Grain de sel : L’aide alimentaire est une priorité dans l’urgence post-conflit, mais l’aide correspond-elle toujours aux besoins des populations rurales ?
Marie-Cécile Thirion : Face aux crises l’aide alimentaire constitue souvent une réponse nécessaire, surtout s’il y a déplacement des populations ou destruction de leur ressources et revenus. Elle est de fait un élément incontournable de la réponse humanitaire. Reste que même dans l’urgence, l’aide doit être adaptée. Or, en situation d’urgence, les donateurs répondent encore trop souvent par le « geste médiatique » ou le « geste du don », sans prendre en compte la réalité du terrain. De plus, face aux désastres, face aux images colportées par les médias, comment peut-on oser critiquer les envois d’aliments ? Pourtant même en situation de crise, il est essentiel de vérifier les disponibilités locales et régionales, de vérifier les besoins réels des populations en terme d’alimentation mais aussi de sauvegarde des moyens de production (bêtes de somme et de trait, semences…). L’importation d’aliments dans les zones est souvent inévitable mais il faut prendre en compte l’ensemble des facteurs intervenant dans l’alimentation des populations ciblées (modes et temps de préparation, temps de cuisson…). Ainsi, en RDC, les haricots fournis par l’aide alimentaire américaine se sont révélés difficiles à cuisiner avec des temps de cuisson bien plus longs que les haricots locaux surchargeant de travail les femmes et impliquant des temps de déplacement dans les zones non sécurisées plus importants pour chercher plus de bois. D’autre part, ces importations ne doivent pas empêcher, même si c’est parfois à la marge, d’engager des actions d’achats locaux et de relance de la production pour s’inscrire le plus rapidement possible dans le long terme et la reconstruction. Cela est d’autant plus important que la plupart des crises combinent crises conjoncturelles et situations d’insécurité alimentaire endémiques : l’impact d’une mauvaise récolte au Niger prend des proportions dramatiques en raison de la malnutrition chronique des populations qui mine leur capacité de résistance aux chocs. La réponse sera donc certes la re-nutrition des enfants mais aussi le développement de stratégies de lutte contre les carences en micro-nutriments basées sur les ressources alimentaires locales.
GDS : Quels sont les risques liés à l’aide alimentaire ?
MCT : L’aide alimentaire est un instrument dont la gestion est lourde et complexe. Dès lors qu’elle se met en place, toute une logistique doit être installée car le nombre de bénéficiaires ainsi que la nécessité d’assurer une continuité de l’action impliquent des structures spécialisées et la manipulation de volumes de produits importants. Il en découle en générale des budgets colossaux que peu de donateurs peuvent assumer. Les organismes spécialisés dans l’aide alimentaire, surtout après un certains d’implantation dans les zones de crise (ex : Nord de l’Ouganda), sont amenés à développer des systèmes si bien rodés qu’ils ont du mal à évoluer. De plus l’aide alimentaire, comme elle est souvent incontournable en situation de crise, est souvent mise en centre des processus de réhabilitation alors qu’elle n’en est qu’un élément. Ce phénomène est renforcé par la spécialisation des organismes qui la gèrent et au fait qu’elle reste un instrument privilégié pour entrer et rester en contact avec les populations les plus touchées par la crise. La réussite du plan Marshall hante encore les mémoires mais on oublie trop souvent de préciser que l’aide alimentaire était alors loin d’être la seule réponse apportée à la reconstruction de l’Europe après guerre. L’aide alimentaire est nécessaire mais pas suffisante. Elle permet de survivre mais pas de vivre.
GDS : Quels sont aujourd’hui les enjeux pour l’aide alimentaire ?
MCT : Un des enjeux de l’aide alimentaire est justement le retrait de l’aide. Un enjeu qui devient d’autant plus délicat que les crises actuelles perdurent, sont généralisées, larvées, et minent l’activité économique, favorisant la dépendance à l’égard de l’aide, voire la perte de compétence. De plus, les risques sont bien réels de déstabilisation des fragiles équilibres atteints post-crise en cas d’arrêt non préparé de l’aide alimentaire. Non seulement il faut adapter la réponse mais il faut la faire évoluer. Plus les donateurs répondent de façon tardive, plus il est difficile d’adapter l’offre. Bien gérée, l’aide alimentaire constitue une entrée sur laquelle s’appuyer pour progresser vers le développement. À noter que sous l’impulsion des donateurs les plus innovants en matière d’aide alimentaire, les pratiques dans la gestion de cet instrument évoluent. Partie d’une gestion largement axée sur l’offre et les surplus agricoles, l’aide alimentaire s’est progressivement déliée, s’est tournée vers la demande des bénéficiaires avec une diversification des produits et des modalités d’accès. Cette évolution, même si elle n’est pas générale, est reflétée par l’évolution lente mais notable de la convention internationale relative à l’aide alimentaire. Ainsi, la dernière convention promeut certaines bonnes pratiques et permet une diversification des produits éligibles au titre de l’aide alimentaire tels que les micro-nutriments, les semences. Elle valide donc la nécessité d’assouplir cet instrument afin d’en faire un des vecteurs de la reconstruction des systèmes alimentaires. Or les initiatives et la capacité d’innovation ne manquent pas parmi les acteurs de terrain. En pleine incertitude sur le processus de paix au Darfour, différents acteurs se lancent dans la distribution de semences et de produits vétérinaires pour tenter de sauvegarder les outils de production des populations de la région. Cette prise de conscience de l’importance de maintenir un lien entre urgence et développement est illustrée par la proposition du programme alimentaire mondial (Pam) de réorienter l’aide alimentaire française vers une aide au maintien de l’activité agricole dans la zone (achat de semences, de produits vétérinaires et d’animaux de bât), alors même que les besoins en aide alimentaire de la zone en 2005 sont immenses et loin d’être couverts. On ne parle pas encore de « sortie de crise » dans cette région mais ces actions visent à éviter la disparition pure et simple de l’agriculture du Darfour. La complexité des situations, l’ampleur des désastres poussent de plus en plus vers une concertation, voire une coordination des acteurs, même si elle paraît toujours insuffisante.