Les interprofessions agricoles « à la française » sont un type très spécifique d’organisation de filière. Elles ont souvent valeur de référence en Afrique de l’Ouest, mais on oublie parfois qu’elles sont le fruit d’histoires et d’engagements d’acteurs des filières, et en particulier des producteurs, dans des circonstances souvent difficiles.
L’interprofession de la betterave sucrière, la première en France, pour répondre à la surproduction
La première interprofession française reconnue officiellement est celle de la betterave sucrière, en 1928. Mais les producteurs s’étaient unis beaucoup plus tôt. Le contexte était favorable de par la très forte concentration géographique de la production de betterave sucrière : quasiment toute la production française est issue du Nord-Est de la France. De ce fait, les producteurs sont voisins et se connaissent bien, ce qui favorise la confiance et la communication. De plus, le sucre issu de la betterave est en concurrence avec le sucre de canne importé des colonies. Aussi, dès le XIX siècle, les producteurs de France métropolitaine s’unissent pour faire pression sur le gouvernement français afin d’obtenir des taxes sur le sucre de canne importé des colonies.
Les acteurs de la filière vivent également au sein du même espace géographique. En effet, la betterave, produit périssable, ne peut se transporter, elle est donc transformée en sucre dans des usines situées à côté des champs. Les producteurs sont ainsi obligés de livrer à l’usine locale, qui elle-même doit s’approvisionner chez les producteurs voisins. Les négociations au sein de la filière se nouent donc dans un cadre de proximité. Dans les années 1920, les relations entre producteurs et industriels se tendent. Pour se défendre, les producteurs créent le Syndicat des producteurs de betterave à sucre.
En 1931, la récolte de betterave est exceptionnellement bonne alors que la consommation des ménages s’effondre à cause de la crise économique générale. C’est la surproduction. Face aux montagnes de betteraves non vendues, les producteurs comme les usines sont menacés. Ils se mettent alors d’accord sur des règles de fixation du prix des betteraves et de limitation de la production, afin de réduire le stock. Pour la première fois de l’histoire, l’État rend cet accord obligatoire pour tous les acteurs de la filière, membres ou non de l’interprofession. C’est la première procédure d’extension d’accords interprofessionnels.
L’interprofession des oléoprotéagineux pour relever le défi des marchés
La structuration de la filière oléoprotéagineux est marquée par trois étapes. En 1973, l’Europe subit un choc avec l’embargo des Etats-Unis sur le soja, qui révèle les risques d’une trop forte dépendance aux importations pour son approvisionnement en protéines. Des politiques sont mises en place pour encourager la production domestique, mais elles sont limitées par un accord Union européenne/États- Unis qui contraint les soutiens aux oléoprotéagineux. Les producteurs se tournent alors notamment vers le tournesol et le colza. Mais en 1976, une étude détecte dans l’huile de colza un composant suspecté d’être cancérigène (l’acide érucique). Immédiatement, les consommateurs se détournent de l’huile de colza et le marché s’effondre. Les producteurs prennent alors l’initiative de créer l’Organisation nationale interprofessionnelle des graines et fruits oléagineux (Onidol), qui regroupe agriculteurs, organismes et entreprises de mise en marché et transformateurs. Elle se donne pour première mission le pilotage et le financement de la recherche sur le colza, qui, en 5 ans, permet de généraliser de nouvelles variétés dépourvues d’acide érucique ; les producteurs sont accompagnés dans l’adoption de ces variétés et la consommation repart. Mais le répit est de courte durée. En 1982, l’entreprise de transformation des oléagineux court à la faillite. Les producteurs comme les coopératives risquent de perdre leur principal débouché, ou de devoir traiter avec des entreprises étrangères. Les producteurs agricoles, à travers la Fédération des producteurs d’oléoprotéagineux (Fop) décident d’investir massivement dans cet outil de transformation en prélevant une cotisation sur le produit. Pour gérer les fonds ainsi levés, l’interprofession crée avec ses propres ressources un établissement financier (Sofiprotéol), qui reprend l’entreprise existante. C’est le premier investissement direct de l’interprofession dans l’aval de la filière avec pour conséquence un début d’intégration verticale. Cette politique d’investissements à long terme est poursuivie depuis : achat d’usines, de marques commerciales, investissement dans les biocarburants, etc. Aujourd’hui cette filière, de fait, est pilotée par les producteurs (ils assurent notamment la présidence de l’interprofession et de l’établissement financier), ce qui facilite les prises de décision. L’interprofession actuelle rassemble des producteurs, des coopératives et des commerçants (y compris des exportateurs non français), et des transformateurs. Ses missions sont l’investissement dans la filière, le conseil aux producteurs, la communication sur les huiles végétales, la recherche et l’innovation. Ce degré élevé d’organisation est le résultat du dynamisme de responsables agricoles, sur un marché non protégé, depuis longtemps directement exposé à la concurrence mondiale, où ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes pour s’en sortir.
Une interprofession plus technique dans une filière plus complexe : celle de la viande bovine
Le marché de la viande bovine est très complexe. Tout d’abord le terme « viande bovine » regroupe une large gamme de produits : des morceaux d’animaux divers (veaux, boeufs, vaches), avec des usages et des prix différents. De plus les producteurs sont très nombreux, avec de petits volumes. Les débouchés sont également très variés : transformation artisanale et locale (bouchers, abattoirs locaux), vente soit locale soit par de grands groupes industriels, etc. Chacun de ces types d’acteurs a créé son organisation, avec des intérêts différents.
En 1950, les prix agricoles connaissent une chute généralisée. Les éleveurs bovins, souvent plus petits et économiquement plus fragiles, sont les plus touchés. Ils se révoltent contre leur propre syndicat et manifestent en masse. Les pouvoirs publics ne souhaitent pas la division des éleveurs, car ils ont besoin d’un interlocuteur unifié. Ils interviennent donc et créent la première organisation interprofessionnelle bovine, avec pour mission de stabiliser les prix. À la suite de ce premier pas national, des organisations interprofessionnelles locales se mettent en place, cette fois à l’initiative des acteurs locaux, et avec des missions très précises, comme par exemple la gestion d’abattoirs, de marchés aux bestiaux, etc. Ces projets qui bénéficient à toute la filière locale sont le ciment de la cohésion des professionnels.
En 1980, la filière fait face à une grave crise sanitaire, celle du « veau aux hormones ». Les consommateurs découvrent que certains veaux sont nourris avec des hormones de croissance qui présentent un risque pour la santé humaine. Plus globalement, ils ont alors de nouvelles exigences sur la qualité de leur alimentation, la sécurité sanitaire, et la traçabilité des produits. Pour répondre à cette attente, l’organisation des éleveurs (la Fédération nationale bovine) réunit tous les acteurs de cette filière complexe, pour créer l’interprofession actuelle (Interbev) indépendamment des pouvoirs publics. Interbev a pour mission la mise en place de la traçabilité, pour rassurer le consommateur. Elle élabore des outils techniques (formulaires, grilles communes de qualité, normes sanitaires, etc.) qui permettent de suivre l’animal « du pré à l’assiette ». La communication sur le produit est aussi une mission majeure. Mais avec près de 13 organisations membres ayant des points de vue très différents, prendre des décisions à l’unanimité (règle imposée par la loi française) devient particulièrement difficile. C’est pourquoi cette interprofession a des objectifs limités, excluant toutes actions relatives à la concertation sur les prix, la gestion du marché, etc.
Fin 2008, l’Union européenne se positionne sur le rôle des interprofessions. Elle leur reconnaît la possibilité de mener des actions collectives d’appui à la filière (recherche, traçabilité, appui technique, normalisation des transactions, etc.), et de communication. Mais elle leur interdit toute intervention visant à réguler le marché. La France a fait appel contre cette position.
Les organisations professionnelles agricoles ont toujours été très actives dans la vie des interprofessions
On pourrait prendre bien d’autres filières françaises, qui dans des contextes différents, ont créé des interprofessions différentes. Dans tous les cas, les interprofessions en France sont le fruit de la mobilisation des producteurs agricoles. En effet les organisations de producteurs par produits sont nées indépendamment des organisations généralistes (syndicats, coopératives), et avant les interprofessions. Elles ont mobilisé les autres familles professionnelles des filières pour venir discuter ensemble, et mettre en place des organisations de filière. Les interprofessions ont également négocié avec l’État et se sont impliquées dans l’élaboration de la loi sur les interprofessions, obtenant un cadre juridique très souple, permettant à chaque interprofession d’élaborer ses décisions, et d’en obtenir ensuite une reconnaissance par les pouvoirs publics. Bien sûr, en contrepartie, les interprofessions rendent compte de leur action : pour chacune d’entre elles, l’État valide leur création, vérifie la conformité des accords, les comptes et les activités… Mais ce sont les organisations professionnelles qui assurent la discipline. Si les agriculteurs ont aussi beaucoup de poids dans les interprofessions, c’est aussi parce qu’au départ ce sont leurs cotisations (prélevées directement sur la production) qui ont financé en majorité ces organisations. Aujourd’hui encore, le collège des producteurs finance à 90% l’Onidol. Dans son dernier avis, l’Union européenne a qualifié les cotisations de taxes et donc de ressources publiques. La France a fait appel de cette décision, car cela revient à considérer comme publics les fonds propres des interprofessions, menaçant leur capacité de financement.
Ces trois exemples illustrent la diversité des interprofessions en fonction du contexte, prouvant une fois de plus qu’il n’y a ni règle unique ni un seul modèle d’interprofession, mais que les producteurs non seulement défendent mieux leurs intérêts, mais renforcent la filière et dans certains cas y accroissent leurs pouvoirs dès lors qu’ils s’y engagent fortement et de manière structurée.
Delphine Cournet est animatrice à Agriculteurs français et développement international (Afdi) en région Centre (France), et chargée de mission « interprofessions » pour le réseau Afdi. http://www.afdi-opa.org