_ La rénovation des politiques publiques, agricoles en particulier, apparaît dans nombre de cas comme une nécessité pour relever les nombreux défis auxquels sont confrontées les agricultures africaines : poids démographique des actifs agricoles en Afrique subsaharienne ; forte prévalence de la pauvreté en milieu rural ; processus de marginalisation et d’exclusion, nécessaire accompagnement de la recomposition des structures de production, de transformation et de commercialisation ; etc. Simultanément, bien qu’à des rythmes variables selon les cas, les pays d’Afrique subsaharienne ont engagé (parfois sous la pression extérieure) des réformes institutionnelles. Celles-ci ont concerné d’une part l’intégration régionale et, d’autre part, la démocratisation de la vie publique, la décentralisation administrative et la promotion de nouvelles formes de gouvernance favorisant la transparence dans la prise de décision et la gestion, la négociation entre les acteurs, la responsabilisation des décideurs vis-à-vis des autres acteurs, etc.
Ce nouveau contexte politico-institutionnel soulève des questions notamment liées à la rénovation des politiques agricoles, non seulement par leurs contenus, mais également par les processus conduisant à leur élaboration, basés sur l’inclusion d’une multitude d’acteurs et d’institutions à différents niveaux (national, sousrégional voire continental).
Ainsi, après des décennies marquées par peu de consultations par les États et les bailleurs de fonds lors de la définition, la restructuration et l’élaboration des politiques agricoles, une plus grande participation apparaît, aussi bien dans les débats publics que dans les processus plus formels. Une telle évolution a été observée avec l’élaboration de la Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale (Loasp) sénégalaise, durant laquelle une concertation avec la société civile — dont les Organisations de producteurs (OP) — a été lancée autour de ce projet. D’autres pays, comme le Mali (également avec une Loi d’orientation agricole) ou le Kenya (avec sa « Stratégie de revitalisation de l’agriculture ») ont suivi. De même, au niveau régional, des processus participatifs à différents niveaux ont été mis en place. Ce fut le cas pour l’élaboration de la PAU pour l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et de l’Ecowap pour la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Ainsi, le processus d’élaboration formel de ces politiques agricoles était accompagné d’une concertation élargie aux OP et à la société civile. Celle-ci s’est déroulée au niveau national dans les pays membres des deux communautés économiques respectives, ainsi qu’au niveau régional.
Au niveau continental, même si le processus d’élaboration du Programme intégré pour le développement de l’agriculture en Afrique PDDAA (Comprehensive Africa Agriculture Development Programme, CAADP) n’était que peu consultatif, sa mise en oeuvre inclut des tables rondes au niveau national regroupant les différents protagonistes du secteur agricole.
Ces différents processus plus inclusifs ont représenté un facteur d’émergence, de réactivation et de dynamisation d’acteurs et de réseaux, qui ont progressivement trouvé leur place d’interlocuteurs privilégiés. Ainsi, l’Afrique de l’Ouest a connu la constitution du Réseau des organisations de producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (Roppa) et du Réseau des Chambres d’agriculture en Afrique de l’Ouest (RCAO). Ces organisations répondent explicitement à l’approfondissement de l’intégration régionale. Elles ont obtenu des commissions de la Cedeao et de l’Uemoa, lors de la phase d’élaboration de la PAU et de l’Ecowap, avec le temps et les moyens financiers nécessaires pour organiser leur propre réflexion au niveau sousrégional et national afin d’assurer leur participation aux politiques. Le secteur privé (dont les ONG et les organisations de la société civile), de son côté, avait participé aux négociations aux niveaux continental et sous-régional du PDDAA.
Des nouveaux acteurs partie prenante de l’élaboration des politiques. Ces processus et acteurs émergents reflètent, dans le contexte africain, une certaine évolution notamment en termes de démocratie participative par rapport aux politiques précédentes. La possibilité d’influencer le contenu des politiques ellesmêmes apparaît. Il en résulte le besoin d’approfondir la question des interactions et des mécanismes de coordination entre une multiplicité d’acteurs économiques impliqués dans la construction des marchés et des politiques agricoles. Il en découle aussi une prise de conscience (i) de la nécessité de dépasser la définition normative des politiques, (ii) de la remise en cause de la dichotomie État/marché et (iii) de la possible élaboration d’une diversité d’instruments de politiques agricoles.
Les politiques agricoles ne peuvent donc plus être considérées comme des « données » imposées (par l’État ou de l’extérieur), mais sont des processus construits par les différents acteurs. Résultant de négociations et non de choix rationnels, ces processus peuvent remettre en cause des choix et idéologies qui étaient jusque là considérés comme acquis.
Ainsi, si les actions de l’État étaient vues au cours des trois dernières décennies comme les sources majeures des distorsions de l’économie, il n’est aujourd’hui plus exclu que, dans les années à venir, des nouveaux rôles seront assignés aux différents protagonistes — y compris l’État et le secteur privé — dans l’agriculture et dans l’économie en général. C’est déjà le cas au Kenya, où les négociations de la « stratégie pour la relance de l’agriculture » — Strategy for Revitalisation of Agriculture (SRA) — ont conduit à une redéfinition des rôles des acteurs, y compris de l’État et du secteur privé. Ainsi, entre les orientations « toutÉtat » de la période socialiste et les interventions minimalistes de l’État de la période de libéralisation, il semble s’instaurer un compromis dans lequel l’État s’engagerait à : (i) établir certains règlements ne pouvant pas être imposés par une autoréglementation privée et des codes de conduites professionnels, (ii) assurer des services d’appui ne pouvant pas être assurés par d’autres acteurs mais étant néanmoins indispensables à l’amélioration durable de la productivité agricole, des revenus réels, de la sécurité alimentaire et de la nutrition. Avec une forte prépondérance de politiques orientées vers l’agriculture familiale dans la Loasp sénégalaise, le CNCR s’est félicité de l’adoption d’une majorité des propositions soumises par les OP et la société civile. En Afrique de l’Ouest, l’action du Roppa a également été particulièrement décisive au moment du vote de l’Ecowap. Elle s’est manifestée à travers la soumission d’un mémorandum à la Conférence des Chefs d’État et Gouvernements à Dakar le 19 novembre 2001 qui a mené à l’inclusion d’un Fond régional de développement agricole (FRDA) autonome.
Mais de l’élaboration des lois à leur mise en oeuvre, beaucoup de chemin reste à faire. Pourtant, il est encore fréquent, dans la théorie et dans la pratique, de constater le manque de connaissances et d’actions concrètes facilitant ces processus — tant d’un point de vue du contenu de ces politiques que de leur élaboration. D’une part, cela est lié à l’absence de conditions favorables à la mise en place de ces nouveaux processus — plus inclusives — d’élaboration des politiques : fortes asymétries entre acteurs, négociations partielles, agendas et rythmes imposés, faible diffusion d’information avant les consultations. D’autre part, il apparaît un manque de connaissances concrètes sur ces nouveaux processus d’élaboration des politiques publiques, en particulier dans l’agriculture. Dans un contexte marqué par le désengagement de l’État, la multiplication des acteurs concernés et la prise de conscience par le continent africain de la nécessité de développer de façon plus autonome leurs propres politiques agricoles, la réalité est complexe. Ainsi, ni la Loasp au Sénégal ni la SRA au Kenya n’ont fait l’objet de mises en oeuvre effectives : aucun décret n’a depuis leur élaboration été développé. Le même problème s’applique à l’Ecowap au niveau sous-régional ou au PDDAA au niveau continental.
Ward Anseeuw est chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Il est basé à l’Université de Pretoria (Post- Graduate School of Agriculture and Rural Development).
Augustin Wambo est doctorant à l’Université Paris XI. Il a été agent technique de l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) mis à disposition du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad).