- Florence Lasbennes, ministère français des Affaires étrangères (florence.lasbennes@diplomatie.gouv.fr)
Après 11 ans de guerre civile, le Sierra Leone est déclaré entièrement sécurisé en 2002. La coopération française apporte sa contribution à la reconstruction du pays et de la paix par un projet d’ « appui à la stabilisation des communautés et à la réintégration des réfugiés et personnes déplacées ». Les actions sont ciblées sur les districts de Kono et Kailahun dans la province de l’Est de la Sierra Leone. Cette région a été la plus cruellement touchée par la guerre en raison de sa proximité du Libéria et de ses richesses diamantaires constituant un enjeu important pendant la guerre. Toute la population rurale a été affectée par le conflit. « Il n’est resté qu’un seul choix aux populations civiles : se battre ou partir. »
Se battre ou aider à se battre…
Outre les combattants qui portaient les armes et se livraient à des exactions cruelles, une population importante constituait « les auxiliaires des combattants » assurant notamment l’entraînement des combattants, la logistique et l’entretien des bases arrières. Toutes les factions en conflit ont pratiqué la capture d’enfants, des garçons pour en faire des enfants soldats et des filles pour en faire des esclaves sexuelles.
…et désarmer
Comme l’ont défini les accords de paix signés le 7 juillet 1999 à Lomé par les représentants du gouvernement sierra léonais et du RUF , le programme de Désarmement, de Démobilisation et de Réinsertion (DDR) de l’ensemble des ex-combattants sierra léonais a été encadré par une force neutre de maintien de la paix (MINUSIL et ECOMOG ). De septembre 1999 à janvier 2002, 72.500 combattants ont rejoint les centres de désarmement et démobilisation. Les différentes factions se sont organisées pour que la plupart d’entre eux, combattants et auxiliaires, puissent rendre une arme et acquérir ainsi le statut d’ex-combattant ouvrant droit au programme de réinsertion. 55.000 ex-combattants se sont inscrits dans le programme de réinsertion attribuant une indemnité financière d’environ 300 US$ et proposant l’intégration dans un programme de formation professionnelle rémunérée ou l’engagement dans la nouvelle armée sierra léone. Un programme spécifique de prise en charge thérapeutique et de réinsertion dans leur communauté a été mis en place à destination des enfants soldats, désarmés et démobilisés au même titre que l’ensemble des combattants. La fin du programme DDR entraîne le retrait d’une partie importante des troupes de casques bleus en décembre 2004. Un nombre difficile à estimer de combattants – adultes ou enfants, hommes ou femmes – n’a pas intégré le programme DDR et se débrouille par ses propres moyens. Certains ont rejoint leur famille par leurs propres moyens, d’autres tentent une nouvelle vie en ville. La zone diamantaire de Koidou (district de Kono) attire beaucoup d’hommes et d’enfants seuls en rupture de lien social.
Ou partir…
L’un des principaux effets du conflit en Sierra Leone fut le déplacement de vastes groupes de populations, en particulier dans les régions rurales. On estime qu’environ 600 000 personnes ont été forcées de quitter leur lieu de résidence pour vivre dans des camps situés au sein de régions plus sûres du pays (camps de déplacés internes ) ou pour trouver refuge dans les pays voisins (Liberia, Guinée) et ainsi acquérir le statut international de réfugié. D’un point de vue administratif, le statut de déplacé interne n’existe plus en Sierra Leone depuis juillet 2002.
…et revenir
Le « dépeuplement » d’un camp suit une logique de flux. Les premiers à quitter le camp partent souvent par leurs propres moyens trouver ailleurs de meilleures conditions pour leur autonomie. Le HCR organise et accompagne des rapatriements quand la situation dans le pays d’origine se stabilise. La dernière vague de dépeuplement du camp est constituée de ceux pour qui ce nouveau départ est un nouvel exode. On retrouve dans cette population les femmes les plus vulnérables et les plus démunies, celles dont le lignage a été déstructuré dans de telles proportions qu’elles n’ont plus ni maison ni communauté à retrouver au sortir des camps, celles qui sont obligées d’inventer de nouvelles stratégies d’intégration pour survivre, par exemple rejoindre les villes . Dans certains cas, une fraction de population refuse de quitter ces lieux dans lesquels ils ont vécu pendant plusieurs années. La guerre avait déjà marqué une rupture dans la vie de ces populations qui, pour la plupart, n’avaient jamais quitté leur village auparavant. Le fait de quitter le camp vient inscrire un nouveau départ, une autre cassure dans le déroulement de ces vies. Le retour est toujours un moment lourd.
Une société profondément bouleversée en pleine recomposition
Ces 11 ans d’une guerre civile particulièrement cruelle ont provoqué un poly-traumatisme chez la majorité des individus. Le discours de ceux qui évoquent cette période confond souvent les actes vécus, subis ou exercés. Le passé est souvent idéalisé tandis que le présent est fortement marqué par des préoccupations matérielles. Il est difficile pour ces populations de se projeter dans un avenir encore incertain.
Les identités et les positions sociales ont été bouleversées par les migrations forcées, le séjour dans les camps ou la participation aux combats. L’ampleur des déplacements a entraîné un important brassage des populations et la violence des combats a provoqué un grand nombre de pertes en vies humaines. L’une des conséquences est la déstructuration des lignages : la famille élargie se retrouve éclatée, voire amputée d’un certain nombre de ses éléments.
Le conflit a touché aux ressorts tacites du pouvoir et en redistribue les cartes. Dans les camps par exemple, les vieux liens de pouvoir ont perdu de leur légitimité en perdant leur rôle d’allocation et de redistribution des ressources. L’autorité foncière des Paramount chiefs et des chefs de village s’en trouve affaiblie. De plus, les rapports premier arrivant / migrant ultérieur qui structurent les rapports et les liens sociaux (mariages, accès à la terre, pouvoir local, etc.) se reconstituent dans la migration sur les lieux d’exil et dans les camps puis lors du retour au village.
Les personnes contraintes à l’exil ont beaucoup voyagé, ont rencontré des gens qui vivent autrement, ont appris de nouvelles techniques et de nouveaux métiers. Elles reviennent donc différentes et se plient moins facilement aux autorités traditionnelles et aux coutumes. L’influence des sociétés secrètes, fondamentales dans la réalité socio-culturelle sierra léone, se trouve réduite suite à l’éloignement d’une grande partie des populations de leurs terroirs villageois et forêts sacrées. Une frange de la jeunesse n’a pas pu intégrer le processus initiatique de ces sociétés secrètes ce qui inquiète les adultes qui attribuent à ces jeunes la plupart des faits de violence. Les sociétés secrètes demeurent tout de même les instances auprès desquelles se négocient pardon et punition, accord pour les retours ou bannissement .
Les relations de genre, traditionnellement extrêmement défavorables aux femmes, sont très sensibles aux ouvertures permises par les déplacements et le contact avec des organisations étrangères. Les nécessités économiques de survie font passer des économies purement agricoles dans lesquelles le pouvoir des hommes était dominant à des économies de l’échange et de la transformation dans lesquelles certaines femmes trouvent de fortes opportunités d’émancipation . Cependant, un nombre important de femmes se retrouve en situation de grande vulnérabilité (veuves, jeunes filles ayant perdu leurs familles, etc.).
La société civile, profondément bouleversée par le conflit, est donc en pleine évolution. De nouvelles modalités et formes d’organisation du vivre ensemble, qui ne seront plus jamais celles « d’avant », sont en cours de constitution. L’aide extérieure doit donc veiller à ne pas compromettre ce processus délicat mais doit en comprendre les ressorts afin de le faciliter.
Contribuer au processus de paix par des aides à la stabilisation des communautés et à la reconstruction socio-économique
L’enjeu des aides à la réintégration des réfugiés et déplacés et à la reconstruction socio-économique du pays est la participation à la construction et l’enracinement de la paix. Toutefois, mener des projets d’appui à la stabilisation des communautés dans ce contexte social en profonde recomposition au sein d’un pays aux perspectives politiques et économiques incertaines relève d’une gageure. « Contribuer à rééquilibrer le territoire et les rapports sociaux par une aide bien comprise sera peut être périlleux, sans doute insuffisant, pourtant nécessaire, en particulier aux frontières. »
Appréhender le contexte social et ses dynamiques
Agir dans ce milieu social tourmenté sans en saisir les enjeux internes, c’est prendre le risque d’être instrumentalisé, voire de renforcer un système de dominations et d’inégalités qui constitue justement une des causes profondes du conflit. Pour avoir un impact durable, les soutiens au processus de paix se doivent de suivre les lignes de force des sociétés concernées, tout en favorisant l’atténuation des conflits locaux et l’autonomisation des dynamiques endogènes. Il est donc particulièrement important de comprendre les logiques qui sous-tendent les rapports entre les individus, la structuration et le fonctionnement des groupes ainsi que leurs relations. Une attention particulière doit être portée à la manière dont s’articulent décisions individuelles et collectives. Le diagnostic de situation doit également permettre de comprendre si et en quoi les liens sociaux permettent d’organiser la survie matérielle afin de définir les actions à mener. Ce diagnostic des relations et dynamiques sociales est indispensable pour définir les actions et les modalités de mises en œuvre d’un projet d’appui à la stabilisation des communautés en post-conflit tenant compte des réalités sociologiques. Les évolutions, parfois rapides, du contexte (local et national) imposent une actualisation régulière de ce diagnostic et une éventuelle adaptation des modalités opératoires et du ciblage de l’aide.
Mener des actions tenant compte des dynamiques sociales
Autant que faire se peut, les projets doivent tenir compte des alliances et des antagonismes, des lignages et des catégories d’âge. A l’échelon du village, des groupes de travail plus ou moins formalisés se sont reformés spontanément. Ces « associations villageoises » spontanées constituent la base sociologique pour toutes les actions d’appui à la reconstruction socio-économique (micro-crédit en particulier). Les études de diagnostic social en Sierra Leone mettent en évidence le clivage très vif aînés / cadets, ces derniers étant souvent ex-combattants et instrumentalisant la majorité des projets. Dans ce contexte, s’appuyer uniquement sur les jeunes paraît un contresens dangereux. Dans une perspective d’appui à la stabilisation des communautés, il apparaît nécessaire d’associer les deux catégories de populations . Le clivage autochtone / allogène apparaît tout aussi fort et les projets agricoles se doivent de connaître les deux catégories.
Lier Urgence – Réhabilitation – Développement
La relation « urgence – réhabilitation – développement » reste une difficulté méthodologique et opérationnelle majeure . En effet, pour l’urgence, on se situe dans l’immédiateté et le « faire », avec des capacités et des savoir-faire mobilisables de suite. La réhabilitation, quant à elle, demande à ce que d’autres aspects soient pris en compte : le temps, l’implication des autorités locales, des acteurs locaux et des bénéficiaires, l’apprentissage sont des facteurs fondamentaux de relais vers une autonomisation des populations et une ré-appropriation de leur développement.