À l’interface entre les OP et leur environnement, les leaders paysans ont, parmi leurs fonctions principales, celles de représenter leurs membres et de dialoguer avec les partenaires techniques et financiers. Comment s’acquittent-ils de cette mission, alors même que les relations entre OP et partenaires sont souvent complexes ?
Dans le contexte des programmes d’ajustement structurel des années 90, beaucoup d’OP se sont développées pour combler les vides laissés par les États, avec l’appui de structures extérieures : financement de bailleurs de fonds publics et privés, partenariats avec des ONG, etc. Les leaders de ces OP, à l’interface entre leurs organisations et les partenaires techniques et financiers (PTF), ont alors acquis un rôle clé. Garants de la bonne exécution du projet stratégique de l’OP vis-à-vis de ses membres, ils se sont responsabilisés dans la recherche de financements pour sa mise en œuvre. Ils doivent aujourd’hui endosser un rôle à la fois de porte-parole de leurs membres concernant les orientations de l’OP, de négociateur des cadres et conditions de financement des PTF, de responsable de la restitution des négociations à leurs membres et de la bonne gestion financière des subventions. C’est une lourde responsabilité !
Des relations complexes entre OP et PTF… Depuis quelques années, les partenaires d’appui, au lieu d’aider les OP à réaliser leur plan stratégique, ont tendance à leur proposer des projets répondant aux obligations définies par les bailleurs de fonds. Cadres d’intervention rigides, thématiques d’actions, rythme de réalisation et de décaissement sont ainsi imposés aux OP pour assurer une réponse compétitive à des appels à propositions concurrentiels. Les OP n’ont en général pas les capacités techniques et d’absorption financière suffisantes pour répondre au rythme imposé. Patrick Delmas, assistant technique spécialiste en renforcement des OP, témoigne : « Lorsque je travaillais en appui aux OP au Bénin, le responsable de la Coopération française m’a demandé de faire le programme annuel du projet avec le budget correspondant. Je lui ai dit que je ne pouvais pas le faire à la place de l’OP, car, dans ce cas, on ne les accompagne plus dans leur démarche, on leur impose nos objectifs et notre rythme de travail ! »
Si le mode d’accompagnement des PTF n’est pas toujours en phase avec les capacités de l’OP, il en va de même pour les thématiques d’appui. C’est d’autant plus flagrant depuis une vingtaine d’années où l’on observe un glissement des PTF de sujets très concrets (conseil agricole, soutien à la production, organisation par filière, etc.) vers des sujets plus généraux et abstraits, mais porteurs pour les financeurs (changements climatiques, agrocarburants, l’agriculture biologique, l’entreprenariat agricole, etc.).
Par ailleurs, de nombreux cas d’instrumentalisation des OP par leurs partenaires sont dénoncés, comme le constate Bio Goura Soulé, consultant au Bénin : « Le mouvement paysan a été dévoyé car les paysans ont pris conscience qu’ils sont instrumentalisés, utilisés par les pouvoirs publics et même par les partenaires au développement et les ONG, qu’ils sont devenus la monnaie, la couverture ». Ce risque n’a cessé de croître depuis les années 90 avec l’avènement de la notion de développement « participatif », inscrite progressivement dans tous les projets : les ONG, tenues d’afficher la participation d’OP à leurs programmes pour obtenir des financements, ne se soucient pas toujours de savoir si les activités correspondent à la vision et à la stratégie définies par l’OP. Les OP peuvent alors devenir de simples caisses de résonance des PTF, et les exemples sont nombreux où l’OP ne fait plus qu’aider le partenaire à exécuter son mandat. Les populations ont, de leur côté, peu à peu compris qu’il suffisait de se structurer pour accéder aux projets et aux financements ; cette démarche a entraîné la création de beaucoup de « coquilles vides », OP créées pour capter des financements et répondre au besoin des PTF en termes de partenaires à afficher.
… au coeur desquelles se trouve le leader. Dans cette situation, le leader de l’organisation joue un rôle clé : à l’interface entre les membres et les partenaires, il est à la fois garant du respect des orientations prises par l’OP et responsable du financement global de cette stratégie. Lorsque l’écart entre les deux est manifeste, il se retrouve dans la position délicate de tenter de concilier les exigences de chacun, l’obligeant souvent à ajouter au plan d’action défini par son OP de nouvelles activités, a priori non prioritaires pour ses membres, mais essentielles pour le financement global de la stratégie, ce qui abouti souvent à des programmes irréalisables.
D’autre part, la volonté de certains partenaires d’« afficher » leur implication auprès des OP peut conduire le leader à participer à un grand nombre de réunions et d’ateliers nationaux, régionaux et internationaux, qui lui prennent beaucoup de temps et le conduisent à s’éloigner des préoccupations de sa base. S’il est charismatique, le leader peut même devenir une véritable vitrine de l’intervention du partenaire, qui va alors l’inviter régulièrement à ces évènements, plus forcément en tant que représentant de son OP, mais en tant que « personnalité ».
Dans certains cas, les leaders, prenant goût à cette vie, aux différents avantages liés à leur fonction, finissent par privilégier les visites à l’extérieur plutôt que le travail avec leurs membres. Le leader n’étant plus à l’écoute des préoccupations de sa base, on parle alors de décrochage. Ce phénomène est encore accentué par le développement des nouvelles technologies de l’information et communication et l’ouverture que cela a engendrée ; cela permet de communiquer facilement avec l’extérieur, souvent plus qu’avec sa propre base. Un leader entreprenant, amené à se déplacer fréquemment, risque alors de valoriser ses contacts dans un but personnel au lieu d’en faire profiter les membres de son OP. 8 Les situations d’ingérence et d’instrumentalisation des OP par les PTF sont également très favorables aux dérives : certains leaders profitent ainsi de la nécessité d’afficher des partenaires pour se permettre détournements de fonds, maintien non démocratique au pouvoir, etc. Des partenaires vont jusqu’à fermer les yeux sur ces dérives et sur la mauvaise gouvernance des OP qu’ils accompagnent au nom de la pérennité des partenariats, même si cela va à l’encontre de principes qu’ils affichent par ailleurs !
Les travers d’une dépendance financière des OP. Face à la difficulté d’accumuler du capital, d’atteindre une autonomie financière, et face à l’absence de crédit agricole et de soutien de leurs gouvernements, les OP sont très souvent dépendantes des financements extérieurs des PTF. Cette dépendance est un obstacle fréquent à leur prise d’autonomie et à leur capacité à appliquer la stratégie qu’elles ont définie. Ainsi, cette position « d’infériorité » face aux bailleurs de fonds ou partenaires porteurs de projets les amène souvent à tout accepter par crainte de se voir refuser des fonds. Bernadette Ouattara, directrice de l’organisation d’appui burkinabé Inades, explique sa stratégie visant à changer cette mentalité : « Nous pouvons avoir réfléchi à une démarche pour appuyer un groupe. Mais si le groupe voit les choses différemment, nous nous adaptons car nous avons comme politique de mettre le groupe au centre. Par exemple, dans le centre est et le nord du pays, il y a toujours eu des appuis ; la mentalité des gens n’est pas la même. Ils sont attentistes, ils ont l’habitude de tout accepter. Or nous ne fonctionnons pas comme cela. Nous voulons répondre à leurs difficultés et nous adapter à leur situations. Mais ce n’est pas facile d’amener les gens à changer là-dessus ».
Heureusement, de plus en plus de leaders d’OP se sentent capables de rester fermes quand les intérêts de leur organisation sont en jeu, et donc de refuser un financement. Jean Coulibaly, ancien président de l’AOPP, témoigne : « À l’AOPP, nous avons accepté tous les projets, parce qu’on se disait que le Mali est tellement vaste et les régions tellement différentes qu’ils pouvaient toujours répondre aux besoins d’une zone. C’est le partenaire qui a l’argent et propose le projet, mais aujourd’hui en tant qu’OP nous devons apprendre à lui dire : “cela ne m’intéresse pas”. On n’ose pas encore assez dire non alors que l’on sait très bien que parfois, l’argent du partenaire, c’est du poison ! »
Vers une nouvelle forme de partenariat : souplesse et transparence. Il faut reconnaître que les partenariats qui se sont développés depuis les années 90 entre PTF et OP ont apporté beaucoup en termes de structuration et de renforcement des capacités du monde paysan. Si le désengagement des États a tout de même eu l’avantage d’impulser une autonomisation des OP, il n’en reste pas moins qu’il faut encore améliorer les modes d’appuis des partenaires en les rendant plus souples et plus adaptés aux capacités des OP.
Certains leaders parviennent de leur côté à concilier la relation avec les partenaires et la proximité avec les préoccupations de leur base ; comme eux, il faut trouver un équilibre afin de concilier au mieux les attentes et besoins des membres de l’OP avec les demandes et contraintes des partenaires. Ce qui consiste à être capable de dire non si les activités proposées ne correspondent pas à la vision de l’OP, mais aussi à « mettre de l’eau dans son vin » sur certaines questions.
Pour en savoir plus sur les personnes interrogées, vous pouvez consulter les présentations des leaders et les versions complètes des interviews.