Au Sénégal, la loi sur le Domaine national est aujourd’hui remise en cause. Une réforme est revendiquée, mais elle a besoin de références à partir desquelles se construire. Des recherches et expériences tentent d’alimenter les débats à venir. Parmi elles, le projet d’appui aux communautés rurales de la vallée du fleuve Sénégal.
Une loi dépassée et peu appliquée. En Afrique de l’Ouest, le foncier est généralement caractérisé par deux régimes différents : les terres investies de la domanialité * publique (couramment appelé domaine public *) et la propriété privée caractérisée par le domaine privé de l’État *, des collectivités ou des particuliers, soumise à l’immatriculation.
Au Sénégal, à ces deux régimes s’ajoute un domaine national qui recouvre 90% du territoire, pour lequel l’État n’est pas propriétaire de la terre, mais la détient et la gère pour le compte de la nation. La loi sur le Domaine national (LDN) de 1964 (loi 64-46 du 17 juin 1964 sur le Domaine national) le définit dans son article 1er comme « des terres non classées dans le domaine public *, non immatriculées et dont la propriété n’a pas été transcrite à la conservation des hypothèques, à la date d’entrée en vigueur de la loi ». Elle classe les espaces de ce domaine en 4 catégories, en fonction de leur vocation : urbaine, classée, terroir et pionnière (cette dernière catégorie est aujourd’hui reversée dans les zones de terroir). Des procédures administratives d’affectation et de désaffectation ne confèrent aux usagers qu’un droit personnel d’exploitation. Depuis la loi 96-07 du 22 mars 1996, ces procédures sont mises en oeuvre par les Conseils ruraux qui constituent l’organe élu au suffrage universel des collectivités locales de base au Sénégal, qu’on appelle les Communautés rurales (CR). Les textes stipulent notamment que « toute affectation et désaffectation de terre doit faire l’objet d’une notification aux intéressés » et que cette décision doit être mentionnée dans un registre foncier * « tenu en double exemplaire par le Président du Conseil rural et le sous-préfet ». Ces dispositions ont pour objectif de rendre transparentes les décisions prises. Elles ont vocation à limiter les fraudes ou les détournements et à permettre des voies de recours en cas de contestation des attributions.
Les registres fonciers prévus par la loi n’ont jamais été mis en place, aucun arrêté n’ayant été pris pour en fixer la forme, le contenu et la mise à jour.
Certaines Communautés rurales disposent de registres, mais ceux-ci se limitent le plus souvent à des listes de personnes qui sont difficiles à mettre à jour, avec des possibilités limitées de localisation des terres affectées. L’archivage des dossiers fonciers et la conservation des documents restent par ailleurs des défis.
De nombreuses études ont par ailleurs montré, s’il était besoin, la coexistence, au Sénégal comme dans de nombreux pays d’Afrique, de deux modes de gestion foncière :
- Une gestion traditionnelle qui s’appuie sur des règles coutumières, dans laquelle la terre se vend et se loue en dehors des procédures définies par la loi ;
- Une gestion dite moderne, ou positive, fondée sur le corpus législatif et réglementaire national, mais qui est peu ou mal appliquée.
La loi sur le Domaine national est donc aujourd’hui mal et peu appliquée, faute d’outils efficaces et d’avoir su s’adapter aux évolutions contemporaines (raréfaction des terres, croissance démographique, etc.).
Un projet pilote d’expérimentation. Face à ce constat et aux défis qu’ils soulèvent, l’État a initié à partir de 2008 avec le concours de l’Agence française de développement, un vaste projet visant à doter les Conseils ruraux en outils, procédures et savoir-faire leur permettant de gérer de façon plus efficace et transparente le domaine relevant de leur compétence : le projet d’appui aux communautés rurales de la vallée du fleuve Sénégal (PACR). La vallée du fleuve Sénégal est une zone à fort potentiel agricole ayant fait l’objet d’investissements publics massifs depuis les années 70 à travers la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du delta du fleuve Sénégal et des vallées du fleuve Sénégal et de la Falémé (Saed).
Dans le cadre de ce projet, des outils de plusieurs natures ont été soit renforcés, soit mis en oeuvre :
- La Charte du domaine irrigué (CDI) : la CDI a été élaborée suite au développement anarchique des périmètres privés, observé à la fin des années 1990 dans le Delta. La dégradation rapide de ces aménagements et leur utilisation désorganisée ont motivé l’élaboration de la CDI. La Charte a pour principaux objectifs de favoriser l’exploitation intensive et optimale des aménagements hydro-agricoles en prévenant la dégradation des ressources (terre et eau) et en rationnalisant la conception des périmètres irrigués. Elle définit des normes techniques d’aménagement, et d’engagement réciproques entre les irrigants et l’État.
- Les plans d’occupation et d’affectation des sols (Poas) : l’objectif du Poas est de permettre aux acteurs locaux d’imaginer et de mettre en oeuvre des règles collectives originales, en puisant dans leur savoir culturel, pour ce qui concerne l’accès aux ressources naturelles sur le territoire local. Les règles sont adaptées à la situation socio-foncière dans la CR et doivent permettre de prévenir les conflits d’utilisation de l’espace agro-sylvo-pastoral. L’élaboration du Poas est basée sur le découpage de la CR en zones sur lesquelles tous les usages sont autorisés mais priorisés en termes d’exploitation et de gestion des ressources. Ce sont les acteurs locaux qui identifient et sélectionnent les priorités agricoles ou pastorales. Une première expérience de Poas a eu lieu dans la CR de Ross Bethio et a fait l’objet de nombreuses publications. Après 15 ans de mise en oeuvre sous l’impulsion de la Saed, de nombreuses CR sont équipées de cet outil. Le PACR a prolongé cette initiative en équipant l’ensemble des communautés rurales de la Vallée de cet outil. Mais tel qu’il se présente aujourd’hui, et contrairement aux idées reçues, le Poas n’est pas un outil de sécurisation foncière. En effet, il ne prend pas en compte les droits fonciers (traditionnels ou modernes), les parcelles et la matérialisation de limites foncières. Il sécurise les usages mais pas le titulaire de droits.
- Un système d’information foncière : le PACR a donc travaillé plus spécifiquement sur un système d’information foncière (Sif), conçu comme « un ensemble de principes régissant la collecte, le traitement, l’utilisation et la conservation des données sur l’occupation [du domaine national] et permettant d’éclairer la prise de décision ». Il doit permettre de répondre aux questions fondamentales du foncier : qui occupe quel espace et de quelle manière à partir de la réalisation d’enquêtes socio-foncières ; où se localise cette occupation sur la base d’une cartographie et d’une stratégie d’identification des parcelles. D’un point de vue fonctionnel, le Sif est un ensemble d’outils permettant à la CR d’avoir une gestion facilitée et transparente du foncier rural. Il constitue la base à partir de laquelle est constitué un registre foncier * dans chaque communauté rurale.
- Des registres fonciers : le registre foncier * du PACR permet de documenter toutes les étapes concernant les décisions d’affectation et de désaffectation des terres au sein des CR. Il est conçu sous forme de cahier parcellaire, permettant de gérer une parcelle par page (affectation, désaffectation, modification..). Il a fait l’objet d’une vaste concertation avec les utilisateurs et comble les lacunes des registres existants jusqu’alors. Il permet notamment une localisation géographique précise des parcelles affectées (grâce à l’identification de la parcelle par un centroïde et à la mise à disposition d’images satellitaires), ainsi que l’appréciation de leur consistance dont une superficie « exacte » mesurée à l’aide d’outils modernes (GPS de navigation). Le registre foncier * peut être vu comme les prémices d’un cadastre * rural.
Les outils ne seront pas suffisants. Les outils techniques mis en place dans le cadre du PACR permettent une meilleure connaissance du territoire de la collectivité et de son occupation. Ils favorisent le changement de mentalité, permettent d’encadrer et de rendre transparentes les opérations foncières. Ils constituent des facilitateurs de la gestion foncière, mais ils ne sont pas le moteur de la sécurisation foncière. Les outils ne pourront être efficients que s’il existe une réelle volonté politique de les mettre en place et si le dispositif de gestion foncière tient compte des pratiques dans lesquelles les populations se reconnaissent, auxquelles elles adhèrent et qu’elles s’approprient.
Le PACR a identifié des pratiques locales qui sont aujourd’hui « hors la loi » (par exemple différents types de transactions foncières comme la location, la vente, etc.) et qui pourtant permettent une exploitation durable et optimale des ressources naturelles. À ce titre, elles mériteraient d’être documentées, valorisées et entérinées par la réforme appelée de leurs voeux par les populations rurales du Sénégal.