Dans la période qui a suivi les indépendances, le mouvement paysan ouest-africain se résumait à un système « prêt-à-porter » de coopératives sous tutelle des États. Il y avait alors un lien très fort entre les structures paysannes et les gouvernements. Dans les années 70/80, plusieurs phénomènes importants ont permis l’émergence d’un autre modèle de structuration. Une crise environnementale (la grande sécheresse) a accéléré l’exode rural. Les programmes d’ajustement structurel, en diminuant les moyens des États, ont réduit leur tutelle sur les coopératives. Les ONG, venues en Afrique pour participer à la distribution de l’aide alimentaire suite à la sécheresse, se sont intéressées à la façon dont les populations trouvaient des réponses aux différentes crises qu’elles traversaient. Les bailleurs de fonds ont commencé à se tourner vers les ONG en ouvrant de nouveaux guichets de financement. Dans les campagnes, des gens ont commencé à réfléchir autrement, à tester de nouvelles formes d’organisation, mais ces nouvelles initiatives étaient encore faibles et très dispersées. Elles ne pouvaient donc pas se présenter comme une véritable alternance au système promu auparavant. Les premiers leaders paysans de ce mouvement, prônant pourtant une nouvelle vision et un nouveau mode de fonctionnement, ont été contraints, pour avancer, de composer et de nouer des alliances avec les systèmes en place (politique, religieux, traditionnel, etc.). La démarche de structuration du monde paysan ne s’est donc pas faite en opposition à ces valeurs mais avec elles. C’est cette histoire, dans toute sa complexité et ses jeux d’alliances, qui a forgé le mouvement paysan actuel, ainsi que les leaders qui le dirigent.
L’ancrage dans ce contexte historique, social, culturel, économique et politique explique que le mouvement paysan soit en quelque sorte le reflet du visage et de la physionomie de nos pays. Les OP font en effet parti du mouvement social et sont marquées par les changements de régime, les comportements des gouvernements, les positions des bailleurs de fonds, etc. Ainsi, si dans un pays un président modifie la constitution pour pouvoir rester au pouvoir, comment éviter que des leaders paysans ne fassent de même dans leurs OP ? Le problème vient des États eux-mêmes, mais aussi des bailleurs de fonds qui bien souvent ferment les yeux sur ces « tripatouillages » de la constitution ; à partir du moment où ils acceptent de coopérer avec des pays qui violent leurs propres règles, ils ne peuvent reprocher à des leaders paysans de se maintenir en place 10 ou 15 ans sans assemblée générale ! Cette responsabilité est partagée avec les ONG, premiers partenaires des OP qui, pour répondre à leurs propres besoins de financement, s’accommodent parfois de situations allant à l’encontre de leurs principes.
Le rôle de l’État comme garant du respect des principes démocratiques dans les OP est souvent oublié, bien qu’il soit capital. C’est en effet sur la base de statuts, définissant des règles et principes de gouvernance, que les associations et coopératives sont reconnues par l’État. Si chaque organisation a l’obligation de les appliquer, l’État doit aussi veiller à ce qu’ils soient respectés. Or pendant les 3 décennies de coopératives qui ont précédé les ajustements structurels, l’État n’a pas joué ce rôle. Certains principes fondamentaux du mouvement associatif ont ainsi été considérés comme secondaires (être apolitique, non confessionnel, ne pas promouvoir de discriminations ethniques, respecter les règles de gouvernance, etc.) et trop souvent oubliés.
Les principes démocratiques ne sont pas simples à appliquer dans les OP et le leader paysan est souvent au coeur d’un dilemme entre : d’une part suivre la volonté d’une majorité constituée par une base peu instruite, marquée par le concret, la survie, le règlement de questions locales et n’ayant pas forcément les capacité de comprendre les enjeux ; d’autre part mettre en place des mécanismes allant à l’encontre de la majorité, mais dans le sens d’une amélioration à long terme de leurs conditions de vie. Il y a un choix à faire, qui est extrêmement complexe, et dans lequel le leader n’est souvent pas compris. Lorsque j’étais président de la Fongs, nous avions l’habitude, en conseil d’administration, de nous entendre à la majorité contre 2 ou 3 membres. Quand ceux-ci rentraient dans leurs villages, les paysans de leurs OP nous écrivaient pour exprimer leur désaccord avec les positions adoptées. Ils n’étaient pas en mesure d’accepter le fait qu’aucune décision ne pouvait prendre en compte les intérêts de tout le monde ! Ce type de situation est récurrent en Afrique subsaharienne, et c’est ce qui explique que la démocratie peut être très difficile à appliquer.
Mais, aujourd’hui, le mouvement paysan change. En 1960, 98% des paysans étaient de purs conservateurs traditionnels, et aujourd’hui nous avons des bacheliers, des ingénieurs, des gens diplômés, qui feront évoluer les choses différemment et relèveront de nouveaux défis. Le premier est celui de la gouvernance locale dans laquelle nous devrons nous impliquer pour que la gestion des ressources naturelles soit transparente et que les paysans puissent être considérés comme des citoyens à part entière. Nous devrons aussi parvenir à respecter nos propres engagements en termes de gouvernance. Mais l’évolution du mouvement ne pourra pas se faire en dehors d’une mobilisation sociale pour changer l’évolution politique de nos pays. Les deux se feront en parallèle et, même si le chemin est semé d’embûches, c’est par le dialogue, la concertation et le militantisme que nous trouverons des solutions.