la production aurait conduit à une impasse si l’action de renforcement de la production n’avait pas été accompagnée d’une démarche de communication pour promouvoir la demande. FCI s’est donc attelé en parallèle à susciter l’intérêt des consommateurs urbains pour les légumes feuilles. Leur cible : les supermarchés Uchumi. Le choix n’a pas été anodin : Uchumi est une chaîne de supermarchés haut de gamme. Viser ces magasins permettait donc de redorer l’image des produits, le client étant assuré de n’y trouver que des denrées de qualité. Une campagne de promotion des légumes feuilles africains a été conduite avec des distributions de prospectus vantant les qualités nutritionnelles des produits ainsi que des démonstrations de cuisine. Mais l’ONG ne s’est pas contentée de promouvoir les légumes feuilles dans les rayons, elle a également impliqué les médias et les chercheurs qui ont participé à la diffusion d’informations sur les bienfaits de leur consommation. Peu à peu, les clients ont regagné confiance en les légumes feuilles, qui attisent à nouveau leur appétit. On estime que la demande a augmenté de 200 % entre 2001 et 2006 dans la région de Nairobi.
La contractualisation : une forme de sécurité pour le producteur. La promotion du marché ainsi assurée, les groupements de producteurs ont négocié auprès d’Uchumi des contrats d’approvisionnement. L’organisation des maraîchers en groupements a facilité la concertation et les négociations avec les distributeurs. Et ce d’autant plus qu’ils avaient reçu des formations en amont leur permettant de mieux défendre leurs intérêts. Et parce qu’ils ont besoin de sécuriser leur approvisionnement en quantité, les supermarchés se sont quant à eux montrés plus enclins à traiter avec des groupements de producteurs qu’avec des producteurs isolés. Avant signature, les responsables qualité des supermarchés rendent visite aux groupements de producteurs pour les informer des clauses du contrat et procéder à des inspections sur les exploitations.
Les légumes feuilles
Plus de 200 espèces de légumes feuilles poussent en Afrique tropicale. Aux alentours de Nairobi, morelle, amarante, brède caya, niébé, moutarde d’Éthiopie, crotalaire, courge de Siam, corète potagère, potiron, courge musquée, sont notamment cultivés et consommés pour leurs feuilles. Ces cultures présentent des avantages : de par leur résistance aux maladies et leurs propriétés répulsives envers les ravageurs, elles ne requièrent pas un usage intensif de produits phytosanitaires. Leur cycle de végétation est court, elles résistent bien aux fortes pluies et nécessitent peu d’irrigation. Ces légumes entrent dans la composition de nombreux plats traditionnels. En cela, ils appartiennent au patrimoine culinaire du Kenya, patrimoine menacé par la tendance à l’uniformisation des habitudes alimentaires. Riches en micronutriments, en vitamines A et C, en minéraux, en acides aminés essentiels comme la lysine, les légumes feuilles africains jouent un rôle primordial dans la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Ils présenteraient également des propriétés intéressantes dans le traitement de certaines maladies telles que le diabète ou l’hypertension.
Responsabilité collective à chaque étape. Uchumi achète les produits à un prix garanti. En cela, la contractualisation réduit le risque prix des agriculteurs qui auparavant subissaient de fortes variations. Ceuxci doivent en retour tenir leurs engagements : seul ce qui est effectivement acheté est payé, donc toute perte est répercutée sur les producteurs. Plus précisément, les responsables des groupements sont chargés de vérifier le respect des conditions phytosanitaires, des conditions de récolte, de classification, de groupage, de transport, de livraison. Les groupements de maraîchers font dorénavant appel à des transporteurs qui acheminent leur production depuis des points de collecte jusqu’à l’une des branches d’Uchumi qui à son tour distribue vers les autres branches de la firme. Cette nouvelle organisation a contribué à une nette amélioration de la qualité des produits. Ces derniers étaient auparavant transportés sur les toits de cars, au milieu des bagages, et arrivaient sur les marchés dans un état dégradé peu attrayant pour le consommateur.
Trouver une alternative au crédit. Uchumi ne règle les agriculteurs que 30 à 60 jours après livraison. Ne disposant pas de trésorerie suffisante pour faire face à de telles échéances, et les banques étant bien trop frileuses pour leur accorder un crédit, une solution a dû être trouvée. C’est ainsi que FCI a créé un fonds pour payer les producteurs à la livraison. Uchumi paye ensuite directement FCI. Par ailleurs, FCI a encouragé les producteurs à épargner 10 % de leurs revenus pour qu’ils puissent peu à peu gérer le délai de paiement en toute indépendance.
image
Des répercussions directes sur le revenu des productrices. On estime que 62,5 % des producteurs de légumes feuilles de la région de Nairobi auraient vu leurs revenus augmenter entre 1997 et 2007. Leurs marges brutes se sont en effet nettement améliorées : de 3 030 USD/ha en moyenne pour les cultures « traditionnelles » à 13 200 USD/ha pour les légumes feuilles. Les problèmes de trésorerie sont moindres, notamment grâce au fonds de roulement de FCI. Ces recettes supplémentaires sont principalement affectées au budget alimentaire ou aux frais de scolarité. Ceci est en grande partie lié au fait que la culture des légumes feuilles est principalement confiée aux femmes qui sont alors à même de décider de l’usage de l’argent généré. Le niveau de vie général des agriculteurs ressort ainsi bonifié de cette expérience.
Dans une plus large mesure, les prix relativement abordables des légumes feuilles à haute qualité nutritionnelle ont permis aux populations vulnérables d’accroître leur sécurité alimentaire et nutritionnelle. En effet, l’expérience « Uchumi » fut un élément déclencheur qui permit aux producteurs de trouver d’autres débouchés plus accessibles à ces populations : autres supermarchés, épiceries, marché informel, etc.
Parmi les facteurs de succès de cette expérience d’ouverture d’une filière, on peut retenir : la proximité de bassins de consommation, l’expérience et la connaissance préalables de telles cultures (au demeurant peu exigeantes) chez les agriculteurs. Toutefois l’efficacité du partenariat entre les producteurs et Uchumi repose très largement sur la capacité d’organisation et de rassemblement des producteurs au sein de solides groupements, sur leur étroite alliance avec des ONG (FCI et international) qui leur aura permis de satisfaire la demande des supermarchés (en terme de quantités, qualités et délais) dans des conditions commerciales avantageuses.
Pour aller plus loin dans l’objectif de garantir des revenus et des prix profitables aux agriculteurs, on pourrait explorer la piste de la certification des légumes feuilles sur la base de bonnes pratiques culturales ou du lieu d’origine. Une autre stratégie, à méditer, serait d’opter pour la transformation et de partir à la conquête de marchés plus éloignés.
- Cet article résume l’étude de cas relatée par Charity Irungu, socioéconomiste à l’Université St Paul de Limuru (Kenya) : Enabling small rural producers access to local markets: The case of African leafy vegetable producers in peri-urban Nairobi, Kenya, une des 35 études (cf. études de cas http://www.fao.org/docrep/016/ ap209e/ap209e.pdf ) constituant la base de la publication Des institutions rurales innovantes pour améliorer la sécurité alimentaire, FAO et Fida, 2012 (cf. :www. fao.org/docrep/015/i2258f/ i2258f00.pdf ). Cet ouvrage aborde différentes stratégies de coordination entre acteurs des filières qui sont des exemples intéressants pour assurer l’autonomie des petits producteurs et la sécurité alimentaire.
- Le projet African Leafy Vegetables a été mené de 1996 à 2003 par Bioversity International, dans l’idée de préserver la diversité des légumes feuilles en relançant leur consommation. Le volet marketing du projet a été géré par l’ONG Farm Concern International (FCI).