Il était grand temps, pour la Banque mondiale, de réhabiliter le rôle crucial de l’agriculture. C’est chose faite avec le Rapport sur le développement dans le monde 2008, sorti le 19 octobre. La Banque semble vouloir faire amende honorable et renverser le relatif désintérêt pour le secteur depuis plus de 20 ans. Point de vue du Réseau IMPACT.
Le rapport constitue un plaidoyer bienvenu en faveur de forts investissements dans l’agriculture et de soutiens au monde rural en général.
Plaidoyer d’autant plus appréciable qu’il jouit en général d’une bonne reconnaissance. Ses messages principaux méritent d’être salués : – Il replace l’agriculture comme un levier du développement en démontrant la spécificité du secteur pour la croissance économique globale et la lutte contre la pauvreté, l’alimentation du monde et le maintien de la biodiversité. – Il tente une représentation plus réaliste des agricultures dans leur hétérogénéité, en distinguant trois « mondes agricoles » (pays ou régions à vocation agricole, en mutation ou urbanisés ¹). La définition de stratégies adaptées aux contextes nationaux et locaux devant faire face aux nouveaux défis (environnementaux et démographiques notamment), incertitudes et opportunités actuelles (ex : OGM, agrocarburants, changements climatiques, prix des denrées alimentaires, marchés élargis, biotechnologies, etc.). – Il admet que la libéralisation n’est pas bénéfique à tous, qu’elle s’accompagne de « perdants », ouvrant ainsi la voie à des réflexions sur les besoins de régulation de l’économie. Et appelle dans la foulée à de nouveaux partenariats optimisant la nécessaire complémentarité entre États, secteurs privés et sociétés civiles.
Si les diagnostics sont relativement partagés, les orientations stratégiques censées y répondre ne semblent pas à la hauteur des enjeux identifiés. Les déclinaisons pratiques se concentrent sur la présentation enthousiaste du modèle de « nouvelle agriculture » comme moyen de dynamiser le secteur et de l’adapter à l’évolution de la demande mondiale. Qu’est-ce que cette « agriculture au service du développement » ? Essentiellement une agriculture fondée sur les productions à haute valeur ajoutée (produits de l’élevage et horticulture) et autres marchés de niche (floriculture), permettant aux exploitants de s’insérer dans le marché en profitant de l’augmentation de la demande des pays émergents et en tirant parti de l’intégration verticale dans le cadre de la « révolution des supermarchés », le tout reposant sur un marché international libéralisé et performant.
Mais peut-être ne parle-t-on pas du même développement ? Le peu de cas qui est finalement fait de la pluriactivité des paysans, de la multifonctionnalité de l’agriculture, des futurs exclus d’un système largement industrialisé, nous incite à nous poser cette question. On lit en effet que les petits agriculteurs doivent se préparer à une compétitivité croissante, à se moderniser et à utiliser les nouvelles technologies pour s’intégrer au marché, et que ceux qui n’y parviendront pas ont le choix entre s’orienter vers des emplois ruraux non agricoles ou migrer vers les villes. Deux des trois voies de sortie de la pauvreté sont en fait des sorties de l’agriculture tout court ! Or, faute de s’appuyer sur une approche territoriale et une analyse fine du fonctionnement du marché du travail rural par exemple, le Rapport n’élucide pas les modalités opératoires d’une telle transition réussie.
Le rapport 2008 n’apparaît pas si novateur tant il élude certains points ayant trait à l’élaboration et la mise en place de politiques agricoles concertées réductrices d’inégalités.
Si volonté de rupture il y a, elle se matérialise peu au regard des prescriptions du précédent Rapport sur le développement dans le monde consacré à l’agriculture, celui de 1982. Quant à l’approche innovante revendiquée, elle n’est pas à chercher dans la lignée des avancées du Rapport sur le développement dans le monde de 2006 dédié à l’équité !
Fort de la conviction que la croissance entraîne un recul de la pauvreté, le Rapport 2008 se contente de valoriser la contribution de la croissance agricole et de désigner la diminution de la pauvreté comme objectif de l’agriculture. Rien n’est dit des conditions nécessaires pour que cette corrélation se concrétise. On se serait attendus à ce que les enseignements du Rapport 2006 soient ici repris dans une potentielle application sectorielle « propauvres », s’appuyant sur le fait que la relation entre augmentation de la croissance et baisse de la pauvreté n’a rien d’automatique puisqu’elle dépend de la prise en compte des inégalités : réduire les inégalités constitue un objectif d’équité qui, si elle « est coûteuse à court terme », représente à plus long terme la « condition nécessaire au développement ». Or, le Rapport semble faire primer l’économique sur les ambitions et équilibres des autres piliers (social, environnemental et culturel) d’un développement réellement durable.
Son traitement superficiel de la réalité des inégalités et ses défauts d’analyse des causes des disparités constatées, expliquent les lacunes des propositions concrètes qui pourraient s’y attaquer. L’agriculture se voit imposer une vision instrumentale gommant ses particularités alors qu’on aurait souhaité lire une plus grande palette d’indications. Mais comment développer une pluralité de conceptions quand la prise de position sur la nécessité d’ouvrir les marchés est à ce point arrêtée, et quand la question de la répartition sociale des fruits de la croissance proposée n’est pas vraiment traitée ?
De fait, « l’équilibre entre les intérêts des producteurs et des consommateurs est l’enjeu central d’une politique agricole, et d’une telle politique gouvernée par des structures concertées ». Voilà des propos qui sonnent nouveaux… Pourtant, ils sont extraits du Rapport de 1982 ! Un quart de siècle plus tard, il est indiqué à quel point « c’est en grande partie parce qu’une attention insuffisante a été portée à ces problèmes d’économie politique et de gouvernance que plusieurs des grandes recommandations du Rapport sur le développement dans le monde 1982 sur l’agriculture n’ont pas été intégralement appliquées ». Alors, le Rapport 2008 fait-il vraiment la différence ?
Ses ouvertures en la matière sont encore inabouties. Les responsabilités ou modes de régulation du secteur privé sont largement ignorés, et les partenariats publics-privés à instaurer sont peu explicités. En fait de revalorisation de la place de l’État, celui-ci doit adopter une stratégie holistique exigeante tandis que son périmètre d’action fait encore l’objet de débats. Les ambitions accolées aux actions collectives de la société civile (organisations de producteurs en tête) ne s’accompagnent pas de modalités pratiques d’appuis pour qu’elles puissent pallier les imperfections du marché et des pouvoirs publics. Quant aux bailleurs et institutions internationales, alignement et coordination sont simplement invoqués. En ne traitant que partiellement les confl its d’intérêt et les positions dominantes de certains acteurs, en adoptant un parti pris accommodant entretenant l’illusion du gagnant-gagnant, le discours mobilisateur et volontariste du Rapport se trouve condamné à une réelle ambiguïté, voire à une certaine impuissance qui en réduit sa portée politique.
Plus que de « plans d’action » et de « programmes », il aurait été souhaitable de parler davantage en termes de politiques publiques pluri-acteurs, d’arbitrages et de compromis. C’est peut-être là que l’équipe de rédaction n’est ni si novatrice, ni assez audacieuse : la Banque mondiale le sera-t-elle alors dans la redéfinition en cours de sa propre stratégie de développement agricole et rural ? C’est à l’épreuve des faits qu’elle sera jaugée en tant que premier bailleur de l’agriculture africaine, son nouveau Président se prononçant clairement pour des visions plus « inclusives »…